
Nos années brûlantes d'Acacia Condès
En mai 1968, les étudiants chrétiens ont participé aux événements, mais n’ont pas fait partie de la frange la plus gauchiste, celle des dirigeants du mouvement. Un seul nom remonte cependant régulièrement à la surface, et il est lié à la facette dramatique, voire tragique, de Mai 68 : c’est celui de Nicolas Boulte. Étudiant à l’Institut catholique de Paris, il avait été, en 1965, président de l’éphémère Jeunesse universitaire chrétienne (Juc), dissidence de gauche de la Jeunesse étudiante chrétienne (Jec). Il est présent le 22 mars à l’université de Nanterre, lors de la création du mouvement antiautoritaire et libertaire du même nom, souvent considéré comme le prodrome immédiat de Mai. Il est alors secrétaire du Comité Vietnam national. Après 1968, il rejoindra la Gauche prolétarienne (GP, maoïste), avant d’être « établi » chez Renault, qui le licencie en 1972 après l’assassinat de Pierre Overney. À la suite de ses critiques contre la direction de la GP, il est, durant une nuit entière, traduit devant un tribunal « révolutionnaire » et « tabassé » par des militants de la GP. Un épisode lamentable, d’où il sort détruit et qui est suivi d’une tentative de suicide. Sauvé de justesse, il se tuera trois ans plus tard, en 1975.
Le parcours était connu, mais l’homme, ses sentiments, son caractère… très peu. D’où le prix des cinquante-deux lettres écrites par lui entre 1970 et 1974 à la compagne de ses années révolutionnaires, Acacia Condès. Elles révèlent la réalité et la force de l’amour d’un militant pour une femme que le combat féministe (et les luttes entre femmes) va cependant mobiliser jusqu’à l’éloigner de lui très concrètement, jusqu’à la séparation dès 1970 ou 1971. La discrétion d’Acacia ne livre que des allusions sur ce point, mais on devine, à travers les lettres, le drame que ce fut pour Nicolas Boulte, en accentuant son sentiment d’échec. Même quand ils sont séparés, il continue de lui écrire des lettres comme avant, l’appelant « ma fondatrice », « mon abîme »… Au-delà de leurs « respectives radicalités », elle reste l’unique : « Toi seule mérites…, toi seule peux partager aujourd’hui… » (21 août 1971).
S’interposent dans cet amour les interférences délétères du politique, la souffrance sociale d’un monde dominé par la lutte des classes, dont Nicolas Boulte est incapable de se distancier. Il parle de la « maladie qui me rend impossible un certain détachement d’avec ce qui arrive à mes frères » : « Rien ne pourra arrêter ma passion [politique] tant que je n’aurai pas perdu la vie… » Scrupules sans fin, culpabilité plus ou moins consciente sont le lot, ou la rançon, payée par un militant d’origine bourgeoise, resté « pur » quand les compagnons de son groupe sont déjà pris dans les délires paranoïaques du maoïsme imaginaire de l’heure, celui qui va jusqu’à refaire par mimétisme des procès staliniens (on aimerait connaître les noms de ceux qui ont passé une nuit dans une cave à lui extorquer par la violence physique et morale des « aveux », sans qu’il cède…).
Tout n’est pas dit, certes, et tout n’est pas compris dans ces lettres, « brûlantes » du mal d’amour (« J’ai follement besoin de toi, de nous… » ; « Tu es maintenant entrée en moi et, quoi qu’il arrive, tu n’en sortiras plus jamais… » ; « Il n’y a pas un instant où tu n’accompagnes de ta douceur la tempête qui fait rage en moi… »). Brûlantes aussi de la conscience de plus en plus certaine d’un amour impossible, qui ne pourra que mal finir. « Mal finir » non pas, comme il le croit, parce que « les couples sont décidément des structures oppressives », mais parce qu’il s’est enfermé dans la conviction que « l’humanité n’existe pas, et que rien de ce qui nous arrive, tant que dure la division du monde entre maître et esclave, rien ne peut être humain ». Il ne saurait « s’accommoder d’aucune consolation provisoire, d’aucun placebo à notre universel malheur ». Dans les dernières lettres, en 1972, 1973, 1974, de plus en plus réduites à de brefs poèmes, s’accumulent ainsi les formules du désespoir : est venu « le temps de la maison des morts », des « mots du soir », de l’« exil ».
Il importe de le souligner, pour éviter toute équivoque par rapport aux origines militantes de Nicolas Boulte : aucune des lettres ici publiées (la première date du 8 juin 1970) n’évoque plus une foi religieuse quelconque. Est-il, malgré tout, exagéré ou récupérateur, de dire qu’on entend parfois dans ces pages, au cœur d’une rhétorique militante aussi généreuse que bourrée d’idéologie, une autre voix, la résistance secrète ou discrète d’une vérité et d’une liberté originelles qui n’ont jamais été perdues ?