
La dernière apparition de Phèdre
La mise en scène de Phèdre par Brigitte Jaques-Wajeman, d’une sobriété toute classique, restitue le chef-d’œuvre de Racine avec une présence saisissante. Dans cette tragédie, dont le personnage principal est peut-être le désir, l’alexandrin racinien se trouve remarquablement mis à l’honneur par une diction impeccable qui s’interdit l’emphase mais jamais le sublime.
« Confronter la splendeur des vers du poème racinien avec les corps d’aujourd’hui » : c’est le défi que s’est donné Brigitte Jaques-Wajeman dans sa récente mise en scène du Phèdre de Racine. Un pari réussi, comme l’a attesté, renouvelé à chaque représentation, le silence ému d’un public nombreux, souvent jeune, lycéen, venu écouter la voix de Racine, cette voix « ensablée de mémoire », qui pose la question : « Qu’est-ce que Phèdre est pour nous, aujourd’hui ? » Cette totale réussite repose sur l’intelligence dramaturgique d’une mise en scène attentive d’abord à ce qui fait l’essence même du théâtre : une parole au présent. Phèdre pourtant nous vient de loin, dans le temps et l’espace… Et c’est merveille de voir et d’entendre comment opère, sur scène, l’osmose entre l’aura mythique d’une tragédie où les dieux du fatum antique sont le moteur essentiel de l’intrigue, et ces corps contemporains d’acteurs, jeunes et beaux, à qui revient la responsabilité de faire entendre les alexandrins raciniens, ces vers qui, dans l’éminente proximité des corps, font se mesurer le désir, la haine, l’horreur : des passions qui font, disait Claudel, « crier l’âme et la chair ».
Ancienne élève d’Antoine Vitez, Brigitte Jaques-Wajeman, comme l’a montré, entre autres, son formidable travail sur le théâtre politique de Corneille, est l’héritière d’un savoir et d’une pratique théâtrale qui la protègent contre toute faute de goût, contre tout ce qui pourrait nuire à l’essentielle nudité d’une « situation » rien moins que « mondaine ». Car, d’entrée de jeu, sa mise en scène débarrasse Phèdre de tout anachronisme, historique ou sociologique : dans un décor de couleur ocre, à la sobriété toute « classique », c’est-à-dire intemporelle, sur un sol de poussière grise, avec pour seul ornement, en son centre, un polyèdre noir, les corps des acteurs se déplacent, se frôlent, s’étreignent, souplement vêtus, dirait Vitez, « entre drap et chair », de manière à « exposer le corps nu au danger que le drap n’en tombe ». C’est exactement le cas, avec la première apparition d’une Phèdre, en robe de satin fluide, couleur bleu nuit, qui se dépouille, dans un geste d’agacement, de ses « vains ornements ». Taraudée par la soif d’un désir qui, sans excès aucun, la met à même le sol, elle se traîne, traquée par le soleil, hantée par l’image ombreuse d’« un char traînant dans la poussière ». C’est une Phèdre jeune et désirable qui s’avancera, après son aveu, poitrine dénudée, vue de dos par le spectateur, vers un jeune Hippolyte, acculé contre la paroi du mur, mains plaquées, ongles incrustés, détournant la tête, terrifié (ou fasciné ?) par cette horrible aventure : « La veuve de Thésée ose aimer Hippolyte. » Cet Hippolyte lui aussi interdit d’amour, dont le premier dialogue avec Théramène souligne la jeunesse, la candeur, l’aimable sauvagerie et surtout l’inquiétude devant l’émoi inédit qui le désarme, le rend comme étranger à lui-même. Il s’en expliquera bientôt (« Songez que je vous parle une langue étrangère ») devant la jeune Aricie pressée, elle, de soumettre ce jeune rebelle à sa loi. C’est parce qu’ils sont tous les trois jeunes, beaux et désirables que la gestuelle enveloppante de Phèdre, dans le moment de l’aveu, qui va du mot à la caresse (« Que de soins m’eût coûtés cette tête charmante ! »), n’a rien de choquant, accordée qu’elle est à l’expression toute moderne, transgressive, d’une convoitise pleinement inscrite dans la chair palpable de l’alexandrin ; ou qu’Hippolyte peut se jeter follement dans les bras d’Aricie. La dramaturgie du désir se convertit dans le face-à-face scénique en des figures-limites dont la fécondité théâtrale est d’abord de doter les personnages dramatiques d’un remarquable surplus de présence. D’autant qu’avec un sens aigu de la physique théâtrale, Brigitte Jaques- Wajeman ne fait pas jouer les « utilités » de convention aux personnages dits secondaires : tous sont lestés d’un poids dramatique indéniable ; ainsi d’Œnone, émaciée, rigide, étrangement maternelle, qui berce Phèdre dans ses bras, lui souffle de vivre ; ainsi du puissant Thésée, revenu des Enfers, chargé d’une violence archaïque dont il est loin de prévoir la menace, aussi redoutable que pitoyable ; sa « jalouse rage » donne lieu à un corps-à-corps entre le père et le fils dont la brutalité verbale et physique coupe le souffle.
