
La chapelle de la rue Blomet
Le dernier ouvrage de Jacques Lebrun, La Chapelle de la rue Blomet, paraîtra en mars 2020 aux éditions des Belles Lettres. Retrouvé dans l’appartement de l’historien, peu après sa disparition en avril 2020, le manuscrit relate une expérience inaugurale, initiatrice d’une trajectoire intellectuelle singulière. En voici les premières pages.
Jacques Le Brun (1931-2020), figure discrète, est pourtant l’un des auteurs dont les travaux auront profondément marqué l’histoire des institutions et de la littérature chrétiennes. Élève de Jean Orcibal, il partageait avec Michel de Certeau, dont il était l’ami proche, la même approche des textes, qu’il estimait devoir lire et relire, jusqu’à l’incorporation, avant de commencer à en parler. Lecteur infatigable et homme de revues1, il se mit à écrire tardivement. Certains de ses grands ouvrages furent composés après avoir quitté en 2000 sa direction d’études à l’École pratique des hautes études, où il enseignait depuis 1978. Parmi eux citons : Le Pur amour. De Platon à Lacan (Seuil, 2002), Le Pouvoir d’abdiquer. Essai sur la déchéance volontaire (Gallimard, 2009), Le Christ imaginaire au xviie siècle (Jérôme Millon, 2020). Grand spécialiste de Bossuet et de Fénelon, dont il édita les Œuvres dans la Bibliothèque de la Pléiade, il devait inscrire leur querelle autour du « pur amour » dans le cadre d’une longue histoire qui débute à l’Antiquité et remonte jusqu’à nos jours. Il s’est éteint à Paris le 6 avril 2020, emporté par l’épidémie de la Covid-19, et laisse derrière lui une œuvre considérable, ainsi qu’un manuscrit inédit, découvert dans son appartement, qui tranche singulièrement avec le reste de ses écrits et s’apparente à un testament littéraire : La chapelle de la rue Blomet, publiée ce mois-ci également, par les soins de Cyrille Habert et François Trémolières, aux Belles Lettres, dans la collection « Encre marine ». En voici les premières pages.
Des souvenirs se construisent et s’organisent en images et en discours, en nouvelles pensées où se retrouvent ou se créent les pensées de jadis. Il faut l’écart du temps, des pertes et des sédimentations, pour que cette distance révèle sa fécondité ; car le temps et l’absence sont conditions du souvenir et de la possibilité même d’écrire. Les images que nous présentons ici, parmi d’autres, soit plus intimes et peu capables de s’accompagner de mots, soit redoublant comme en multiples échos celles que le temps nous a fait croire fondatrices, ces images ne sont donc pas des fragments d’autobiographie. Elles ne racontent pas une vie mais en recueillent des échos dans des présents. Le temps ne s’y déroule pas homogène ou linéaire, il se brise sous l’effet des événements du monde, et sous celui des altérations du corps qu’imposent maladies ou accidents, il fait vaciller l’avant et l’après, il fait aussi apparaître des points de lumière ou plutôt d’une éclatante obscurité ; ni révélations, ni épiphanies, mais possibilité d’ouverture à un futur, ce futur qui permettra un jour de les penser, de les dire, de les construire et de les écrire en forme de généalogies. Souvenirs, et en même temps lieu, tardivement reconnu, où inscrire ces pensées ; la meilleure expression qui pourrait, en un seul mot, définir ces éclats, comme d’un métal, ou ces copeaux, comme du morceau de bois, ce serait des Denkbilder, des « images de pensée ». N’est-ce pas outrecuidance que de reprendre ce mot mis en titre d’un des livres les plus attachants de Walter Benjamin ? Ce serait plutôt, de notre part, le témoignage d’une dette. En effet, les textes de Walter Benjamin, depuis la lointaine époque où peu de ses écrits avaient été traduits en français jusqu’à aujourd’hui, nous ont toujours accompagné ; ses écrits sur le tragique et sur le drame baroque allemand, le Trauerspiel, qui inspireront des lectures d’un mystique comme Angelus Silesius, ses écrits sur les passages et les rues de Paris, des livres qui accompagnent toujours les pas de qui, né à Paris, y a, sauf involontaires parenthèses, toujours vécu et déambulé ; et citons aussi les écrits de Walter Benjamin sur les charmes d’une bibliothèque, des jouets et des livres d’enfants. Ce qu’il appelle Trauer, est-ce ce que disent les habituelles traductions « deuil » ou « tristesse » ? N’est-ce pas plutôt le saisissement que suscite l’approche inattendue d’une question sans réponse ?
