Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Notes de lecture

Dans le même numéro

Platon a rendez-vous avec Darwin de Vincent Le Biez

mai 2022

Voilà un livre éminemment analogique, et au programme politique fort. L’auteur, actuellement haut fonctionnaire en poste à l’Agence des participations de l’État, fut nommé en 2013 secrétaire national de l’UMP et animateur d’idées d’un courant important de ce parti (celui d’Hervé Mariton).

L’idée, d’abord plutôt séduisante, est de faire dialoguer directement philosophie (politique) et science, en prenant appui sur cette dernière à travers différentes branches (théorie de l’évolution, biologie cellulaire, thermodynamique, etc.). L’auteur aime la science – c’est sa formation – et la politique – il en a fait, ou en refera. Chaque chapitre est construit de la même manière, avec de longs et érudits développements scientifiques, suivis d’une généralisation à la philosophie politique : ainsi un exposé sur l’homéostasie cellulaire, avec de magnifiques schémas colorés de biologie, donne-t-il lieu à une comparaison entre la membrane cellulaire et la frontière d’un pays, la cellule (et donc le pays) préservant son équilibre – son homéostasie – en assimilant certains apports externes, tout en en rejetant d’autres, par « perméabilité sélective ».

Nonobstant certaines grandiloquences (la mission « du » politique est de « contribuer à construire l’Histoire, plutôt que la subir »), certaines naïvetés (« le progrès scientifique et technique est agnostique »), certains postulats ou inférences rapides (« la modernité se caractérise par le formidable essor d’un individualisme »), voici un livre cultivé, parlant élégamment, et correctement, de science. Il est susceptible de séduire des lecteurs aimant se replonger dans l’histoire des sciences et capables d’apprécier la virtuosité analogique, sans trop approfondir la vision politique sous-jacente.

Pourtant, fort intéressante est cette vision : il s’agit ni plus ni moins de légitimer par la science une pensée de « conservatisme libéral » et d’y réarrimer une notion de progrès bien comprise. Le progressisme (la pensée de gauche) s’appuie selon l’auteur sur l’évolution de Lamarck, avec une téléologie, un but, celui de lendemains meilleurs ; la pensée écologique, quant à elle, s’appuie sur la thermodynamique classique et son fameux second principe d’entropie croissante, qui nous conduit vers le désordre. Cependant la thermodynamique hors d’équilibre (l’auteur a semble-t-il été fasciné par des auteurs comme Prigogine ou Bertalanffy) serait encore, elle, « à la recherche de débouchés politiques ».

Curieuse inversion, qui plus est d’un postulat fort contestable. En effet, dans le sens d’inférence allant d’une conviction politique à une théorie scientifique, on peut relire, à la force de l’analogie, le socialisme comme une téléologie à caractère lamarckien, ou la collapsologie comme une pseudo-application du second principe. Cet appui sur la science, qui correspond à une volonté de légitimation, a été vertement critiqué, par exemple par Jacques Bouveresse. Mais dans l’autre sens, de la science vers la politique, pourquoi une théorie scientifique donnée aurait-elle des « débouchés politiques » ? Deux démarches entremêlées apparaissent : bien que l’auteur s’en défende, une forme de scientisme (« j’aime cette branche de la science, j’aimerais la généraliser ») ; parallèlement, une conviction politique qu’il s’agit de légitimer.

De fait, l’auteur veut une théorie politique où le progrès effectif soit « darwinien », c’est-à-dire résultant du hasard, là où le progressisme lamarckien (c’est-à-dire de gauche) s’appuie sur le fameux sens de l’histoire, sur une téléologie, devenant à ses yeux une quasi-religion, accessoirement non désirable car passant par des conflictualités sociales (pratiquement absentes de l’ouvrage). Et ce hasard a pour synonyme liberté, tandis que la nécessité, l’auteur citant Jacques Monod, serait celle de l’ordre. Liberté et ordre, voilà les piliers d’une pensée, disons, de droite – mais une droite qui en appelle au progrès, si celui-ci passe par la liberté individuelle. L’objectif est de légitimer, via Darwin, la notion de progrès, quasiment opposé ici au progressisme et fondé sur la liberté de chacun, loin des chimères collectives (et collectivistes) inspirées de Lamarck. Il s’agit aussi d’intégrer cette notion de progrès, forcément individuel, dans un « conservatisme libéral » : sans y toucher, l’air de rien, on aboutit à un conservatisme de progrès – on dénoue ainsi l’oxymore. Et puis, comme chacun sait, la théorie de Darwin a eu raison de celle de Lamarck.

