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Notes de lecture

Dans le même numéro

Les Ombres de l’Amérique. de Dick Howard

Paul Valéry dit quelque part : « La vie de l’homme est comprise entre deux genres littéraires. On commence par écrire ses désirs et l’on finit par écrire ses mémoires. » Le dernier livre de Dick Howard, philosophe « huron » très au fait de la vie intime de l’Europe, de la France en particulier, et la commentant régulièrement dans les médias américains, n’est à proprement parler ni l’un ni l’autre, mais participe des deux genres littéraires. En se souvenant du jeune homme épris de justice qu’il fut dans les années 1960, juif américain installé à l’université d’Austin (Texas), membre des Students for a Democratic Society, il retrace l’embranchement historique du mouvement des droits civiques, qui avait déjà dix ans d’âge, sur la vague de fond étudiante de la protestation contre la guerre du Vietnam, à partir de 1965 ; puis, de Kennedy à Obama, remontant le fil de sa propre vie, il fait une sorte d’examen de conscience de la gauche américaine – ces liberals si exotiques pour nous – en guettant ce qui a été perdu, ce qui a fourché pour en arriver au présent dramatique de l’Amérique, qui lui est apparu, comme à beaucoup d’autres, un jour d’août 2017 à Charlottesville : comme un cauchemar du fond des âges qui lui sautait au visage.

Du discours de Johnson sur l’état de l’Union, “We Shall Overcome” (1965), à celui d’Obama, “A More Perfect Union” (2008), les chapitres ­s’enchaînent. L’Amérique libérale de 1965 semble avoir conjuré les vieux démons du racisme institutionnalisé qui suivit la guerre de Sécession, pourtant victorieuse des Yankees. La Reconstruction post-1865 fut un compromis entre l’ancien et le nouveau – les Noirs libres et ségrégués le restèrent presque un siècle, comme si la jeune République de Benjamin Franklin ne pouvait conjurer les bases esclavagistes qui furent les siennes. Mais l’élection en 2008, redoublée en 2012, d’un Afro-Américain à la Maison-­Blanche n’était-elle pas la preuve que le problème noir avait été, une fois pour toutes, extirpé de la vie américaine ?

Entre-temps, le libéralisme des années 1960 avait progressivement quitté ses rivages familiers pour une identity politics, armée par des intellectuels universitaires promouvant une déconstruction de la société en une multitude d’« identités » distinctes et auto-construites autour de la stigmatisation et de la violence et qui en demandaient réparation : les minorités sexuelles (gays, lesbiennes, bisexuels et maintenant transgenres), les minorités ethniques, religieuses,  etc. Guerre au canon des humanités, aux auteurs « blancs, mâles, européens et morts » ! Les excès de ce discours firent l’objet d’un pamphlet dont le succès public aurait dû alerter nos libéraux américains : The Closing of The American Mind (1987), où Allan Bloom ferraillait contre la superficialité de la culture libérale encouragée par la démagogie des gauchistes et l’infantilisme généralisé de l’univers des campus[1].

Ainsi, la chronique politique est intriquée à une solide histoire intellectuelle, dans laquelle l’auteur se déploie avec aisance et toujours avec une juste modération critique, y compris pour évoquer ses adversaires objectifs, ces « néo-conservateurs » qui apparaissent dans les années 1990 et agissent sous la présidence Bush II. Ils changent la donne de la droite américaine avec une efficacité particulière pour traduire politiquement leur credo intellectuel, plus sophistiqué et complexe qu’on ne pourrait le croire – comme le montre le beau portrait de Irving Kristol, proche des intellectuels new-yorkais, eux-mêmes influencés par les intellectuels allemands de l’École de Francfort exilés aux États-Unis dans les années 1930. Rien n’est simple dans ces généalogies intellectuelles transatlantiques réappropriées sur un terreau américain très différent et qui reconfigure les polarités politiques européennes. Christopher Lasch, Robert Putnam, Robert Bellah : autres noms de sociologues et d’historiens qu’il serait bon de revisiter pour comprendre les différents visages de la gauche américaine de ces années-là, moins unanimement arc-boutée sur le credo des libertés individuelles et de la suprématie individuelle qu’on ne le pense.

La fin de cet arc historique et de l’itinéraire de celui qui l’a vécu a un visage énigmatique : celui du pitre de la Maison-Blanche, comme la parodie de l’autorité, un registre tragi-comique que Marx avait déjà relevé comme étant celui de beaucoup d’événements politiques modernes. Et pourtant, que nous dit ce visage ? Dick Howard y voit les ravages gigantesques du ressentiment social dans les démocraties libérales avancées, un ressentiment qui n’est plus bordé ni refoulé, ni possiblement transformé. Il fait retour comme le spectre de notre discorde fondamentale, désormais brute car elle a fait feu de nombre de ses médiations institutionnelles, sociales ou religieuses. Le livre ne ménage aucun happy end : il se clôt, en toute lucidité, sur la crainte de la guerre civile déjà expérimentée historiquement par les États-Unis et pose la question qui ­s’exprime ailleurs, avec la même acuité et la même absence de réponse toute faite : comment vivre ensemble ? Comment accorder nos désaccords ?

 

 

 

[1] - Allan Bloom, L’Âme désarmée. Essai sur le déclin de la culture générale, préface de Saul Bellow, trad. par Paul Alexandre et Pascale Haas, Paris, Les Belles Lettres, 2018.

 

François Bourrin, 2018
296 p. 22 €

Emmanuelle Loyer

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Un nouvel autoritarisme en Pologne

Coordonné par Jean-Yves Potel, le dossier analyse le succès du gouvernement du Parti Droit et justice (PiS) en Pologne. Récupérant un mécontentement semblable à celui que l'on perçoit ailleurs en Europe, le régime s'appuie sur le discrédit des élites libérales et le rejet des étrangers pour promouvoir une souveraineté et une fierté nationale retrouvées. Il justifie ainsi un ensemble de mesures sociales mais aussi la mise au pas des journalistes et des juges, et une posture de défi vis à vis des institutions européennes, qu'il n'est pas pour autant question de quitter. À lire aussi dans ce numéro : les nouveaux cahiers de doléance en France, l’emprise du numérique, l’anniversaire de la révolution iranienne, l’antisémitisme sans fin et la pensée écologique.