
Les orphelins de François de Bernard Gheur
Ce livre révèle un aspect peu connu de François Truffaut : celui de conseiller littéraire. Le romancier et journaliste Bernard Gheur nous dit sa dette à l’égard de Truffaut dans un double mouvement : celui de la reconnaissance (gratitude) qui conduit à la connaissance d’un homme qu’il n’a fait qu’entrevoir, de loin, une seule fois, à Cannes. Adolescent, l’auteur découvre Les Quatre Cents Coups, il écrit à Truffaut son admiration ; longtemps après, il lui envoie une nouvelle, Truffaut répond et l’encourage dans sa vocation littéraire. La suite relève du conte de fées : B. Gheur lui soumet le manuscrit d’un roman, Le Testament d’un cancre. Truffaut l’annote. Une fois le manuscrit accepté par Albin Michel, Truffaut en rédige la préface. Le dialogue entre le cinéaste et l’écrivain ne cessera qu’à la mort du premier.
Les Orphelins de François est une autobiographie éclairée par la présence du cinéaste, avec le souci de dessiner une image de Truffaut qui ne se réfère pas seulement au témoignage de l’auteur. Pour approfondir sa connaissance de Truffaut, B. Gheur, en journaliste averti, interroge des proches : sa femme, Madeleine Morgenstern, et Claude de Givray. M. Morgenstern, à la voix juvénile et rieuse, révèle, avec beaucoup de fraîcheur, sa vie avec son mari, la vie aussi de son père, Ignace Morgenstern, distributeur et producteur de films, dont l’existence est traversée par les tragédies du xxe siècle : antisémitisme, totalitarisme. Elle dresse un portrait plus nuancé qu’habituellement de Truffaut jeune critique : à propos de la Nouvelle Vague, loin du « dégagisme », « ces jeunes gens avaient un but : faire du cinéma. Ils ne voulaient pas que les autres s’en aillent ; ils voulaient qu’ils leur fassent de la place ». À cet égard, M. Morgenstern rappelle cette phrase de Bernanos que son mari adorait : « J’ai compris que la jeunesse est bénie – qu’elle est un risque à courir – mais ce risque même est béni. » Elle évoque encore l’après-guerre et « le grand éblouissement du cinéma américain », qui trouve un écho dans les souvenirs de son interlocuteur, passionné par les westerns qu’il voyait enfant, accompagné par une grand-mère, veuve très jeune d’un ingénieur des Mines, personnage mythique parcourant le Canada à cheval. Sur le ton de la conversation, B. Gheur souligne ce que sa jeunesse doit au cinéma : tournage de films durant l’adolescence, recherche de jeunes actrices, premières amours. La vie de ces adolescents liégeois n’avait rien de tragique : ils cherchaient obstinément à découvrir la vie, dans un collège de jésuites (sévère préfet de discipline cinéphile, admirateur de Bergman), dans la rue pleine de filles (futures actrices) à la sortie des classes.
Évoquant les derniers moments de Truffaut, M. Morgenstern rappelle la visite du père Jean Mambrino : « Il a écrit de très beaux poèmes, pas particulièrement religieux. Je me souviens d’avoir entendu rire les deux hommes. François interrogeait le prêtre sur la mort, l’au-delà. Après le départ du père Mambrino, François m’a dit : “Il n’en sait pas davantage que moi.” » Dans ces récits entrecroisés, une place est accordée aux rêves, celui de M. Morgenstern : « Je l’aime encore. Je rêve souvent de lui. Je lui dis : “Pourquoi m’as-tu quittée ? Pourquoi es-tu mort si tôt ?” Je lui fais des scènes affreuses. » B. Gheur raconte son rêve : « Madeleine me dit : “Ne vous inquiétez pas, Bernard. François va arriver…” […] C’est le jeune homme pâle que j’ai vu sur la Croisette. “Allez-y, me dit Madeleine, souriante. Vous avez assez attendu.” François a l’air un peu interloqué. Il me dit : “Pas un visage… Un nom… Oui, un ami.” » Comme l’écrit François Truffaut, « dans le gruyère des cinéastes, les trous sont pleins d’esprit ».