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Notes de lecture

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Ce qui n'a pas de prix, d'Annie Le Brun

La violence de la charge contre ce qu’on appelle l’art contemporain fait de cet essai d’Annie Le Brun un véritable pamphlet qui ne s’embarrasse pas de nuances, et dont les enjeux, comme en témoigne le sous-titre, « Beauté, laideur et politique », dépassent largement la sphère de la simple dénonciation de l’influence grandissante du capitalisme sur le marché de l’art. Il s’inscrit dans la continuité de son essai précédent, Du trop de réalité (Stock, 2000), qui ­s’employait déjà à fustiger les dérives d’une société coupable « d’institutionnaliser la révolte et de faire coïncider la subversion et la subvention » – une société dont la force consensuelle entend venir à bout des derniers territoires encore avides de rêve et de nuit.

Ce qui n’a pas de prix, est-il besoin de le souligner, ne doit rien à « l’affligeante ritournelle des ennemis patentés de l’art contemporain ». Responsable de la magnifique exposition du musée d’Orsay, «  Sade. Attaquer le soleil  », Annie Le Brun ne saurait être soupçonnée de conservatisme réactionnaire… C’est justement parce qu’elle reste « affamée d’éperdu », fidèle aux grandes options de la révolution surréaliste et de la modernité, que nous touche le caractère implacable d’une démonstration qui va bien au-delà des critiques de routine faites à l’art contemporain. L’avertissement est le suivant : « L’histoire de l’art est désormais en train d’être réduite à un gigantesque magasin d’accessoires, censé fournir le parc d’attractions mondial que le réalisme globaliste gère sous le label art contemporain. »

Sans doute, certaines de ses critiques rencontrent ce que la sociologue Nathalie Heinich a justement désigné comme relevant du nouveau paradigme de l’art contemporain[1], en particulier, le recours aux médiations en tout genre, discours, « opérateurs verbaux » et autres « protocoles de perception manipulée par tétanisation critique ». En effet, renchérit Annie Le Brun, ce sont avec les Damien Hirst, Jeff Koons, gigantisme et sensationnalisme qui prétendent imposer une domestication du regard, laquelle procède par sidération, hébètement. D’autant que ce nouveau régime, sous le nom de street art, s’accommode volontiers de l’effacement de toute hiérarchie, en jouant d’une distinction « qui n’est plus affaire de qualité mais de quantité ». Annie Le Brun définit par l’expression « réalisme globaliste » la capacité de cet art contemporain à exporter, toutes frontières confondues, sa gestion uniforme d’une esthétisation du monde qui fait triompher avec une brutalité inouïe « une collusion quasi organique entre le marché de l’art et celui des industries de luxe [2] ». En résulte ce qu’elle appelle la « cosmétisation du monde », soit, via la tyrannie des marques et leurs produits dérivés, cette « beauté d’aéroport » qui vient insidieusement à bout de l’idée même de beauté dans son « vif » – qui, elle, veut le soulèvement du désir.

Il ne faut pas s’y tromper, ce qui donne toute sa force à cette diatribe, ce n’est pas tant la virulence avec laquelle est dénoncé ce que l’on pourrait appeler les dérives de l’art contemporain, qui font de telle ou telle provocation le moteur d’une délirante marchandisation. Après tout, Catherine Millet elle-même se dit « atterrée qu’on puisse confondre Jeff Koons avec l’art contemporain [3] » ; et l’on pourrait à juste titre faire à Annie Le Brun le reproche de ne retenir de ce grotesque panthéon que les exemples qui confortent sa thèse. Mais son souci, précis, violent, est d’essence plus politique : il dénonce un complot de large envergure ourdi par une liaison inédite entre l’art et un pouvoir asservi aux forces brutales de l’argent. S’inspirant des thèses de Walter Benjamin[4] évoquant « ce butin composé de tous les biens culturels que les vainqueurs ne cessent de s’approprier, biens culturels des vaincus », elle condamne une prise en otage par l’art contemporain de toute l’histoire de l’art et de ses modes de représentation, dans des expositions dont la stratégie de choc procède volontiers par hybridation, juxtaposition du neuf et de l’ancien, du passé et du présent, de l’accessoire de mode et du sublime canonique. Ainsi de cette exposition orchestrée par Jeff Koons, la fondation Vuitton et la famille Arnault. Une opération de marketing international, applaudie par le tout-Paris, venu fêter au Louvre, dans la salle même de La Joconde, la promotion du sac Da Vinci, sous l’égide de tableaux de maîtres. ­L’essayiste montre comment ce business culturel, fruit d’une juteuse collaboration entre artistes et financiers, court-circuite les structures institutionnelles des musées, qui se prêtent complaisamment au jeu, en organisant des expositions de prestige en trompe-l’œil, comme la récente exposition Chtchoukine « qui offre l’avantage inestimable de ­prévenir toute velléité critique ». Opérations menées avec la complicité d’une classe culturelle, surtout soucieuse « de ne pas s’exclure de la contemporanéité dominante » et dont elle fustige sans ambages la lâcheté puisqu’elle cautionne par sa présence la corruption intellectuelle du siècle.