Les pages suivantes ont peut-être pour seule fin de témoigner de dettes multiples : or une dette ni ne se refuse ni ne s’accepte ; elle s’impose et se reconnaît même si elle prend la forme du hasard ou des circonstances de l’histoire et de la vie. D’où le rôle de la généalogie, point seulement celle qui est offerte par la nature, celle d’une famille, dans l’évidence de l’antériorité et de l’involontaire transmission, mais aussi celle qu’institue un travail en ses conditions intellectuelles, sociales et affectives, marquée de choix, de lacunes, de résurgences et de transformations : chacun reconnaît par son écriture n’être qu’un provisoire jalon entre ceux qui, en multiples domaines, l’ont précédé et ceux qui bientôt le suivront. La succession des dates n’est que le cadre selon lequel se construisent, avec toutes les inflexions de ce qu’évoque le mot Trauer, d’intimes généalogies, qui forment les lieux sans cesse renouvelés de cette reconnaissance. Mais cette reconnaissance a pour condition la mort de ce passé qu’incessamment elle construit. Rien, sauf l’écrit, n’en porte trace.
Une scène inaugurale
Un dimanche ordinaire, dans les années 1930. La messe du dimanche à 11 heures dans la chapelle de la rue Blomet, à l’endroit où la rue s’infléchit vers la gauche pour rejoindre la rue Lecourbe. C’est une plutôt grande chapelle, sans caractère, annexe de la paroisse Saint-Jean-Baptiste-de-La-Salle, trop éloignée dans ce quartier assez densément habité. L’église est pleine, et il n’est pas dans les premiers rangs, pas non plus au fond, plutôt au milieu, cerné par les nombreux fidèles habillés comme lui « en dimanche ». L’atmosphère néanmoins n’est pas mondaine, on ne vient pas ici pour se montrer ni pour rencontrer des connaissances, plutôt une démarche sérieuse, sans excès de dévotion, sans manifestation de piété qui soit hors des formes convenues.
Alternent des lectures en français, où l’on reconnaît des bribes d’une histoire « sainte » apprise dans les livres et dans les séances de catéchisme des Dames du Cénacle de l’avenue de Breteuil, puis des paroles en latin, et des silences, des moments où l’on s’assied, des moments où l’on s’agenouille et des moments où l’on reste debout, immobile. Gravité et sérieux, le sentiment de l’indéfinissable importance d’un temps distinct du quotidien, raisonnable toujours. Quelque chose va rompre cette atmosphère, au bout d’un long moment de paroles chuchotées au loin. Un son grêle va ouvrir, avec la surprise qu’il suscite, une séquence de caractère tout différent. La clochette qu’agite au loin le jeune garçon portant une aube rouge et un surplis blanc déclenche un mouvement dans la foule, chacun se lève, s’il était assis, et incline la tête ; on lui a appris qu’à ce moment nul ne doit regarder là-bas, vers le lieu où officie le prêtre. Le prêtre fait son office, les fidèles sont dans un autre monde, un monde profane, isolés dans l’espace et par l’absence du regard. Comme les autres dimanches, il imite les autres fidèles, ses parents, tous ceux qui remplissent la chapelle et qui inclinent la tête vers le sol.