Brigitte Jaques-Wajeman dit volontiers que ce qui l’intéresse, dans la mise en scène du théâtre classique, est « ce qui arrive au corps par le langage ». De fait, ses acteurs tirent un parti admirable de l’alexandrin : « l’engin adéquat » dont Racine a fait la forme immuable et nécessaire de son poème tragique. Tous les acteurs, formés en amont à cette miraculeuse unité de style, font entendre, dans la respiration même du vers, la tension permanente entre le dérangement de l’amour – il est monstrueux, fait qu’on devient étranger à soi-même, qu’on perd la mémoire –, et cette tenue d’une diction qui, entre liberté et contrainte, fait entendre tous les frémissements et grondements de la passion. Jamais la monotonie de l’alexandrin n’enlise le dire dans la loi culturelle de sa diction. Ce que les acteurs s’interdisent, c’est l’emphase, la pompe, mais pas le sublime. Ainsi, le « fameux récit » de Théramène, racontant devant le père décillé, foudroyé, l’effroyable agôn du fils avec le monstre vomi par Neptune, est l’illustration même d’un « haut dire » qui se confond avec la substance poétique du vers. Chaque mot sculpte, fait image, hérisse les poils, dirait encore Claudel… Dans cette tirade de soixante-dix vers, que l’« acteur-orateur » fait sourdement jaillir du fond de sa poitrine, chaque moment extériorise le fantastique horrifique qui est comme l’allégorie puissante de la mise à mort du fils par le père. Le récit ne vient pas comme un morceau de bravoure attendu. De l’oraison funèbre du héros déplorable, sacrifié par le père à des puissances aveugles, les mots sont dits « comme pour la première fois ».
En somme, de même que l’espace- temps mythique fait corps avec les postures et les figures intraitables du désir, font corps aussi, dans l’étroite enceinte de l’alexandrin, à la fois le surnaturel – en l’occurrence, ce cortège de dieux acharnés à perdre « la fille de Minos et de Pasiphaé » – et ce que le fougueux Claudel appelait le « déballage de la matière humaine ». Ainsi de ce moment où Phèdre, sidérée par la nouvelle d’un Hippolyte « sensible », prend à témoin Œnone de son insupportable blessure, dans une gestuelle toute prosaïque, servie par la diction du vers qui, elle aussi, frôle la prose : « Œnone, qui l’eût cru, j’avais une rivale. » La mise en scène au cordeau de Brigitte Jaques-Wajeman, grande admiratrice de Racine, toujours respectueuse du lit de Procuste de la tragédie, tire le parti le plus neuf, le plus convaincant d’un scénario où, entre impudeur et dignité, se débattent des corps souffrants, « humains, trop humains », à qui il « arrive quelque chose » de plus grand qu’eux : une terrible histoire de famille que cette mise en scène d’aujourd’hui interprète comme un moderne Traité des passions.
La dernière apparition de Phèdre, qui expire sur scène, offre à la jeune actrice Raphaèle Bouchard l’occasion d’illustrer fugitivement, dans le halo phosphorescent de lumière qui baigne son visage, pour la première fois souriant et apaisé, cette mystérieuse combinaison de sacré et de profane qui fait de l’héroïne principale, à jamais, un personnage « séparé », qui a des comptes à rendre, ailleurs, « dans la légende ». La gestuelle, cette fois hiératique, bras et visage levés vers le ciel, renoue ultimement avec une part de transcendance que Racine a voulue irréductiblement intempestive. Elle est comme l’acmé stylisée de l’hommage rendu par Brigitte Jaques-Wajeman à la langue racinienne, à sa féconde et inépuisable réserve de sens. Une réussite d’autant plus émouvante que nous devons la réactivation de ce dernier chef-d’œuvre de Racine à de jeunes et talentueux acteurs qui sont allés au bout de leurs « possibilités », tous écorchés, tous malheureux, tous auréolés de la grâce tragique.
Phèdre de Racine
Mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman
Au Théâtre de la Ville, du 7 au 12 juin 2022