
Actualité de Georges Perec
L’actualité éditoriale foisonnante autour de Georges Perec témoigne de la grande richesse de son œuvre, et de l’intérêt toujours vif que lui portent les lecteurs. La publication récente de Lieux, vaste projet inachevé, permet par exemple de voir s’articuler les stigmates douloureux de la Seconde Guerre mondiale à la rigueur d’une recherche formelle intarissable, au sein d’une écriture qui ne se départit jamais de son aspect ludique.
L’intérêt pour l’œuvre de Georges Perec ne faiblit pas, comme en témoigne son actualité éditoriale à l’occasion des quarante ans de « sa » disparition. Cinq ans après son entrée dans la Bibliothèque de la Pléiade1, plusieurs titres de son œuvre ont été réédités par les éditions du Seuil et Gallimard, des essais lui sont consacrés, comme celui de Denis Cosnard à propos de sa relation avec Paris2. L’année 2022 est surtout marquée par la publication de Lieux, un livre encore inédit et issu d’un projet abandonné par l’auteur, opportunément complété par la mise à jour de sa biographie de référence par David Bellos, ainsi que par un recueil d’articles de l’un des meilleurs spécialistes de Perec, Bernard Magné.
Une vie, mode d’emploi
Dans une version actualisée et un peu abrégée de Georges Perec. Une vie dans les mots, d’abord parue en 1993, David Bellos, professeur à Princeton et par ailleurs traducteur en langue anglaise de La Vie mode d’emploi, intègre les apports des dernières recherches sur le sujet, des documents inédits retrouvés et des corrections des proches de Perec depuis la parution de sa biographie. Très recherchée, s’appuyant sur de nombreux témoignages, agréable à lire grâce à des chapitres courts et bien rythmés, la biographie de Bellos montre la richesse de l’œuvre de Perec, revenant sans aridité sur son architecture élaborée, et évoque de manière émouvante sa vie, négligeant toutefois sa postérité.
Georges Perec naît à Paris le 7 mars 1936 de parents juifs polonais venus s’installer en France. Parmi ses lointains ancêtres figure Itzhak Leibush Peretz, l’un des principaux écrivains de la littérature yiddish. L’un de ses proches, Jacques Bienenfeld, fait fortune dans la perle fine et amène progressivement sa famille élargie à le rejoindre en France et à s’installer un peu partout dans le monde, comme autant de relais commerciaux. Le père de Georges, Izie, disparaît en 1940 en tant qu’engagé dans la Légion étrangère ; sa mère, Cécile, meurt déportée quelques années plus tard. L’enfant est recueilli par sa tante, Esther, mariée à David Bienenfeld, qui reprend l’entreprise de perles de Jacques. Avec sa nouvelle famille, il trouve refuge à Villard-de-Lans pendant la guerre. Bien que ses premières années soient marquées par ces drames familiaux, Perec évolue dans un milieu assez privilégié. La période est bien sûr fondatrice pour sa future œuvre. Son parcours scolaire est chaotique, conséquence de la solitude de l’orphelin, qui entame une psychanalyse avec Françoise Dolto. Il devient interne à Étampes, où il se fait plusieurs amis pour la vie (Philippe Guérinat, Jacques Lederer, Noureddine Mechri, et son professeur de philosophie, le futur sociologue Jean Duvignaud). Ainsi, « Georges Perec garçon et adolescent grandit dans un milieu cultivé, polyglotte, cosmopolite et plein de chaleur, et qui lui offrit des horizons de toutes sortes : musique classique, peinture moderne, littérature3… » En son sein, il développe un rapport ambigu à la judéité.
