
Orwell politique
La parution des œuvres de Georges Orwell dans la Bibliothèque de la Pléiade remet en avant le travail de cet écrivain-journaliste, dont la peinture d’une société d’ultra-surveillance n’a jamais paru moins anachronique. La sélection des textes met l’accent sur le versant politique et militant de l’œuvre, au détriment, peut-être de ses aspects plus intimes.
Entre la surveillance généralisée liée au numérique et la récente loi sur la sécurité globale – dont le titre aurait pu être de son invention – George Orwell (1903-1950) n’a jamais été autant d’actualité. Relevant du domaine public depuis 2020, son œuvre fait l’objet de nouvelles traductions, en particulier son roman le plus célèbre, 1984. En 2018, Josée Kamoun en proposait une chez Gallimard, celle de Celia Izoard a paru en janvier chez Agone. Entretemps, à l’occasion de l’entrée en Pléiade de l’écrivain britannique, Philippe Jaworski publie sa version – dont le titre est cette fois écrit en toutes lettres.
« Toute littérature est politique, et toute politique est mensonge et propagande, dit et répète George Orwell de diverses manières tout au long de son œuvre », écrit dans sa préface ce professeur émérite de littérature américaine à l’université Paris-Diderot, et cheville ouvrière de cette édition. La sélection opérée dans cette dernière édition en témoigne : pour Orwell, la politique s’apparente à l’oppression, à la différence de sa conception du socialisme, fondée sur « l’instinct moral et social » de ce qu’il appelle common decency, incarnée dans son roman 1984 par Winston Smith face au pouvoir du « Grand Frère ». Le rejet de l’autorité et de l’orthodoxie chez Orwell serait-il hérité d’un caractère national anglais ? Pour P. Jaworski, il faut plutôt voir en l’auteur de La Ferme des animaux un admirateur et un continuateur de la tradition des pamphlets, doublé d’un « héritier de la dissidence puritaine ». Toutefois, en bon Anglais, Orwell n’est guère friand d’abstraction et s’intéresse au détail des choses. Son activité de critique littéraire, à la fois prolifique et éclectique, révèle une nature de polémiste, adoptant une définition très subjective de la critique, qui repose en pratique sur les humeurs et les émotions. Il n’hésite pas à se montrer dur avec ses modèles littéraires – de Swift à Dickens. Ses œuvres littéraires sont aussi liées à son expérience immédiate : policier en Birmanie, journaliste au côté des mineurs du Yorkshire ou encore combattant international en Catalogne. En résumé, Orwell « exècre les pouvoirs mais respecte la loi, ne croit aux idées que nées de l’expérience et de l’émotion ». Cette priorité donnée au message explique la prédilection d’Orwell pour le genre très britannique de l’essai, bien adapté à ses intentions. Pour lui, le contenu est premier et « la forme suit ». P. Jaworski souligne cependant l’attention qu’il porte à la langue – et qui ne date pas de son invention de la « novlangue ».
« Considéré à distance, l’ensemble des écrits de George Orwell – articles, essais, récits, romans, auxquels il faut ajouter une abondante correspondance et des Journaux – offre l’image d’une structure réticulaire. C’est une ramification ininterrompue qui se développe dans toutes les directions, chaque texte entretenant avec beaucoup d’autres, du même genre ou de genre différent, de multiples liens, chacun en complétant, corrigeant, répétant d’autres sur un autre mode. » Toutefois, poursuit P. Jaworski, ses deux derniers romans l’ont rendu célèbre et toute son œuvre a été relue à leur aune. Il serait sinon resté dans l’histoire littéraire comme un « essayiste de talent, sans doute, doublé d’un romancier mineur ». En conséquence, le mérite respectif de ses différentes œuvres fait débat, d’où la liberté revendiquée par le coordinateur de cette édition dans l’établissement de sa sélection, chaque livre ou texte faisant l’objet d’une nouvelle traduction.
Dans la dèche à Paris et Londres (1933) se fonde sur des éléments autobiographiques et s’inscrit dans la lignée de l’œuvre de Jack London et dans la tradition britannique d’exploration et d’enquête sociale. Dans son premier livre, Orwell se montre assez franc sur ses préjugés d’observateur issu de la classe moyenne, en faisant néanmoins preuve de xénophobie, d’antisémitisme et de misogynie. En Birmanie (1934) constitue son premier roman, tiré là aussi de son expérience d’officier de police dans le pays. P. Jaworski, comme d’autres avant lui, le considère comme une sorte d’ébauche de 1984, du fait de certaines thématiques communes. Wigan Pier au bout du chemin (1937) diffère de sa première tentative d’immersion : Orwell est alors journaliste et écrivain, bien introduit dans les milieux où il enquête et a pour objectif de dépasser ses préjugés de classe. Il se fait d’ailleurs plus militant que simple ethnographe. Son « virilisme », ainsi que ses diatribes contre les socialistes amateurs du progrès, contribuent à faire de lui un rebelle au sein de la gauche. En dépit de certains défauts, ce livre s’apparente à un tournant majeur dans sa carrière, vers davantage d’engagement. Hommage à la Catalogne (1938), publié peu après, le confirme aisément. « L’action de cette histoire vraie est vite racontée : elle tient du Journal de guerre, du reportage politique et du roman policier – trois régimes d’aventures. » Il ne s’agit pas tant d’un récit de la guerre d’Espagne que du témoignage d’un combat commun – centré sur la Catalogne. Orwell se fait le témoin d’une « vérité », pour reprendre le terme de son préfacier américain Lionel Trilling, quand d’autres ont préféré ne pas voir. Pour le futur auteur de 1984, il s’agit aussi d’un « récit d’apprentissage » politique.
