
Un nouveau Mounier ?
La publication du premier tome des Œuvres complètes d’Emmanuel Mounier aux Presses Universitaires de Rennes, entreprise par l’Association des amis d’Emanuel Mounier, rend accessibles les travaux rédigés par l’auteur jusqu’au lancement de la revue Esprit. On y découvre la profondeur spirituelle de son christianisme, ainsi que les sources de sa pensée philosophique et de son engagement social.
L’Association des amis d’Emmanuel Mounier vient d’entreprendre une œuvre considérable : l’édition des Œuvres complètes d’Emmanuel Mounier. Le premier des sept volumes prévus vient d’être publié aux Presses universitaires de Rennes. Il s’agit de réunir tous les textes écrits par Mounier, non seulement les articles déjà rassemblés dans l’édition des Œuvres au Seuil à partir de 1961, mais tous ceux parus dans Esprit ou dans d’autres publications, repris dans l’ordre chronologique. L’objectif des éditeurs est de mettre en évidence la présence intense de Mounier au contexte historique, politique et spirituel de son époque.
Les éditions du Seuil ont depuis longtemps refusé une réédition des œuvres, et le projet de reprendre les sept volumes en poche a été interrompu après seulement deux tomes1. Quelques éditeurs, dès la fin du xxe siècle, ont réédité des textes de Mounier : Le Seuil, Parole et Silence, Desclée de Brouwer, les Presses universitaires de Rennes, Le Félin. De nombreux textes ont été publiés dans le Bulletin des Amis d’Emmanuel Mounier (notamment, les directives spirituelles du mouvement Esprit), publication modeste mais fort utile ! Un recueil relativement récent regroupe un choix de lettres, des extraits des carnets, et des inédits sous le titre Mounier et sa génération2. Plus récemment, sous l’impulsion et la direction de l’historien Bernard Comte, ont été republiés en fac-similé les numéros d’Esprit parus sous la censure de Vichy3. Avec ce remarquable travail d’édition critique s’inaugure le choix des éditions ultérieures.
Cette présentation de l’état des éditions ou rééditions de textes de Mounier peut donner une idée de l’utilité et de l’ampleur de l’entreprise de publication des Œuvres complètes, sous l’impulsion de l’Association des amis d’Emmanuel Mounier, avec la collaboration de François Denoël, Jacques Le Goff, Yves Roullière, Nadia Yala Kisukidi et Jean-François Petit.
Le premier volume regroupe le maximum des textes de Mounier de 1922 à 1932, moment où va paraître le premier numéro d’Esprit. Les textes les plus anciens sont un recueil de dissertations rédigées par Emmanuel Mounier au cours de son année de philo au lycée, qui fut pour lui une véritable « révélation de la philosophie ». Dans sa remarquable introduction à ce premier volume, Yves Roullière souligne l’exceptionnelle richesse de ces textes et l’étonnante maturité qu’ils manifestent. « Sa formation parallèle depuis le début du lycée, en effet, se ressent avec bonheur dans ces dissertations. » Cette formation, Yves Roullière la contextualise de manière éclairante. C’est en effet dès 15 ans que Mounier devint un adhérent actif de l’Association catholique de la jeunesse française. Celle-ci est alors, avec le Sillon et l’Action française, « le mouvement auquel adhèrent le plus grand nombre de jeunes catholiques ». Ce mouvement avait été fondé par le pape Léon XIII dans la continuité de l’encyclique Rerum novarum. « La caractéristique de l’ACJF était d’allier fortement formation religieuse et formation à l’action sociale ainsi que d’être fortement implantée dans les paroisses. L’ouverture sociale du mouvement est attestée par la richesse des thèmes étudiés : analyse et commentaire de la vie économique, politique et sociale, étude des doctrines socialistes, du syndicalisme, de la CFTC, de la vie de l’Église. » Yves Roullière note que ce mouvement « consacre l’entrée en force des laïcs dans l’Église et comptera parmi ses membres les plus solides adversaires de l’Action française et les plus zélés promoteurs de la démocratie chrétienne ». Il faut souligner également l’influence importante sur l’ACJF du philosophe Maurice Blondel et de l’Action populaire, mouvement créé par les jésuites, qui apporte à l’ACJF la richesse de la réflexion de la Compagnie de Jésus et son engagement social, civique et éducatif.