Dès la fin de l’adolescence, il a pour projet de devenir écrivain. Il commence une hypokhâgne au lycée Henri-IV, mais n’est pas admis en classe supérieure. Il poursuit ses études en histoire à la Sorbonne, sans grand succès. Des années plus tard, il reprend une licence de sociologie, qu’il ne termine pas non plus. Ce cursus honorum raté explique sûrement son originalité d’écrivain par rapport à nombre de ses pairs contemporains. Il nourrit davantage une passion pour le flipper et la fréquentation des cafés, se formant seul à la littérature grâce à la lecture. Il commence par écrire des comptes rendus dans la NRF grâce à Duvignaud. C’est aussi le début d’un engagement à gauche, de moins en moins marqué au fil des années. Il écrit plusieurs « premiers » romans : Les Errants et, en lien avec sa fréquentation des Yougoslaves de Paris, L’Attentat de Sarajevo. Appelé à l’armée comme parachutiste, cette expérience contrastée lui permet néanmoins de concevoir un nouveau livre, Gaspard/Le Condottière. Aucun ne trouve d’éditeur. Il cherche aussi à lancer une revue engagée, proche du Parti communiste, La Ligne générale, mais le refus du parti de la soutenir conduit à l’abandon du projet. Durant ces années, il rencontre sa future femme, Paulette, avec qui il s’installe rapidement. Avec l’aide d’Henri Lefebvre, il devient enquêteur pour des études de marché, une expérience fondatrice pour sa future sociologie littéraire. Il part ensuite à Sfax, en Tunisie, avec Paulette qui devient enseignante. Ils reviennent plus tôt que prévu, du fait de la situation internationale, mais aussi de l’ennui éprouvé lors du séjour. En 1961, Perec est engagé comme documentaliste dans un laboratoire de neurophysiologie, un emploi stable qu’il conserve jusqu’en 1978, date à laquelle il fait le choix de devenir écrivain à temps plein. Dans son poste, il excelle dans l’organisation de la documentation et bénéficie d’une grande liberté. Cette activité influence aussi son œuvre. En 1965, grâce à Maurice Nadeau et à Christian Bourgois, il publie enfin son premier livre, d’inspiration autobiographique, Les Choses, qui remporte le Renaudot. Comme l’écrit David Bellos : « Sa matière n’était le produit ni de l’imagination ni de l’inspiration mais de l’observation et de la réflexion, de la sensibilité et de la rationalité. Et le résultat était bien là, sous la forme d’un livre publié. Il attribua sa réussite non pas à son génie, mais à sa technique4. »
Il rencontre peu après le traducteur allemand des Choses, Eugen Helmlé. C’est le début d’une amitié et d’une collaboration à Sarrebruck autour de pièces radiophoniques qui font de Perec un auteur reconnu du genre en Allemagne. À la même époque, il écrit Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ?, qui brouille son image d’écrivain auréolé du succès des Choses et conduit à une « seconde décennie d’obscurité ». Il découvre le moulin d’Andé, une résidence pour artistes en Normandie, sa communauté et sa propriétaire, Suzanne Lipinska. Dans ce lieu, il rédige plusieurs de ses livres jusqu’au début des années 1970. Après l’écriture d’Un homme qui dort, composé notamment d’un collage de citations littéraires, il fait la rencontre déterminante de l’Ouvroir de littérature potentielle (OuLiPo), dont il devient l’un des membres les plus éminents. Comme les collègues chercheurs de son laboratoire, Perec lance plusieurs projets en même temps et découvre l’effet paradoxalement libérateur de la contrainte : « Perec était désormais confronté à des difficultés qu’aucun écrivain avant lui ne s’était jamais librement imposées ; mais il n’aurait plus à souffrir de cet autre mal qu’on appelle la panne5. » La Disparition, écrit sans la voyelle la plus fréquente en langue française, est sûrement l’exemple le plus célèbre de sa démarche ; le livre renvoie aussi à la perte de ses parents (« sans eux »). L’ouvrage, inégalement accueilli, l’impose néanmoins comme le « maître inégalé des mots et des lettres ». Les Revenentes suit quelques années après.
Au début des années 1970, après sa séparation avec Paulette, une déception amoureuse est à l’origine du projet de Lieux. Cette période est aussi le début d’une nouvelle grande amitié, avec l’écrivain américain Harry Mathews, dont il traduit deux livres. Perec met en chantier W ou le Souvenir d’enfance et, en 1971, débute une analyse avec Jean-Bertrand Pontalis, cruciale pour ce futur livre. En parallèle de ses activités littéraires, il cherche à travailler pour le cinéma. Il adapte et coréalise Un homme qui dort. En 1972, le projet de La Vie mode d’emploi est présenté lors d’une réunion de l’OuLiPo. Il s’agit en effet d’une construction littéraire extrêmement élaborée, reposant sur de nombreuses contraintes, assouplies au fil de la rédaction. Plusieurs publications précèdent son grand œuvre : Les Boutiques obscures (un recueil de rêves), Espèces d’espaces (un essai), puis W. Il multiplie les expériences d’écriture à contrainte. En 1975, il rencontre Catherine Binet, qui devient sa dernière compagne et qu’il soutient fortement dans sa carrière de cinéaste. Cette année représente un tournant dans sa vie et l’amène à envisager de se consacrer à l’écriture à temps plein. En charge des mots croisés hebdomadaires du Point, ce qui l’amuse et lui procure un modeste revenu fixe, il rencontre Paul Otchakovsky-Laurens, qui souhaite lancer une nouvelle collection chez Hachette, avec pour premiers titres Je me souviens et bientôt La Vie mode d’emploi. Le chef-d’œuvre de Perec est un succès éditorial et remporte le prix Médicis en 1978. Comme l’explique Bellos au sujet du livre : « Il y a dans toute l’œuvre de Perec une tension permanente entre ce qui est “ouvert” et ce qui reste “fermé”, entre le désir de montrer et la volonté de cacher. Peut-être la fascination de ce grand roman inclassable vient-elle de l’impossibilité de résoudre cette profonde contradiction6. »
Dans un texte important publié dans Le Figaro, Perec résume alors à merveille son art d’écrivain : « Je n’ai jamais eu envie de répéter dans un livre une formule, un système ou une manière élaborés dans un livre précédent » et dégage quatre tendances dans son œuvre : sociologique (l’observation du quotidien), autobiographique, ludique et romanesque7. Après La Vie mode d’emploi, Perec est un écrivain en pleine possession de ses moyens qui nourrit de nombreux projets et publie régulièrement et tous azimuts, s’essayant à de nouveaux genres comme la poésie. Son dernier grand projet avant sa mort prématurée d’un cancer du poumon est un roman policier qu’il souhaite écrire en cinquante-trois jours (d’où son titre), comme Stendhal pour sa Chartreuse de Parme. Perec effectue un séjour australien dans ce but en tant qu’écrivain en résidence dans une université. Il en revient très fatigué et découvre la maladie qui l’emporte au début de l’année 1982, alors « qu’il avait des projets d’écriture pour vingt-cinq ans8 ».