Surtout – et, à nos yeux, c’est là où le coup de colère d’Annie Le Brun paraît le plus éclairant et le plus convaincant –, elle démystifie avec un efficace brio la stratégie du déni (ou du second degré, quand il s’agit, par exemple, de justifier « le recyclage symbolique du déchet ») qui permet de récupérer ou de neutraliser toute trace de rébellion, ou de négativité susceptible de faire surgir le désir de ce qui n’a pas de prix. Elle dénonce en particulier l’imposture de promouvoir au centre du système, par une intense marchandisation et instrumentalisation de leurs signes, sous l’égide des désormais intimidantes Cultural Studies, les minorités, les différences. Cet art de contrôler tous les éventuels contre-pouvoirs esthétiques est d’autant plus cynique que les maîtres du jeu s’emploient à camoufler l’imposture de ce « capitalisme esthétique » sous la forme de propositions démocratiques qui se voudraient, via la condamnation d’un art élitiste, l’abolition des hiérarchies, l’art dans la rue, « une célébration de l’humain ». Ce faisant, il s’agit de substituer à la force féconde de la contradiction et du paradoxe, qui nourrissait les premiers théoriciens de l’art moderne, une évacuation du conflit, un monde dépassionné, désensibilisé, où l’imagination est asphyxiée par « le sérieux de l’argent ». « Jusqu’à quand, s’exclame-t-elle, en retrouvant les accents d’une rhétorique cicéronienne insoupçonnée, assisterons-nous sans rien dire à cette colonisation de nos paysages intérieurs? » Dès lors, on ne s’étonnera pas de voir resurgir sous sa plume les noms de libertaires et d’utopistes (Charles Fourier, William Morris), de poètes célébrant le pouvoir d’embrasement de la libre beauté. Mais après tout, puisqu’Annie Le Brun veut bien croire que si l’heure est à « la désertion » et au « refus », il y a encore place pour quelques « chemins de traverse », pourquoi ne pas rêver à la possibilité d’un sabotage de cette domestication de l’art, mais de l’intérieur, par les chevaux de Troie d’« une avant-garde invisible, discrète, cachée dans les processus mêmes qu’elle active [5] » ?

Cécilia Suzzoni

 

 

[1] - Nathalie Heinich, Le Paradigme de l’art contemporain. Structures d’une révolution artistique, Paris, Gallimard, 2014.

 

[2] - On pourra lire a contrario, dans le récent essai d’Emanuele Coccia et de Donatien Grau, Le Musée transitoire. Sur 10 Corso Como (Paris, Klincksieck, 2018), une lecture «  positive  » et enthousiaste d’une nouvelle forme de culture contemporaine, au cœur de la mode, emblématisée par le concept store, où « le commerce devient le lieu métaphysique qui doit prouver que l’art peut donner forme à la vie quotidienne » (p. 89).

 

[3] - Catherine Millet, directrice de la revue d’art contemporain Artpress, auteur de l’essai L’Art contemporain. Histoire et géographie, Paris, Flammarion, 2006.

 

[4] - Walter Benjamin, «  Sur le concept d’histoire  » [1942], Œuvres III, Paris, Gallimard, coll. «  Folio essais  », 2000.

 

[5] - Olivier Zahm, Une avant-garde sans avant-garde, Paris, Presses du réel, 2017.

 

Stock, 2018
3 p. 17 €

Cécilia Suzzoni

Professeure honoraire de chaire supérieure au Lycée Henri IV, Cécilia Suzzoni est la fondatrice et présidente d'honneur de l'Association le latin dans les littératures européennes (ALLE). Elle a notamment dirigé, avec Hubert Aupettit, l'ouvrage Sans le latin (Fayard, 2012)

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Fausses nouvelles, désinformation, théories du complot : les vérités sont bien fragiles à l’ère de la post-vérité. Les manipulations de l’information prospèrent dans un contexte de défiance envers les élites, de profusion désordonnée d’informations, d’affirmations identitaires et de puissance des plateformes numériques. Quelles sont les conséquences politiques de ce régime d’indifférence à la vérité ? Constitue-t-il une menace pour la démocratie ? Peut-on y répondre ? A lire aussi dans ce numéro : un dossier autour d’Achille Mbembe explorent la fabrication de « déchets d’hommes » aux frontières de l’Europe, des repères philosophiques pour une société post-carbone, une analyse de ce masque le consentement dans l’affaire Anna Stubblefield et des recensions de l’actualité politique, culturelle et éditoriale.

 

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