On comprend donc que, lorsque paraît Esprit en 1932, Mounier a bénéficié d’une formation philosophique exceptionnelle. De plus, quelques textes mettent en évidence l’orientation mystique de Mounier, la vie spirituelle étant pour lui au fondement de toute l’existence. Cette richesse se manifeste avec évidence dans le long article intitulé « Orientations spirituelles du mouvement Esprit ». Une version allégée de ce texte constitua le premier article de Mounier dans sa revue (« Refaire la Renaissance »).
Cette impression de lire un auteur déjà en pleine possession de ses moyens se confirme dans le diplôme d’études supérieures : « Le conflit de l’anthropocentrisme et du théocentrisme dans la pensée de Descartes ». C’est un essai philosophique de soixante pages sur Descartes, où s’exprime le débat de Mounier avec la philosophie classique. Mounier cherche notamment à dévoiler un engagement spirituel profond de Descartes. Par ailleurs, il s’emploie à dépasser la cassure, l’exclusion réciproque du théocentrisme et de l’anthropocentrisme, en posant la possibilité d’un humanisme chrétien.
Parmi les découvertes passionnantes auxquelles nous convie ce volume, on trouve un corpus important des articles de Mounier donnés aux Davidées pour leur revue. L’engagement de Mounier avec cette association d’institutrices catholiques exerçant dans l’enseignement public apparaît très important. La clarté de l’écriture à visée pédagogique étonne ; la liste des articles est très révélatrice : « Comment comprendre et expliquer un texte philosophique », « De l’esprit philosophique », « De la sincérité envers soi-même », « L’événement et nous », « Temporel et spirituel », « Défense de la civilisation », « Le langage et la pensée »…
Ce volume dévoile la profondeur spirituelle du christianisme de Mounier. Quelques textes très forts en témoignent. Citons notamment la méditation sur l’égalité d’humeur où, sous la forme d’une lettre sur la direction spirituelle que Mounier s’adresse à lui-même, il convoque à la fois saint François d’Assise et saint Ignace. Yves Roullière résume bien l’enjeu de ce texte : « Plus qu’une mystique de l’action, on voit déjà à l’œuvre une action fondée sur la mystique, l’union à Dieu, au Christ. »
Cette profondeur spirituelle n’est pas pour autant une négligence du temporel. Dès ces années d’études, un long texte sur la critique de la démocratie soulève des questions bien présentes aujourd’hui ! Et sur sainte Thérèse, une conférence inédite de 1931 aboutit à un texte d’une force spirituelle étonnante où, en explorant la spécificité de la sainteté chez Thérèse, Mounier dévoile ce que lui-même ressent comme appel de la foi.
Ce volume appelle à une lecture originale de Mounier, dans laquelle une nouvelle génération pourrait se retrouver. Certes, on connaissait son engagement de croyant mais, à travers certains textes ici présentés, cet engagement est vivement éclairé. On connaissait la qualité du philosophe, mais comme en marge de l’histoire de la philosophie ; ici, on découvre un auteur en dialogue avec de grands auteurs classiques. Cette meilleure connaissance des liens de l’homme et de l’œuvre sera approfondie avec les volumes suivants. Mais l’entreprise est considérable et nécessite un soutien inédit, sur le plan intellectuel et financier, que l’existence de ce premier volume devrait susciter.
- 1.Emmanuel Mounier, Écrits personnalistes, préface de Paul Ricœur, et Refaire la Renaissance, préface de Guy Coq, Paris, Seuil, 2000.
- 2.E. Mounier, Mounier et sa génération. Lettres, carnets et inédits [1956], édition de Paulette E. Mounier, Les Plans-sur-Bex, Parole et Silence, 2000. Voir aussi E. Mounier, L’Engagement de la foi [2005], édition de Paulette E. Mounier, introduction de Guy Coq, avant-propos de Pierre Ganne, Les Plans-sur-Bex, Parole et Silence, 2017.
- 3.Esprit, de novembre 1940 à août 1941, reproduction intégrale présentée et annotée par Bernard Comte, Paris, Éditions Esprit, 2004. Voir aussi E. Mounier, Entretiens, 1926-1944, édition de Bernard Comte et Yves Roullière, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017.