Perdre le temps retrouvé
Parmi ses nombreux projets inachevés, le lecteur peut désormais découvrir Lieux. Le livre bénéficie d’une belle édition, à la fois imprimée et numérique, avec un avant-propos de sa nièce, la statisticienne de l’université de Cambridge Sylvia Richardson. Le parcours numérique offert par les éditions du Seuil qui complète le livre reproduit des manuscrits et de documents associés au projet, dont des photographies. Avec Lieux, Georges Perec se révèle « plagiaire par anticipation » du numérique, en témoignent son amour des index et la potentialité de son ouvrage, susceptible d’être l’objet de différentes navigations, actualisé par Internet. La publication de cet inédit, contenu dans de nombreuses enveloppes ouvertes pour la première fois par la cousine de Georges Perec, Ela Bienenfeld, et Philippe Lejeune, grand spécialiste de l’autobiographie et auteur d’un essai sur Perec9, n’a pas été sans poser des questions éditoriales. La valeur autobiographique et, évidemment, l’originalité du projet justifient qu’il soit rendu public. La nécessaire linéarité de la version imprimée est compensée par le site d’accompagnement10.
Dans sa préface, l’universitaire et ami de Perec Claude Burgelin rappelle que Lieux s’inscrit dans un ensemble de projets autobiographiques de Perec, dont le plus connu, mais aussi le seul achevé et publié de son vivant, n’est autre que W ou le Souvenir d’enfance. Pour Lieux, Perec choisit douze lieux parisiens liés à son histoire personnelle. Il se fixe pour objectif d’écrire deux textes par an pendant douze ans à leur sujet : l’un de souvenirs associés à ce lieu, l’autre de descriptions in situ. L’idée étant ensuite d’ouvrir ces textes scellés dans des enveloppes à l’issue du projet. Perec prend pour modèle les « bombes du temps » envoyées sur la Lune en 1969 par les Américains, afin de laisser des traces pour d’éventuels extraterrestres.
L’objectif de celui qui avait déclaré, dans les poignantes premières pages de W, « Je n’ai pas de souvenirs d’enfance », n’est autre qu’« [é]crire : [pour] essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose », comme une « mesure du temps qui s’écoule ». Le projet débute en 1969, après la fin de sa liaison avec Suzanne Lipinska, et doit s’achever fin 1980. Perec l’abandonne au milieu des années 1970. Cent trente-trois textes sont finalement rédigés sur les près de trois cents prévus. Le projet s’épuise, comme l’illustrent les redondances des souvenirs et la répétition de certaines descriptions, tout comme son concepteur. Pour autant, Lieux préfigure par certains aspects La Vie mode d’emploi, notamment en matière de construction mathématique, avec le recours au bi-carré latin orthogonal. La présente et impressionnante édition, orchestrée par Jean-Luc Joly, auteur de l’introduction et de riches notes permettant d’identifier les proches et les allusions de Perec, respecte ainsi l’ordre voulu par l’auteur, même si ce dernier a lui-même dévié de sa trajectoire par moments, en accumulant des retards ou en ne rédigeant pas certains textes à la date prévue.