Cette fois pourtant, quelque chose se passe, imprévu, qui ne s’est jamais produit les autres dimanches. Il ne suit pas le mouvement de l’assistance, il garde la tête levée avec l’intention précise de voir ce que les autres, et ses parents à ses côtés, évitent ou refusent de voir. Il « voit », mais il voit « rien », non pas une pure et simple absence, mais il voit que c’est devant « rien » que les têtes se baissent en un geste de respect et de vénération. À l’avant de l’église, là où le prêtre officie, on voit ce dernier élever l’hostie, une hostie tout à fait ordinaire, sans qu’on puisse « voir » quoi que ce soit qui susciterait ou expliquerait le mouvement collectif des fidèles inclinés. Mais s’il semble ne voir que ce que les autres pourraient voir, il est frappé par ce « rien » qui s’offre à sa vue. Il ne se passe rien de ce dont on lui a parlé, rien d’extraordinaire, rien de « sacré », rien qui troue ou brouille l’ordre des choses, l’ordre de ce qui s’offre aux yeux. Cependant, il ne lui vient pas à l’esprit qu’on l’aurait trompé, qu’on aurait par ruse essayé de lui faire croire des erreurs ou des balivernes, qu’il y avait « quelque chose » à voir qu’on ne devait pas voir. Bien plutôt, il ressent une sorte de reconnaissance qu’on lui ait permis, bien involontairement puisque ce n’est que par transgression qu’il a pu s’en rendre compte, de découvrir que l’adoration s’adressait à un « rien », un « rien » qui n’est « rien » de ce que peuvent voir les yeux, de ce que l’on peut percevoir par les sens. Il y aurait donc un « rien » capable de susciter le mouvement de la foule, un « rien » dont on ne dit rien, dont il n’y a rien à dire, mais qui est, plus que tout, important.
Il sait qu’il vient de recevoir un privilège, un privilège qu’il doit à sa seule volonté et à sa transgression des rites et des croyances, le privilège de savoir. Désormais, tout sera comme avant, mais tout est devenu tout autre par ce « rien » découvert derrière les apparences : le monde, les êtres et les choses seront minés de l’intérieur par ce « rien » devant lequel on s’incline, mais paradoxalement ce « rien » est ce qui permet aux êtres et aux choses de ne pas être pure apparence, de ne pas être seulement ce qui se montre, ce qui se voit, ce qui se touche et cause sensations et affects ; ce « rien » leur permet d’être supportés, d’être soutenus, peut-être provisoirement mais peut-être durablement (au-delà et en deçà de tout ce qui est « religion », « sacré », moment liturgique, etc.), d’exister par ce « rien ». Sa vie sera peut-être marquée, lestée par l’effondrement des certitudes de ce qui est, de ce qu’il a su, mais ce sera au bénéfice de toute la positivité que comporte la négativité de ce « rien ». Le « rien » est à la fois insaisissable et indéfinissable, il ne pourra dire à l’avance quand et comment ce « rien » soutiendra, tout en les minant de l’intérieur, pensées, projets, sentiments, croyances, actes, en un mot, vie.
La négation est entrée dans sa vie et en sera le signe, non pas destructeur, mais constructeur, le « rien » donnera l’être dans le moment même où il en révélera la caducité ; c’est un moment inaugural que cette messe de la rue Blomet dont le souvenir en lui ne s’effacera jamais. Sans doute la construction d’un « athéisme », mais un « athéisme » qui ne serait pas « athée », mais qui se lèverait au-delà et en deçà de tous les theoi devant lesquels on baisse la tête, une négation qui serait constructive d’une pensée et d’une vie (vie à venir en ce jour des années 1930), et d’un travail de critique et d’histoire : un moment « historique », un moment (un dimanche matin en 1938) et un lieu (une chapelle à Paris) deviennent le point de départ d’une histoire.
C’est un moment inaugural que cette messe de la rue Blomet dont le souvenir en lui ne s’effacera jamais.
- 1.Il a collaboré avec la revue Esprit au début des années 1980. Voir, notamment, Jacques Le Brun, « De la spéculation à la morale. La Bible dans le catholicisme français au xviie siècle », Esprit, septembre 1982.