Rien de bien neuf. La critique du « progressisme » avait déjà été menée par Hayek (l’un des auteurs phares de l’ouvrage, côté politique). La nouveauté, ici, est la caution scientifique que prétend y apporter l’auteur, sur la base de sa formation, de la (bonne) vulgarisation qu’il fait de ses lectures et des analogies en histoire des sciences qu’il propose.

L’ouvrage, par ailleurs, fait montre d’une certaine prétention épistémologique : voulant faire dialoguer directement Platon avec Darwin, philosophie (politique) avec science, il prétend se passer des sciences humaines et sociales, finalement non nécessaires. On comprend l’idée, à la lumière du projet, d’évacuer toute forme de sociologie, voire toute forme de théorie économique : le libéralisme infuse directement de la science. Il ne manque toutefois pas de sel qu’un ouvrage truffé d’histoire des sciences prétende faire abstraction de l’histoire – science humaine, elle aussi. Participant ainsi d’une réification de l’histoire des sciences, qu’il faudrait rattacher uniquement à la science, et jamais à l’histoire. L’auteur ne voit-il pas le paradoxe dans lequel il se piège lui-même, en produisant un ouvrage à classer parmi les sciences humaines et sociales ? Que ce livre émane d’un représentant d’une technocratie, légitimant sa vision par la science et l’asseyant sur la technique, n’est sans doute pas un hasard.

Finalement, on pourrait prendre l’auteur au mot : maniant le « tout se passe comme si », il nous rappelle que sa démarche relève d’un « usage commode mais uniquement métaphorique ». On pourrait appliquer cette sentence à l’ensemble de l’ouvrage et souhaiter à son auteur de se réconcilier avec les sciences sociales, qui justement permettent, par construction, de se prémunir d’un certain scientisme et apprennent à se méfier, à travers l’histoire et dans le présent, d’un lien trop direct entre science et politique.

Les Belles Lettres, 2021
192 p. 17 €

Alexandre Moatti

Titulaire d'un doctorat en histoire des sciences, Alexandre Moatti est  ingénieur, haut fonctionnaire et historien des sciences.

Dans le même numéro

Patrimoines contestés

Depuis la vague de déboulonnage des statues qui a suivi l’assassinat de George Floyd, en mai 2020, la mémoire et le patrimoine sont redevenus, de manière toujours plus évidente, des terrains de contestation politique. Inscrire ces appropriations de l’espace urbain dans un contexte élargi permet d’en comprendre plus précisément la portée : des manifestations moins médiatisées, comme l’arrachement de la statue d’un empereur éthiopien en Grande-Bretagne, ou touchant à des strates d’histoire inattendues, comme la gestion de la statuaire soviétique, participent d’une même volonté de contester un ordre en dégradant ses symboles. Alors qu’une immense statue célébrant l’amitié russo-ukrainienne vient d’être démontée à Kiev, le dossier de ce numéro, coordonné par Anne Lafont, choisit de prendre au sérieux cette nouvelle forme de contestation, et montre que les rapports souvent passionnés que les sociétés entretiennent avec leur patrimoine ne sont jamais sans lien avec leur expérience du conflit. À lire aussi dans ce numéro : l’histoire, oubli de l’inconscient ?, le prix de l’ordre, pour une histoire européenne, les femmes dans l’Église, les réfugiés d’Ukraine et nos mélancolies secrètes.