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Notes de lecture

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Vers l’égalité, ou au-delà ? Essai sur l’aube du socialisme de Ludovic Frobert

juil./août 2021

L’ouvrage, précis et concis, permet une compréhension générale de ce socialisme aujourd’hui écarté et constitue un plaidoyer pour réintroduire au sein de la réflexion socialiste cette imagination de l’au-delà.

La publication de l’ouvrage Socialisme utopique et socialisme scientifique, écrit par Friedrich Engels en 1880, a intégré dans les imaginaires collectifs la notion, toujours mobilisée, de « socialisme utopique ». Ce qualificatif, accolé à un ensemble hétéroclite de théoriciens et théoriciennes, regroupant en son sein Pierre-Joseph Proudhon, Charles Fourier, Robert Owen, Flora Tristan ou encore Henri de Saint-Simon, disqualifie de manière pérenne tout un pan de la littérature socialiste, considérée comme archaïque à l’aune du matérialisme historique marxiste. Aujourd’hui, accompagnant la renaissance d’un intérêt tant scientifique que public pour l’utopie, certaines de ces théories sont « redécouvertes » et reviennent sur le devant de la scène, si bien que proclamer leur actualité relève désormais presque du lieu commun. S’inscrivant dans ce regain d’intérêt pour les « premiers socialistes », Ludovic Frobert, économiste et directeur de recherche au CNRS, dépasse la simple relecture des écrits de ces « socialistes utopiques » et livre une étude décryptant les relations entre équité et égalité au sein des cercles de trois auteurs et autrices, socialistes de l’au-delà.

Vers l’égalité, ou au-delà ? s’ouvre sur le constat d’une lutte, interne au socialisme français, entre deux principes apparemment antagonistes d’égalité et d’équité. De ces deux facettes, historiquement caractérisées par les deux devises, « à chacun selon ses mérites » et « à chacun selon ses besoins », sont nés au xixe siècle deux socialismes distincts dont les luttes ont structuré l’histoire de la gauche française.

Le premier, que l’auteur nomme « socialisme d’en deçà », reprend à son compte la devise saint-simonienne : « à chacun selon sa capacité, à chaque capacité, selon ses œuvres ». Il a pour objectif une société du mérite et de l’équité dans laquelle chacun, partant du même point de départ, dispose d’opportunités semblables de développer ses capacités et d’en récolter les fruits. Ce courant, acceptant, voire consacrant certaines inégalités si tant est qu’elles soient fondées sur les capacités individuelles ou sur d’autres bases jugées légitimes, est aujourd’hui très largement dominant et trouve un écho dans les appels à l’égalité des chances, moteur des derniers quinquennats présidentiels. Faisant par ailleurs ressurgir la figure tutélaire de Saint-Simon, régulièrement convoquée pour qualifier tout politique invoquant « l’égalité réelle1 ».

À ce socialisme d’en deçà répond pourtant un socialisme de l’au-delà, dont les réflexions, mais surtout les créations et expérimentations, permettent d’envisager un monde débarrassé de la moindre inégalité. Celui-ci s’émancipe du mérite pour réaliser la formule « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». C’est ce versant de la pensée socialiste, aujourd’hui qualifié d’idéal inapplicable, voire d’utopie, que l’auteur se propose d’explorer, afin de restituer l’imagination sociale à l’œuvre dans un siècle au sein duquel, déjà, le socialisme d’en deçà est pressenti comme un obstacle à l’émancipation et une béquille du libéralisme naissant.

Cette exploration est menée à travers trois pensées individuelles, celles de Constantin Pecqueur et Louis Blanc, de François-Vincent Raspail et de George Sand. Délaissant l’étude du large et disparate mouvement des socialistes dits utopiques pour se concentrer sur quelques noms et leurs cercles, elle paraît ici particulièrement féconde. En évoquant successivement l’éphémère Commission du Luxembourg et les aspirations de Constantin Pecqueur et de Louis Blanc à une société juste par la réforme institutionnelle, le démantèlement de l’idée que l’inégalité de capacités individuelles justifie l’inégalité sociale à travers le prisme de l’émancipation individuelle et sociale prônée par Raspail, et la redéfinition des rapports individuels au sein de la communauté par George Sand, l’auteur illustre la diversité de ces doctrines. Enfin, cette méthode permet de dépeindre, en creux, les objections à l’égalité portées à la fois par les libéraux et les socialistes d’en deçà, et de leur opposer les conceptions nouvelles des théoriciens et théoriciennes étudiées.

