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Notes de lecture

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Grand-messes musicales

mars 2022

Le dernier livre de Lionel Esparza, Le Génie des Modernes, explique le déclin de la musique savante à partir du xxe siècle par un processus de désacralisation progressive, couplé à la démystification du rôle du musicien dont on attend désormais qu’il se rende utile dans la société sécularisée.

Constater le déclin de l’écoute, voire de la pratique de la musique classique dans l’Occident d’aujourd’hui n’a rien d’original. En revanche, s’attacher, comme le fait Lionel Esparza, à comprendre les causes de ce dépérissement, les inscrire dans une vision historique et dans une perspective aussi bien spirituelle que sociologique, est utile. Le Génie des Modernes propose ainsi des prolégomènes à une action qui reste à définir.

Pour cela, Lionel Esparza choisit un point de départ qu’il qualifie de « signal alarmant » : le 23 mai 2013, le ministre de la Culture n’assistait pas aux obsèques du compositeur Henri Dutilleux. Il est un fait que la musique dite classique, cet art accusé d’élitisme1, à l’enseignement senti comme raide, subit aujourd’hui des coupes budgétaires marquées, un amenuisement des espaces dédiés dans la presse généralisée, sans compter que la disparition progressive des baby boomers risque d’entraîner celle des arts qu’ils ont portés et ce, malgré de nouveaux équipements comme la Philarmonie de Paris. Pourquoi ?

Esparza avance que l’époque où l’on apprenait la vie à l’opéra n’est plus. Au xxe siècle, c’est le cinéma qui prend en charge l’identification individuelle et le divertissement collectif. L’auteur se livre à un historique savant et informé de l’évolution du statut du musicien, qui le mène des salons du xvie siècle à ceux de la Rue de Valois au fur et à mesure que le mécénat de l’Église catholique a manqué, puis que le « culturel » s’est substitué à la culture et que la musique est devenue un art institutionnalisé. En témoigne la deuxième plus importante subvention du ministère (93, 5 millions d’euros) récemment accordée à l’Opéra de Paris, juste derrière le musée du Louvre. Et Esparza, fin connaisseur de l’art lyrique, de chercher à comprendre ce que peut « bien trouver l’État à porter à bout de bras cet art somptuaire ainsi qu’un grand bourgeois à l’ancienne entretenant sa cocotte2 ».

Pour mesurer la gravité de ce délitement, l’auteur se livre à une brève histoire du sacré dans l’art. Si ses considérations générales sur le sujet sont plutôt connues, il n’en va pas de même de son analyse précise du caractère sacré de la musique : il insiste sur « l’écoute dédiée, silencieuse, intériorisée, cultivée et révérencieuse » de la musique classique, soit l’équivalent sur le terrain de l’esthétique de la prière ou de la méditation religieuse. L’auteur met en rapport cette spiritualisation laïque avec l’effacement du sacré dans la société occidentale à compter du xviiie siècle : soutenu par une dépense excessive et improductive, le concert donne à voir le sacré dans une hiérophanie, telle que la définissait Mircea Eliade. Pour cela, Esparza met en avant quelques moments clés : Le Messie (1741) de Haendel « délocalise » le religieux, en proposant ce qui devient un spectacle non plus dans un espace cultuel mais dans une salle de musique, devant des auditeurs qui ne sont plus interpellés comme des fidèles.

L’auteur va jusqu’à présenter la musique comme un « des principaux moyens de la sécularisation ». Il s’attarde sur le rôle essentiel de Beethoven et de la cristallisation autour de la Neuvième Symphonie comme « exaltante transcendance de substitution » vers 1824. Il note aussi que Liszt, en plaçant le piano à angle droit par rapport à l’estrade pour être vu de profil, met, le 9 juin 1840, l’interprète au centre du concert, ouvrant ainsi la voie à une conception plus tardive du musicien comme chamane, celle qui s’exprime aujourd’hui dans les grand-messes ritualisées de Beyoncé ou de Rihanna, « où les codes ne sont en somme pas moins nombreux et les comportements plus ritualisés qu’au Théâtre des Champs-Élysées ».

À son tour, au siècle dernier, la musique subit une progressive désacralisation que l’auteur associe à quatre phénomènes : l’industrialisation, le pédagogisme, la banalisation et une démythification du rôle du musicien à qui l’on demande de se rendre utile, par exemple en enseignant. Ce dont nous prenons congé depuis quelques décennies, écrit-il, ce n’est pas de la totalité de la musique « classique », « mais seulement d’un de ses épisodes […] qui correspond à la domination symbolique d’une tendance spéculative et spiritualiste. L’effacement de la figure divine n’est manifestement plus un facteur de stress suffisant pour que les collectifs aient besoin d’une expression artistique capable d’en entretenir le subliminal souvenir ».

La musique dite classique est-elle donc vouée à la disparition ? Certes, l’auteur s’en inquiète, d’autant plus qu’il fait sa part aux dégâts – aussi bien qu’aux initiatives – liés à la pandémie de la Covid. Mais mettre en lumière les causes d’un tel dépérissement ne l’empêche pas de constater la créativité des musiciens d’aujourd’hui et une certaine demande du public3. En ouvrant le champ des hypothèses, Lionel Esparza conseille d’éviter deux écueils : « la répétition mécanique de traditions exsangues et la soumission aux lois de l’impérial présent ». Le diagnostic est posé. Qui s’en emparera ?

  • 1. Dans ce livre, l’auteur ne se contente pas de cette « culture de niche » qu’est la musique classique. Il peut y parler de musiques populaires, celle de Lady Gaga par exemple, sans condescendance.
  • 2. Il ne s’agit pas là d’une critique poujadiste, mais de l’expression d’une véritable inquiétude. Lionel Esparza est producteur de l’émission quotidienne Relax sur France Musique et il écrit une chronique mensuelle pour Opéra Magazine, « En lisant, en écoutant ».
  • 3. Nous avions parlé, dans « La banlieue comme décor. De La Haine aux Misérables » (Esprit, novembre 2020), du très grand succès des Indes galantes de Rameau, chorégraphié par Bintou Dembélé et mis en scène par Clément Cogitore à l’Opéra Bastille en 2019.

 


Le génie des Modernes. La musique au défi du xxie siècle
Lionel Esparza

Premières Loges, 2021
312 p. 21 €

Carole Desbarats

Pour avoir accompagné plusieurs générations d'étudiants à la Femis, Carole Desbarats s'intéresse à tous les aspects du cinéma, de son économie à son esthétique. Elle s'interroge aussi sur les responsabilités de la transmission, dans l'école et en dehors de l'école, notamment à travers l'association "Les Enfants du cinéma". Voir et comprendre le cinéma, ce n'est pas pour elle un exercice de…

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