La Ferme des animaux (1945) marque la fin de sa relation avec son éditeur historique, Victor Gollancz, compagnon de route du Parti communiste et peu enclin à publier une telle charge antistalinienne. Ce court roman rencontre un grand succès public ; il est aussi salué pour son style. Il peut être lu aujourd’hui de manière plus dégagée par rapport à la seule satire de l’URSS – ce « conte de fées » constituant un roman à clé de l’histoire des premières décennies du régime –, comme une fable sur la formation de la servitude, de la résignation ou encore de la naissance d’un césarisme. Mil neuf cent quatre-vingt-quatre (1949) est écrit par Orwell alors qu’il est déjà malade. Projet très ambitieux dès sa conception, il ne s’agit pas d’un roman d’anticipation, mais d’une parodie d’un totalitarisme possible s’il n’est pas combattu avec énergie, comme l’explique Orwell réagissant aux premiers comptes rendus de son roman, qui y lurent une attaque contre le socialisme. Le roman prolonge ainsi son activité de pamphlétaire et traduit par la fiction une pensée politique forgée au cours de la décennie précédente dans ses essais et recensions ; il reflète aussi l’influence du Gulliver de Swift. Mil neuf cent quatre-vingt-quatre reste le roman d’une résistance vouée à l’échec.
Enfin, la dernière section, « Croquis et essais », donne à lire un échantillon de textes courts d’Orwell, principalement des essais, caractéristiques du plain style revendiqué par l’auteur. Ils ont été retenus en fonction des livres présents dans cette Pléiade, comme autant de prolongements : sur la Birmanie, la guerre d’Espagne, la pauvreté et les rapports entre littérature et politique. P. Jaworski écrit à propos de ce pan de son œuvre : « Orwell l’essayiste est ainsi : dur et cassant lorsqu’il condamne, parfois peu respectueux des règles stylistiques qu’il a lui-même édictées, procureur implacable (et il a souvent raison), mais par tempérament réfractaire à tout dogme qui pourrait brider l’expression de sa fougue ou de sa colère. Le talent percutant, sans doute, a besoin de cette licence. » Ses essais restent passionnants et toujours d’actualité – notamment sur le mensonge de la presse, précurseur des fake news – et illustrent son intégrité intellectuelle tout comme sa recherche de la vérité en dehors des idéologies partisanes.
Cette édition des œuvres d’Orwell laisse de côté les romans les plus anglais de l’auteur – tels qu’Un peu d’air frais ou Et vive l’aspidistra ! –, ainsi que ses essais les plus substantiels sur son pays ou ses modèles littéraires, dont Charles Dickens. Si ces quelques romans ne sont pas les plus réussis et ces essais peuvent apparaître plus éloignés d’un public français par leur thème, ils n’en constituent pas moins des témoignages précieux sur l’« anglicité », à l’heure de la dérive de l’Angleterre après le Brexit, et plus largement sur le phénomène nationaliste auquel Orwell a toujours été attentif en dépit de son engagement socialiste. C’est donc le George Orwell des combats politiques qui ressort de cette sélection : contre l’impérialisme, les inégalités sociales, le fascisme et les totalitarismes de manière plus générale, soit une figure assez bien connue. Cette Pléiade n’offre qu’un faible aperçu de l’« Orwell intime », pour reprendre l’expression de Simon Leys, tel que perceptible à travers ses journaux et sa correspondance. En complément, le lecteur intéressé devra se reporter à l’entreprise de traduction menée par les éditions Ivrea et poursuivie par les éditions Agone.
La préface, les notices analytiques et les notes accompagnant les textes apportent des éléments à la fois sur le contexte d’écriture, les influences, les choix d’écriture de George Orwell, mais aussi sur les interprétations et la réception de ses écrits. Ainsi, ses éditeurs et traducteurs n’hésitent pas à souligner ses incohérences et, plus largement, la complexité de sa personnalité. En termes de traduction, les différents contributeurs font montre d’une volonté de renouveler et de se distinguer des précédentes versions françaises, notamment dans le sens de la fidélité aux vœux initiaux d’Orwell. C’est d’ailleurs dans son roman le plus connu que cette intention est la plus visible : nouveau titre, traduction de Big Brother par « Grand Frère », de newspeak en « néoparle » – bien que l’expression « novlangue » soit désormais entrée dans le langage commun –, etc.
Au-delà du Orwell politique, fil conducteur de cette édition, cette Pléiade est aussi et surtout l’occasion de lire ou relire l’Orwell écrivain, pour le plaisir littéraire qu’il procure, servi par la qualité de ces nouvelles traductions. En effet, comme il le déclare lui-même dans l’un de ses essais (Pourquoi j’écris, 1946) : « Ce dont j’ai eu le plus envie ces dix dernières années, c’est faire de l’écriture politique un art véritable. Je pars toujours d’un élan partisan, né d’un sentiment d’injustice. Lorsque je m’assieds pour écrire un livre, je ne me dis pas : “Je vais produire une œuvre d’art.” Je l’écris parce que je veux dénoncer un mensonge, attirer l’attention sur un fait, et mon souci premier est de me faire entendre. Mais je ne pourrais pas accomplir la tâche d’écrire un livre, ni même un article de revue substantiel s’il ne s’agissait pas aussi d’une expérience esthétique. »