
Une autre Aurélia, de Jean-François Billeter
Dans Aurélia, écrit à la suite d’un deuil, Gérard de Nerval entendait contribuer à la connaissance des « mystères de notre esprit ». Jean-François Billeter s’inscrit dans la continuité d’une telle démarche à la suite de la disparition de sa femme Wen, en 2012, estimant que de « tels bouleversements sont riches en enseignements d’une portée plus grande. Ils nous apprennent de quoi nous sommes faits ». Le sinologue avait rencontré Wen il y a près de cinquante ans, comme il l’a raconté de façon émouvante dans Une rencontre à Pékin (Allia, 2017), qui revient sur les premiers moments d’une histoire d’amour interdite entre deux jeunes gens, l’un Suisse, l’autre Chinoise, sur fond de révolution culturelle. J.-F. Billeter propose, avec Une autre Aurélia, des extraits du journal qu’il a tenu pendant plus de cinq ans après la mort de sa femme. Il nous offre un aperçu de ce qu’il nomme, reprenant le mot de Rimbaud, son « dérèglement », et qu’il finit par surmonter. Cette série de notations revient sur les différents sentiments, parfois paradoxaux, éprouvés par le sinologue : « Supportes-tu la solitude ? me demandaient certains. Cette question me sidérait, car Wen était extraordinairement présente – mais d’une présence devenue changeante et imprévisible. » Plus loin, à propos du « vocabulaire sinistre » lié au deuil, J.-F. Billeter écrit : « Je le rejette absolument parce qu’il me prescrit la valeur affective que je suis censé donner à mon émotion. » On retrouve ici l’attention qu’accorde le traducteur à la polysémie et à la dimension normative du langage. À plusieurs reprises, il évoque les différentes parades auquel il a recours face à la tristesse : « Je m’en tire en me reportant à avant Wen, lorsque j’étais encore seul, quand la place qu’elle allait occuper dans ma vie était encore vacante. » Plusieurs relèvent de variations sur le souvenir : « Le souvenir est un début de présence qui se forme en nous. » Il se remémore par exemple le bonheur passé à deux et l’évolution de cette émotion : « Il s’agit du passage d’un bonheur à l’autre – de celui de vivre avec Wen à celui d’avoir vécu avec elle. Passage agité, il est vrai. Une tourmente éprouvante. » Pour autant, il subsiste de « tristes moments où elle est deux fois absente, absente en fait et absente de mon imagination ». Le travail intellectuel constitue aussi un refuge, alors qu’il trouve du réconfort à la perspective de sa propre disparition. « La place que Wen a occupée dans ma vie est proportionnelle à ce qui m’a manqué avant elle. Je mesure maintenant le vide qu’elle a comblé. » Au terme de son observation du mécanisme qui le conduit à un nouvel équilibre, et qui rappelle ses réflexions d’Un paradigme (Allia, 2012), J.-F. Billeter constate : « L’enfance heureuse de Wen a fourni un socle à sa vie, ma vie heureuse avec elle fournit maintenant un socle à la mienne. »
Benjamin Caraco