
Mystère Michéa de Kévin Boucaud-Victoire
Portrait du maître et « penseur-culte », forcément culte, par un fan de la « génération Michéa », en quatre chapitres : sa critique compacte du libéralisme, de tous les libéralismes (l’économique autant que le culturel, mis dans le même sac) ; son aigreur envers la gauche, toute la gauche (qui a dissous le socialisme) ; sa défense du peuple voire du populisme, qui incarnent à ses yeux la common decency, un concept emprunté à Orwell ; le sens de sa doctrine, réuni dans la formule : un « anarchisme conservateur ».
Tout cela est exposé clairement et distinctement, avec le souci de préciser les sources intellectuelles de Michéa et sans esprit polémique excessif, même si Michéa ne se prive pas, dans ses écrits, de régler des comptes avec des adversaires multiples. Dans la conclusion, intitulée « Le michéisme est-il possible ? », Kévin Boucaud-Victoire répond d’autant plus volontiers par l’affirmative que « l’actualité semble lui avoir donné raison ». L’actualité ? Celle des Gilets jaunes, sans doute, qui confirment ses vues et que Michéa qualifie de « révolutionnaires ». De fait, dans le « mystère Michéa », il y a celui d’un homme qui critique avec beaucoup d’acuité la misère de la droite et plus encore celle de la gauche en France, et qui n’est pourtant reconnu que par un cercle assez restreint (les catholiques décroissants de la revue Limite, qui publient Boucaud-Victoire dans la maison d’édition qu’ils viennent de créer, en font partie). Il faudrait expliquer le mystère de ce manque de reconnaissance, de cette méconnaissance ou de cette ignorance, à droite et à gauche. Rupture avec des convictions trop reçues, paresseuses, qui arrangent bien chaque camp ? Critiques d’un redresseur de torts à la fois brillant et arrogant (surtout des torts de la gauche culturelle – celle de 1968 et de 1981 – et de sa trahison des classes pauvres) ? Boucaud-Victoire classe en tout cas Michéa parmi les grands incompris de la vie intellectuelle, vitupéré à gauche comme un penseur de droite, et fort goûté par une certaine droite que son « conservatisme » séduit, même si elle est gênée aux entournures par son « anarchisme ».
Au vrai, ce classement à droite ou à gauche n’a pas grand intérêt. Ce sont la pensée et ses arguments critiques qui importent. De ce point de vue, si ce portrait intellectuel est plutôt réussi, par un admirateur qui connaît son sujet, le compte n’y est peut-être pas pour les arguments. Et cela éclaire involontairement la faible réception de Michéa. Ainsi, l’élucidation de la notion de « commune décence » mériterait quelques explications supplémentaires. Cette disposition, ni kantienne, ni rousseauiste, ni religieuse, ni politique, ne relevant pas non plus des vertus morales privées et encore moins du socialisme scientifique, qu’est-elle au juste ? Selon Boucaud-Victoire, elle relève de la « tradition anarchiste de l’entraide ». C’est le « sens commun qui nous avertit qu’il y a des choses qui ne se font pas », « une ressource dont dispose encore le peuple d’en bas », des « aptitudes à donner, recevoir et rendre » qui restent en partage à « l’homme ordinaire », aux « petites gens » qui font l’expérience de l’injustice. J’ignore si Michéa est fidèle à la définition ou à la conception qu’en avait Orwell. Mais selon le philosophe Bruce Bégout, auteur d’un essai sur le sujet, « l’homme ordinaire n’a nul besoin de solliciter une autorité supposément morale pour savoir ce qu’il est juste ou non d’effectuer[1] ». Pour séduisante qu’elle soit, la « décence ordinaire » ainsi définie a irrésistiblement des airs de pétition de principe, inventée pour les besoins de la cause des petites gens, la dernière tribu de « bons sauvages » ou la seule classe encore un peu messianique qui reste – même si, à titre individuel, on n’y est pas parfait non plus, comme Orwell l’avait bien vu.
La commune décence est « politiquement anarchiste », dit Bégout, et Boucaud-Victoire avance l’idée d’un « anarchisme conservateur » pour définir la doctrine de Michéa. Les oxymores, en général, donnent à penser la force d’un paradoxe. Là, on ne voit guère comment l’anarchisme, contestation (souvent libertaire) de tout pouvoir, peut s’allier avec un conservatisme (des valeurs) et donner un résultat intellectuel et pratique consistant. Ce sont des termes qui s’annulent. Même s’il s’agit d’une boutade qui désigne surtout une sensibilité, la formule « conservatisme + anarchisme » renvoie plutôt à la vraie difficulté de Michéa : celle de donner corps à une pensée politique digne de ce nom. C’est à peine si dans le livre de Boucaud-Victoire, le mot « démocratie », c’est-à-dire la question politique, apparaît. C’est pourtant la question dans une philosophie qui condamne en bloc tous les libéralismes au moment où l’illibéralisme politique fait florès. Les critiques de Michéa contre la gauche bobo, distributrice de droits « sociétaux » à tout-va à toutes les minorités, en pratiquant l’oubli des classes défavorisées (de la lutte des classes) et le mépris du peuple, donc en sacrifiant le « social » et finalement le socialisme et le peuple des pauvres, sont certes bien ajustées, sauf que Michéa se garde bien d’indiquer la voie d’une solution politique dans ce conflit entre le sociétal et le social, de même qu’il ne dit rien ou très peu de ce que pourrait être une « voie socialiste » digne de ce nom aujourd’hui, après ses multiples effondrements au xxe siècle.
Boucaud-Victoire tente d’arracher son « conservatisme » à la droite, en précisant que tous les droits dits sociétaux ne sont pas remis en cause par Michéa. Mais lesquels sont retenus par lui, et au nom de quoi ? Quand on lit, dans une récente « Lettre à propos du mouvement des Gilets jaunes », adressée en novembre 2018 à ses amis et passablement démagogue, les noms d’oiseaux que Michéa distribue généreusement à toute la gauche, des socialistes à l’extrême gauche, ou comment il dézingue les « écologistes de cour » et dénonce les poussées « pinochetistes » et policières du pouvoir de Macron, force est de constater non pas qu’il est bien à droite, mais que l’assurance d’être seul contre tous lui a fait perdre le sens commun.
[1] - Bruce Bégout, De la décence ordinaire. Court essai sur une idée fondamentale de la pensée politique de George Orwell, Paris, Allia, 2008.