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Notes de lecture

Dans le même numéro

Compromis baltes

juin 2021

Yves Plasseraud fait paraître une vaste étude consacrée aux « pays baltiques ». On y trouve analysés et mis en perspective leur histoire, progressivement déprise de l’héritage soviétique, leurs évolutions depuis les indépendances des années 1990 et l’entrée dans l’Union européenne en 2004, ainsi que les enjeux démographiques et identitaires qu’ils rencontrent, notamment avec leurs importantes minorités russophones.

La précédente édition du livre d’Yves Plasseraud sur Les Pays baltiques constituait une contribution très complète et très utile à la connaissance de cette région, peu étudiée et peu comprise en France, comme le montrent de nombreux commentaires, dans la presse ou les débats politiques français. Jean-Luc Mélenchon déclarait par exemple en 2005 que les Baltes n’étaient pas des Européens, les armées romaines n’ayant jamais poussé jusqu’à leurs frontières. La nouvelle version de cet ouvrage, entièrement refondue et augmentée, constitue un véritable opus magnum, qui restera une référence.

L’étude présente l’histoire des nombreux peuples – dont certains sont démographiquement très réduits – qui se sont installés au fil des siècles sur les rives orientales de la mer Baltique, depuis la plus haute Antiquité jusqu’à nos jours, et que les historiens commencent à peine à redécouvrir depuis l’indépendance des pays baltes dans les années 1989 à 1991.

Précisons d’emblée qu’il s’agit ici de la seconde indépendance, qui fait suite à celle des années 1919 à 1939 ou 1940, laquelle avait laissé un héritage politique et juridique très riche, que beaucoup crurent enterré à jamais – mais les fameuses « poubelles de l’histoire » recouvrent davantage le soviétisme de 1917 que l’indépendantisme balte de l’entre-deux-guerres. Sur cette période, l’auteur décrit les constitutions, la vie politique agitée, mais également les continuités sociales et culturelles, notamment le maintien de l’influence de la minorité allemande, qui perd une de ses bases économiques à cause des réformes agraires, mais conserve un rôle social et culturel, voire politique – l’un de ses représentants devenant ministre des Affaires étrangères et délégué de la Lettonie à la Société des nations.

Non content d’être exhaustif, l’auteur met un point d’honneur à ne pas occulter les questions délicates. Ainsi, le Pacte germano-soviétique du 24 août 1939 eut pour conséquence immédiate une première occupation soviétique de 1939 à 1941 (pour l’Estonie et la Lettonie) et de 1940 à 1941 (pour la Lituanie), qui explique pourquoi une partie de la population locale accueillit favorablement les occupants allemands à partir de 1941, et pourquoi nombre d’habitants collaborèrent au projet politique nazi et au massacre des Juifs.

Le retour des Soviétiques après la guerre a été perçu comme une occupation très dure, contre laquelle la résistance armée n’a cessé que vers 1951 en Lituanie. Entre les déportations soviétiques de 1939 à 1941 et celles qui ont suivi après 1945, c’est 20 à 25 % de la population qui fut déplacée dans les camps.

Un autre morceau de bravoure du livre est son analyse des évolutions de la région depuis les indépendances post-soviétiques de 1991, et tout particulièrement depuis l’entrée dans l’Union européenne, le 1er mai 2004. La sympathie de l’auteur pour les peuples baltes ne l’empêche pas de souligner que leur « renationalisation » – qui a entraîné la fondation de nouveaux États – ne fut pas toujours compatible avec un respect sans faille des droits fondamentaux ou du droit des minorités. C’est ce qu’on observe avec les Russes et les russophones qui leur sont assimilés, surtout en Estonie et en Lettonie. Il faut mesurer l’ampleur du problème. En Lettonie, en 1991, les Lettons ne représentaient que 52 % de la population, et les locuteurs russes étaient majoritaires à Riga, grande capitale de 600 000 habitants et métropole des pays baltes. En Estonie, l’est du pays, contigu avec la Russie, est massivement russophone. Seule la Lituanie pouvait prétendre à une homogénéité culturelle plus affirmée, mais son opposition politique à l’URSS était également la plus marquée.

Yves Plasseraud note que la pression de l’Union européenne pour intégrer ces trois pays a conduit à des compromis. D’une part, les droits des minorités y ont été réaffirmés, pour correspondre à certaines normes européennes et internationales. D’autre part, la pression de ces trois États pour faire des langues estonienne, lettone et lituanienne les langues officielles, dont la compréhension serait nécessaire pour obtenir la naturalisation et la citoyenneté, a produit des effets délétères. Les russophones de ces États, notamment en Lettonie et en Lituanie, sont progressivement devenus des Baltes, dont le comportement et la mentalité s’éloignent de ceux des Russes de Russie. À ce sujet, on pourra lire avec profit les pages où l’auteur compare la « distance psychique » entre Lettons au sens ethnique et russophones de Lettonie avec celle, plus importante, qui sépare les Estoniens au sens ethnique et les russophones d’Estonie.

Si le multiculturalisme, revendiqué comme tel, rencontre des oppositions en Europe occidentale, il est en revanche, comme réalité et comme perception, très ancré dans de nombreux territoires de l’Europe centrale et orientale. C’est le cas, on le voit, pour les pays baltes, où il constitue un héritage historique qu’on peut adapter, mais pas abroger. Néanmoins, le contexte international des dernières décennies voit de nouvelles menaces, géopolitiques ou démographiques, peser sur l’avenir de ces « petits États » de la Baltique, dont plus de 20 % de la population a émigré depuis 1991, surtout vers d’autres pays de l’Union européenne.

Le livre, complété par plusieurs annexes, est enrichi de nombreuses cartes et illustrations, visant à donner une approche concrète du destin de ces peuples trop méconnus. Les Baltes, qui ont désormais l’euro comme monnaie commune, ne sont plus des Soviétiques et partagent notre destin dans l’Union européenne.

Armeline, 2020
528 p. 25 €

Joseph Krulic

Ancien élève de l’école normale de Saint-Cloud, et de l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales, agrégé d’histoire, ancien élève de l’École Nationale d’Administration (ENA), Joseph Krulic a mené une carrière de magistrat administratif, notamment spécialisé en droit des étrangers et d’asile. Il est l’auteur de nombreuses publications sur l’histoire de la Yougoslavie et de l’espace…

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Une épidémie de fatigue

Les enquêtes de santé publique font état d’une épidémie de fatigue dans le contexte de la crise sanitaire. La santé mentale constitue-t-elle une « troisième vague  » ou bien est-elle une nouvelle donne sociale ? L’hypothèse suivie dans ce dossier, coordonné par Jonathan Chalier et Alain Ehrenberg, est que la santé mentale est notre attitude collective à l’égard de la contingence, dans des sociétés où l’autonomie est devenue la condition commune. L’épidémie ne provoque pas tant notre fatigue qu’elle l’accentue. Cette dernière vient en retour révéler la société dans laquelle nous vivons – et celle dans laquelle nous souhaiterions vivre. À lire aussi dans ce numéro : archives et politique du secret, la laïcité vue de Londres, l’impossible décentralisation, Michel Leiris ou la bifurcation et Marc Ferro, un historien libre.