
Hommage à Hector
Les conditions géopolitiques et sociales de la guerre ont été transformées au cours des dernières décennies, et rendent désormais obsolètes les catégories traditionnelles du conflit entre États-nations. Il faut élaborer une nouvelle sociologie de la guerre, qui permette de redéfinir ce phénomène en le distinguant des autres formes de violence.
D’une écriture vive et d’une érudition encyclopédique, l’odyssée de Gaïdz Minassian, journaliste au Monde et enseignant à l’Institut d’études politiques de Paris, rend hommage à Hector, dont il porte le deuil tout au long de ses quatorze chapitres. Certes, ce héros troyen, qui a abandonné femme et fils pour commander les troupes de son père, le vieux roi Priam, est un guerrier, mais un guerrier qui livre la bataille sans l’aimer, pour protéger sa cité et lui apporter la paix tout en assumant le destin qui l’obligera à « mourir à soi-même ». Nul doute qu’il partage la même mélancolie et le même univers tragique qu’Achille, son futur meurtrier, qui profanera son corps inanimé, et Ulysse, héros de l’errance et de l’épuisement. Mais alors que le premier est rendu impuissant par son vertige de puissance et le second est victime de la « vengeresse complexité du monde » (Pierre Hassner) que ses célèbres ruses ne parviennent à conjurer, Hector, lui, connaît et fait connaître les limites de sa mission, de son brio militaire, de sa détermination même et en tire des conséquences au vu et au su de tous, bien que dans une totale solitude.
Gaïdz Minassian souligne à raison la faiblesse, pour ne pas dire l’absence, d’une sociologie, et plus généralement des « sciences sociales » de la guerre, la discipline polémologique restant fortement dépendante de quelques grandes références, comme Clausewitz, ou de certaines doctrines, comme celle de Monroe. Mais l’absence criante de ce qu’on pourrait appeler des victory studies trouve ses raisons ailleurs : dans l’impossibilité même de penser la victoire autrement que comme la défaite de l’adversaire. L’on sait pourtant que la plupart des « victoires » sont à la Pyrrhus et n’annoncent que des ruines, à l’instar de celles qu’Élie Halévy, patriote français, et Bertrand Russell, pacifiste britannique, avaient prédites pour le Vieux Continent dès l’automne 1918. Une victoire non consentie, qui ne fonde pas une communauté égalitaire et universelle de destin entre le vainqueur et le vaincu, peut-elle relever d’autre chose que de purs rapports de force ? Comment ne pas évoquer ici Ibn Khaldûn, historien et penseur mort en 1406, qui dépeignait la condition du vaincu en termes de mélancolie et de dépérissement, de perte d’histoire propre, distincte de celle de ses maîtres ?
L’exercice auquel se livre l’auteur ne se limite cependant pas aux temps anciens : depuis de longues décennies déjà, la guerre devient indéterminée, impossible à circonscrire dans le temps et dans l’espace, ou à singulariser par rapport aux autres phénomènes de violence, tout comme la notion d’ennemi ne désigne plus une entité souveraine. Dans un monde où nombre d’États ont enjambé les siècles pour redevenir les forces miliciennes prédatrices qu’ils étaient à leurs origines, pour coexister avec d’autres milices qui assument également certaines prérogatives étatiques, les limites que les traités de Westphalie (1648) avaient dressées entre la guerre et la violence s’estompent, obligeant dans leur sillage la pensée polémologique à naviguer entre un post-moderne technologique et un pré-moderne stratégique. Comment définir la victoire contre le terrorisme ou l’« axe du mal », alors même qu’on est dans l’impossibilité de délimiter spatialement ou de fonder juridiquement la guerre contre un ennemi, qui lui-même refuse de se territorialiser, voire théorise la nécessité de transformer la planète entière en un seul front, comme c’est clairement le cas de la mouvance Al-Qaida avec ses multiples branches dissidentes ? Comment fixer les fameuses règles d’engagement dans une telle guerre, mais aussi celles de la sortie de la guerre ?
Le piège qui se présente aux décideurs comme aux chercheurs n’est d’ailleurs pas uniquement d’ordre logique ou opérationnel : les guerres d’États-nations, démocratiques au sens ancien du terme, avaient rendu anachronique la guerre entre entités westphaliennes et a fortiori pré-westphaliennes. Tout en engageant la cité dans ce qu’elle a de plus précieux et qui suscite le plus d’inquiétudes et de peurs, à savoir sa sécurité, la guerre moderne semble marquer un retour en arrière, dans la mesure où elle exige la mobilisation des forces de sécurité en interne et des forces armées désormais professionnalisées, voire privatisées, en externe. La cité se trouve ainsi dessaisie, en partie à sa propre demande ou par son manque d’intérêt, de toute compétence et partant de toute implication dans ce domaine de Gewalt qui détermine pourtant son quotidien.
Comme l’attestent les pages qu’il consacre à l’État islamique, qui mit une bonne partie de l’Irak et de la Syrie sous sa coupe totalitaire de 2014 à 2017, Gaïdz Minassian ne montre aucun signe de naïveté par rapport au monde du premier quart du xxie siècle. À preuve les guerres turques en Libye, en Syrie et au Caucase… qui mobilisent autant les drones que les mercenaires djihadistes, la menace ne se limitant d’ailleurs pas aux seuls groupes dits terroristes. C’est donc en connaissance de la gravité des situations que l’auteur invite ses lecteurs à rompre avec le fétichisme de la victoire, qu’elle soit redoutée comme un effondrement ou espérée comme une délivrance. Dans une conclusion qu’on pourrait qualifier de jaurésienne, il montre aussi la nécessité de redéfinir le domaine désormais largement intégré de la violence, de la coercition et de la guerre comme relevant pleinement de la citoyenneté démocratique : « À l’heure où l’humanité et la planète ne font qu’un, elles ne peuvent plus laisser les États décider pour elles, sinon ce serait la victoire des idées de Carl Schmitt. »