Perec pratique une écriture volontairement sobre, fragmentaire, parfois de l’ordre du simple relevé, à l’image de ces listes qu’il affectionne dans son œuvre. Autant d’enregistrements de ce qui se passe, du flot quotidien (« l’infra-ordinaire »), plus que, par exemple, des aspects architecturaux des lieux retenus. Au fil du projet, il ajoute des documents annexes comme des photos ou encore des tickets de caisse, des prospectus. À plusieurs reprises, Perec s’interroge : « Je ne sais pas très bien à quoi rime ce projet : fixer des instants intacts, les soumettre à l’épreuve du temps ; perdre le temps retrouvé, figer sur une grille arbitraire mais nécessaire pourtant, des lieux, des époques, des instants, tous loin11. » Le métadiscours est ainsi très présent : « Je ne suis pas tellement attentif au passé, mais surtout à l’entreprise elle-même ; en choisissant de décrire le vieillissement des lieux (et mon vieillissement), j’accentue tout ce qui insiste sur le projet lui-même : j’écris des traces ; je n’écris qu’en projetant les textes dans cet avenir de douze ans où ils s’éclaireront l’un l’autre, où ils n’éclaireront, finalement, que le projet lui-même12. » Dans ses descriptions, il pratique l’écriture ou, plutôt, l’observation automatique. Perec cartographie ses relations amicales et familiales, explore les cafés. L’écriture, bien qu’assez neutre, est émouvante. Le tout forme un bric-à-brac au résultat hypnotique.
Perec, marqué par la lecture de la Recherche de Proust, s’inscrit à sa manière dans la filiation de son aîné : « L’errance est mon propos essentiel […] l’errance et son envers : la recherche du lieu. » À la lecture de Lieux, on réalise à quel point le destin de cet enfant meurtri par la Seconde Guerre mondiale est omniprésent dans une œuvre à première vue recouverte par la recherche formelle et son aspect ludique. L’écriture comme salut : « Ma seule tradition, ma seule mémoire, mon seul lieu est rhétorique : signe d’encrage13 » ou, comme le résume bien Perec : « Je ne veux pas oublier. Peut-être est-ce le noyau de tout ce livre : garder intact, répéter chaque année les mêmes souvenirs, évoquer les mêmes visages, les mêmes minuscules événements, rassembler tout dans une mémoire souveraine, démentielle14. »
Dans les articles qui composent Perecollages II, une anthologie posthume d’articles de Bernard Magné (1938-2012), celui-ci analyse de manière extrêmement fine la construction de l’œuvre de Perec, révélant ainsi toute sa complexité et sa richesse. Outre la mise en lumière de certaines contraintes employées, il envisage les nombreux niveaux de lecture de l’œuvre de Perec, son intertextualité, ainsi que le lien que ses livres entretiennent avec la vie de l’auteur, à l’image de l’utilisation du nombre onze dans son œuvre. Magné rappelle aussi la liberté permise au sein de la contrainte grâce au recours fréquent au clinamen perturbateur qui évite au résultat de devenir ennuyeux. Ces réflexions théoriques ramènent au débat sur la nécessité pour l’écrivain de dévoiler sa contrainte, une discussion récurrente au sein de l’OuLiPo. Enfin, Magné relève à juste titre qu’« il apparaît aujourd’hui de plus en plus clairement que toute l’œuvre de Perec s’apparente à un gigantesque effort pour mettre ensemble et relier ce qui un jour, quelque part dans le ciel crépusculaire d’un 11 février 1943, fut brutalement interrompu par l’Histoire “avec sa grande hache”15. »
Georges Perec. Une vie dans les mots
David Bellos
Seuil, 2022, 816 p., 32 €
Lieux
Georges Perec
Seuil, 2022, 608 p., 33 €
Perecollages II
Bernard Magné
Édition de Jean-Luc Joly et Christelle Reggiani
Presses universitaires du Midi, 2022, 444 p., 28 €
- 1. Georges Perec, Œuvres I et II, éd. sous la dir. de Christelle Reggiani, Pairs, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2017.
- 2. Denis Cosnard, Le Paris de Georges Perec. La ville mode d’emploi, Paris, Parigramme, 2022.
- 3. David Bellos, Georges Perec. Une vie dans les mots, Paris, Seuil, 2022, p. 131.
- 4. Ibid., p. 313.
- 5. Ibid., p. 397.
- 6. Ibid., p. 614.
- 7. G. Perec, cité par D. Bellos, Georges Perec, op. cit., p. 632.
- 8. Ibid., p. 692.
- 9. Philippe Lejeune, La Mémoire et l’oblique. Georges Perec autobiographe, Paris, P.O.L, 1991.
- 10. lieux-georges-perec.seuil.com
- 11. G. Perec, Lieux, Paris, Seuil, 2022, p. 90.
- 12. Ibid., p. 104.
- 13. Ibid., p. 187-188.
- 14. Ibid., p. 197.
- 15. Bernard Magné, Perecollages II, éd. Jean-Luc Joly et C. Reggiani, Toulouse, Presses universitaires du Midi, 2022, p. 76-77.