
Aux portes de l’Europe. Histoire de l’Ukraine de Serhii Plokhy
Trad. par Jacques Dalarun
Les écrits sur l’histoire de l’Ukraine, présentant ce pays, cette nation en construction, ce peuple dont l’émancipation culturelle, sociale, religieuse et politique, de manière profonde, objective, détachée de toute perception néoimpériale, sont suffisamment rares en français pour que l’on ne salue à sa juste mesure cet ouvrage. Paru en 2015, il a été traduit, agrémenté d’un nouveau chapitre, « Une nouvelle aube », couvrant les années post-Euromaïdan (2015 à 2020), qui s’ouvre sur ces mots : « Les paroles de l’hymne ukrainien, L’Ukraine n’a pas encore péri, se sont révélées prophétiques ; elles ont pris des accents optimistes plus que pessimistes au lendemain du conflit militaire avec Moscou [celui du Donbass] et ses auxiliaires. »
Titulaire de la chaire d’histoire de l’Ukraine à l’université de Harvard, également directeur du Harvard Ukrainian Research Institute, Serhii Plokhy est certainement l’un des grands historiens actuels de l’Ukraine. Il s’aventure dans le passé lointain de la Russie, dont l’actuel maître du Kremlin se veut le digne héritier (et c’est ainsi qu’il est perçu par une partie du peuple russe). Andreï Bogolioubski fut l’instigateur de la destruction et du pillage de Kiev en 1169, mettant fin, cinquante-quatre ans avant l’invasion mongole, à la primauté et au droit d’aînesse de la « mère des villes russes ». C’était, en un sens, la victoire des principautés du Nord-Est, la zone des forêts, contre celles du Sud, la zone des steppes. On peut y voir le début de la séparation géopolitique, religieuse et civilisationnelle entre ce qui constituera la Russie et, beaucoup plus tard, l’Ukraine, selon la thèse du grand historien ukrainien Mykhaïlo Hrouchevsky. Le nom « Ukraine » dériverait d’une racine slave signifiant « limite » et renverrait à un territoire frontalier – à l’origine, frontalier du monde nomade des steppes.
La tragédie de l’Ukraine est bien de s’être trouvée entre les plaques tectoniques des mondes russes, polonais-lituanien, austro-hongrois et tataro-turque, au milieu d’un vaste isthme reliant la mer Baltique à la mer Noire. Elle a été dénommée la route de l’ambre ou le chemin des Varègues, du fait du commerce des Vikings de Suède avec Byzance, à l’origine de la Rus’ de Kiev. Au centre d’un espace divisé par les langues, la mémoire historique, l’identité, la religion et la culture, l’Ukraine sépare la deuxième Europe, centrale et orientale, et la troisième, slave et orthodoxe. Au printemps 1993, Kiev imagina un « pacte Baltique-mer Noire », qui ressuscitait le souvenir de la république des Deux Nations, dont la Russie fut l’adversaire historique. Pour Zbigniew Brzeziński, « avec l’Ukraine, la Russie reste un empire ; sans elle, ne l’est plus ».
On se plonge avec délice dans cet ouvrage, écrit avec précision et élégance, étayé par des cartes, hélas parfois difficiles à lire, mais combien instructives. Léon Trotski dressait un constat sans fard de la situation en Ukraine en 1939 : « Nulle part, les destructions, les épurations, la répression et, de façon générale, toutes les formes de banditisme bureaucratique n’assumèrent un caractère de violence aussi meurtrière qu’en Ukraine, dans la lutte contre les puissantes aspirations, profondément enracinées, des masses ukrainiennes à plus de liberté et d’indépendance. » Maintenant que les portes de l’Europe se sont ouvertes à l’Ukraine, ce serait un drame historique que de les refermer.