Cette approche permet de dessiner progressivement un tableau plus large, attirant l’œil sur les interconnexions et parfois la complémentarité de cet échantillon de théories. Laissant deviner, à l’évocation de leurs entourages, une galaxie bien plus étendue de socialistes de l’au-delà, l’ouvrage permet de soulever une résistance commune face à des inégalités qui commencent alors à être présentées comme naturelles, irréductibles, voire nécessaires. Sans chercher à forcer une uniformité sur les doctrines évoquées, Ludovic Frobert dépeint ainsi la grande variété de ces systèmes de pensée, tout en en relevant la cohérence dans leur rejet d’un système libéral, individualiste et méritocratique alors en germe.

Évitant l’écueil d’une étude se voulant exhaustive des systèmes économiques et politiques prônés dans les théories qu’il évoque, l’ouvrage se concentre sur la capacité de création et d’imagination dont leurs auteurs font preuve afin de penser des réalités nouvelles dans lesquelles les inégalités n’ont plus de prise, comme autant de nouvelles voies d’émancipations. Cette approche permet de ne pas s’attacher outre mesure à l’accusation de « faiseurs de système » dont font l’objet ces socialistes de l’au-delà et qui leur a valu d’être souvent rejetés au rang d’utopistes, pour se focaliser sur leur capacité à dépasser les inégalités présentées hier et aujourd’hui comme infranchissables, et leur intransigeance dans l’aspiration à une société purement égalitaire.

C’est cette étude de l’écart et de la capacité d’invention qui constitue l’apport principal de cet essai. C’est en effet en s’éloignant des paradigmes supposés gravés dans le marbre par leurs adversaires que ces socialistes réussissent à conceptualiser cette société de l’au-delà. Or, alors que l’actualité de l’utopie est sans cesse réaffirmée, en témoigne l’importante quantité de publications, colloques et conférences touchant de près ou de loin à ce sujet, Vers l’égalité, ou au-delà ? prend toute son importance. L’ouvrage, précis et concis, permet une compréhension générale de ce socialisme aujourd’hui écarté et constitue un plaidoyer pour réintroduire au sein de la réflexion socialiste cette imagination de l’au-delà. Cette radicalité dans l’aspiration à l’égalité, nécessaire pour contrebalancer le monopole du socialisme de l’en deçà, est également indispensable pour permettre d’avancer vers un horizon émancipateur. Se joignant aux théories composant son corpus, Ludovic Frobert appelle à penser au-delà d’une égalité des chances qui cache une légitimation et une optimisation des inégalités, et à oser considérer que le bonheur est dû à tous afin de « remettre la créativité au cœur du socialisme ».

  • 1.Voir Pierre Musso, « Le hollandisme est un saint-simonisme », Libération, 4 décembre 2012 ; Bruno Cautrès, « Le saint-simonisme, une clé du macronisme », Le Monde, 1er mars 2018. Et contra : Michel Bellet, Ludovic Frobert, Juliette Grange, Antoine Picon, Christine Planté, Philippe Régnier et Michèle Riot-Sarcey, « Le macronisme est-il un saint-simonisme ? » [en ligne], Libération, 22 mars 2018.
ENS  Editions, 2021
200 p. 18 €

Étienne Lamarche

Titulaire d'une licence en droit (Paris-Nanterre, 2015) et d'un Master en « Histoire et anthropologie juridique comparées » (Paris-Nanterre, 2017) Etienne Lamarche est doctorant en Histoire du droit depuis novembre 2017. Son projet de thèse est intitulé : Le Droit dans les utopies réalisées, étude des systèmes juridiques dans les communautés icariennes et fouriéristes aux États-Unis (1843-1878).

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