
Mahmoud ou la montée des eaux d'Antoine Wauters
Le roman fait entendre ce qui se tait quand parlent les armes : l’exil forcé, les familles dissoutes, la folie dictatoriale. Il y a des vies qu’on sauve en les hissant en littérature.
Mahmoud ou la montée des eaux est l’histoire d’un poète face à une guerre qui dure et une liberté qui ne vient pas. Antoine Wauters raconte, dans ce roman en vers libres, ce que la guerre fait aux hommes. On y croise des existences ordinaires, jetées dans une histoire qui les dépasse. Sarah, Mahmoud et Nazifé sont autant de vies, comme des centaines de milliers d’autres, brisées par le régime de Bachar el-Assad. Pourtant, ces trois vies montrent qu’il ne faut jamais désespérer de la langue et de sa capacité à révéler la part tragique de la guerre. La mise en récit continue du monde échoue à dire l’ampleur de la tragédie syrienne. Dans un article publié en 1994 dans Libération, « Notre parole », Valère Novarina alertait déjà sur l’incapacité des médias contemporains, « pris dans un modèle tout mécanique du langage », à faire autre chose que « l’étalage des choses mortes ». Il en déduisait notre besoin de revenir à d’autres formes de narration du monde, à la fois aériennes et intelligibles, comme la poésie.
Antoine Wauters écrit avec ce qu’on ne peut pas comprendre : la torture permanente, l’assassinat méthodique, la volonté de briser et d’étouffer ce qui nous soulève. Ce qui frappe à la lecture, c’est pourtant l’infinie délicatesse des mots et des gestes, une écoute secrète et pleine de grâce à ce que le vivant peut encore nous apprendre. Il faut prendre garde ici à « ne pas blesser l’eau », plus loin à « murmurer un poème aux insectes », comme si nous leur devions une dette infinie. Ces images essayent de combler le fossé creusé par la guerre. Elles tentent de réparer des paysages et des hommes qui saignent. L’enjeu n’est pas de savoir si la poésie conjure ou adoucit la guerre, mais d’en comprendre le rôle comme moyen de traverser la guerre et tout ce qu’elle porte d’irrémédiable : le désespoir, la destruction, la mort. L’écriture rend les images perméables : le bruit des bombes, le goût des cendres, la forme des corps suppliciés, mais aussi, comme s’il fallait les sauver du désastre, l’odeur du café brûlant, une barque solitaire sur un lac, un chant qui s’échappe d’un minaret. Cette littérature porte témoignage. Loin de consoler, elle creuse les plaies du monde, appuie encore et encore, jusqu’à l’étourdissement.
La poésie de Wauters ouvre à un autre monde. Elle protège contre cette seconde mort, l’oubli, et prend racine, en silence, au milieu de nos imaginaires qui ne savent plus imaginer la guerre, pendant que les bombes continuent de pleuvoir, en Syrie, en Ukraine et dans tant d’autres régions. Le roman fait entendre ce qui se tait quand parlent les armes : l’exil forcé, les familles dissoutes, la folie dictatoriale. Il y a des vies qu’on sauve en les hissant en littérature.