
Fenêtre sur l’Iran. Le cri d’un peuple bâillonné de Mahnaz Shirali
Le dernier livre de Mahnaz Shirali, Fenêtre sur l’Iran, s’inscrit dans le sillage de son premier livre, La Jeunesse iranienne : une génération en crise, publié il y a tout juste vingt ans. Après avoir analysé l’islam en France dans Entre islam et démocratie (2007), et l’histoire du xxe siècle iranien dans La Malédiction du religieux (2012), la sociologue exilée revient sur les jeunes d’Iran et prend la mesure du passage du temps et des générations. Elle renouvelle notre regard sur le pays « voilé » et ceux et celles qui ont vieilli, sans pouvoir vivre les temps insouciants de l’enfance.
Vingt ans après, l’enquête s’adapte au monde qu’elle étudie et aux conditions historico-technologiques de son objet. Dans ce pays où les chercheurs et les journalistes sont en prison, il n’y a pas d’autres moyens pour mener une recherche sociologique que d’ausculter les vibrations d’Internet. Mahnaz Shirali le fait avec virtuosité, et, en véritable épeire de la toile numérique, dresse un portrait de la société d’aujourd’hui, sans qu’un mouvement ni une onde ne lui échappent. Avec son style simple et rigoureux, elle décrit un peuple dépourvu de liberté et en mal de vivre : « Depuis quarante ans, les intérêts nationaux ont été tellement sacrifiés sur l’autel des ambitions expansionnistes des ayatollahs que les Iraniens sont nombreux à considérer que leur pays est sous occupation ». Mais sur le fond noir d’une société paralysée par la catastrophique gestion de ses dirigeants religieux, on découvre une jeunesse qui se bat pour la liberté et qui s’adresse à la communauté internationale pour se faire entendre, à défaut d’être entendue par les ayatollahs. Au milieu de ces cris de détresse, on voit pourtant surgir dans ces pages, physiquement, un peuple doté d’un très singulier sens de l’humour, capable de rire de ses malheurs tout en dénonçant courageusement ceux qui en sont responsables.
Fenêtre sur l’Iran lève aussi le voile sur la solitude des femmes qui ont du mal à obtenir le soutien des hommes dans leur combat acharné contre les lois islamiques et contre le patriarcat revitalisé par les ayatollahs. L’autrice décortique les mécanismes minutieux que ceux-ci ont mis en place pour dresser les uns contre les autres, pour créer des ségrégations sociales et des zones de non-droit, afin de mieux régner sur une société postrévolutionnaire.
La toile – Facebook, Twitter, Instagram, Snapchat, etc. –, avec son écran liquide, peut se rider tout à coup, s’affoler, monter à l’abordage puis retourner au calme. Elle peut, dans une crispation formidable, s’iriser pour dénoncer un crime d’État mais sans pour autant aller jusqu’à la dénonciation de la peine de mort, pas plus qu’au rejet de la patriarcalisation d’une société qui rend les femmes impuissantes – la loi islamique (la sharia) accordant tous les droits aux pères autant sur les femmes que sur leurs enfants : la patria potestas.
Page après page, l’autrice nous familiarise avec l’étrange monde des réseaux sociaux où, sous le règne du présentisme, le passé n’existe pas. Quant à l’avenir, il ne viendra jamais. Quelle mémoire pour cette « foule psychologique » – selon le mot de Gustave Le Bon que Mahnaz Shirali réemploie souvent à l’endroit du « peuple des réseaux » – quand les opinions varient comme les averses qui passent ? On peut être adulé un jour pour avoir posté un tweet ou une photo, et vilipendé un autre pour avoir osé dire un mot qui fâche. On ne peut nuancer, approximer, faire vivre dans le temps de l’histoire longue l’objet même de la détestation – auquel, comme à la « Chose » de Freud, on tient aussi.
Fidèle à la méthode d’observation participante, chère à Dominique Schnapper, dont elle fut l’élève attentive, Mahnaz Shirali se lance elle-même sur Internet – souvent par des tweets – où chacun sait reconnaître son style. Le défi qu’elle relève avec une grande maestria était de pouvoir être à la fois « observée et observatrice, actrice et chercheuse ». On découvre en même temps qu’elle l’écart « stupéfiant », qu’elle reconnaît lui avoir longtemps échappé, entre son regard nuancé de sociologue et la radicalité de la plupart des opposants qui n’ont d’autre construction idéologique que leur haine du régime. Cet écart la rend l’objet de nombreuses attaques et d’insultes sur Internet et lui dévoile l’effet destructeur de quarante-trois ans de politique sociale répressive sur la société iranienne. Malgré les incompréhensions et en dépit de la violence qu’elle subit, l’autrice exprime sa joie d’avoir enfin l’occasion de travailler avec les jeunes de son pays.
Enfin, sans jamais abandonner la « neutralité axiologique » de Max Weber, Mahnaz Shirali reprend de façon très arendtienne les interrogations de Dominique Schnapper sur le « principe abstrait de la citoyenneté », et s’interroge sur la nature des liens qui se tissent dans l’abstraction du virtuel. « Si la citoyenneté est le lieu abstrait de la modernité politique », l’abstraction du virtuel, qui rend possible le débat politique, favoriserait-elle la formation d’une sorte de modernité politique ? Imprégnée de la sagesse théorique d’une certaine tradition sociologique française, elle conclut que, tout comme la citoyenneté qui est un principe abstrait avec des conséquences concrètes dans la vie réelle, les réseaux sociaux, désincarnés, abstraits à leur façon, permettent aux individus réels d’agir d’une manière concrète. Consciente de la dualité psychologique des internautes, auxquels est très justement dédié l’ouvrage, agissant tantôt comme une foule déchaînée, tantôt comme des individus isolés, l’autrice de Fenêtre sur l’Iran arrive à dessiner un portrait différent de la société iranienne où nous entendons la voix d’une majorité silencieuse qu’aucun média n’a jamais reflétée.
La méthode que la sociologue développe pour pénétrer au cœur d’une société inaccessible à la recherche prend le pas sur sa relation personnelle avec son objet d’étude en sorte que Fenêtre sur l’Iran devient un livre sur la sociologie, ses règles et ses principes. Est pleinement assumé « le paradoxe des conséquences », comme dit encore Max Weber.
La France et l’Iran font parfois de très bons livres ensemble.