
Histoire de l'immigration algérienne en France, d'Emmanuel Blanchard
Par-delà l’apparente incommensurabilité des expériences d’un siècle et demi d’immigration algérienne en France, Emmanuel Blanchard parvient à en faire la synthèse avec audace et pédagogie.
Cette étude s’emploie à déconstruire les idées reçues. Ainsi, si l’arrivée des Algériens fut dès les années 1920 considérée comme un problème, générateur de représentations et de pratiques hostiles, c’est pourtant la colonisation, en bouleversant les structures sociales et foncières, qui poussa les Algériens à trouver de nouveaux moyens de subsistance. De même, le Maghreb est perçu depuis une trentaine d’années comme la frontière, sinon le poste avancé d’une Europe devant se protéger de migrants menaçants, alors que les migrations ont été orientées en sens inverse un siècle durant. Les communautés villageoises indigènes partageaient le lieu commun du déracinement, redoutant que l’émigré n’oublie ses racines au profit des tentations de la métropole. Pour autant, bien que l’émigration de l’entre-deux-guerres procédât d’une déstructuration de régions rurales encore très cloisonnées, une partie de leurs habitants s’ouvrait cependant à de nouveaux espaces et à certaines innovations sociales.
Emmanuel Blanchard étudie précisément les rapports que les indigènes entretenaient avec leur propre espace social : « catégorie d’identification administrative, politique de gestion coloniale et de grandeur diplomatique d’un côté ; substrat culturel, pratiques religieuses et mobilisations politiques de l’autre ». Ainsi, l’islam comme religion vécue n’émerge qu’incidemment dans l’historiographie de l’immigration : « Les pratiques religieuses ordinaires y sont quasiment invisibles alors que leur perpétuation, mais aussi certains accommodements et éloignements ont été centraux dans l’exil loin du dâr al-islâm. » Bien que la catégorie de musulman utilisée par l’administration coloniale eût avant tout des fondements ethno-raciaux, la France chercha, durant l’entre-deux-guerres, à défendre son rang de « puissance islamique » et les pouvoirs publics s’essayèrent à une « politique musulmane ».
Grâce aux récents travaux recueillant la parole de descendants d’Algériens, Blanchard interprète le refus des jeunes générations de reproduire le schéma de leurs parents, qui ont toujours « subi sans résister », comme étant le contrecoup d’une transmission ténue dans les familles et longtemps restée cantonnée à des cercles militants restreints. Des années 1920 aux années 1960, l’immigration algérienne fut en réalité nettement politisée. C’est en métropole, dans la solitude de l’émigration et dans la découverte de nouvelles sociabilités, que les solidarités de proximité furent dépassées, tout comme les différences sociales ou linguistiques. Un nouveau cadre d’appartenance s’affirma : la nation, s’articulant avec la communauté musulmane. Le livre décrit également le combat pour l’indépendance mené dans l’arène métropolitaine, avec une stratégie d’internationalisation du conflit.
L’expression « travailleur immigré », symptomatique d’un réductionnisme économique, s’est imposée au cours des années 1960 pour nommer les « Français musulmans » devenus « Algériens » et venus pour « reconstruire » la France. Le portrait des familles et des jeunes discriminés en France bat en brèche le préjugé d’une immigration « d’hommes sans femme » qui aurait été compensée par le « regroupement familial » du milieu des années 1970 : « Les émigrés d’Algérie n’ont pas attendu que les politiques publiques s’intéressent à eux pour mettre en œuvre leurs projets familiaux. » La lutte contre la « sur-occupation » ou l’« insalubrité » des logements et les objectifs d’« harmonie sociale » limitaient une immigration familiale considérée comme « indésirable », tandis que celles dites « européennes » étaient encouragées.
La conclusion de l’essai évoque ces footballeurs, nés et formés dans l’Hexagone, ayant joué pour les équipes de France, qui sont « emblématiques d’un espace des réalisations professionnelles et personnelles franco-algérien ». Loin de se résumer aux conflits de la période coloniale, les récits entrelacés de l’Algérie et de la France prennent vie dans des « bi-appartenances », des « doubles présences » et des circulations qui forment le prolongement diasporique de l’Algérie.