
Trois soulèvements. Judaïsme, marxisme, et la table mystique de Denis Guénoun
Un livre dense, à l’écriture alerte, lumineuse. Dans sa brièveté, il couvre de très vastes territoires, de la vie privée la plus intime aux plus larges espaces de la scène planétaire : conflit israélo-palestinien, contradictions du capitalisme mondial, survie de l’humanité…
Trois parties annoncées par le sous-titre commencent de façon analogue par une confidence. Judaïsme, marxisme, christianisme (car c’est de cela qu’il s’agit derrière « la table mystique ») sont, pour lui, trois questions, trois dimensions de notre histoire commune, qui sont d’abord inscrites dans sa propre biographie, sa vie, son corps. En effet, la pensée de Guénoun est puissamment incarnée. Ce petit volume, ce sont ses Confessions. On y trouve des « aveux », comme dans le livre d’Augustin. Ils n’ont rien de gratuit ou d’égotiste. Ils posent le terreau où ont poussé les larges perspectives d’une pensée fraternelle, en quête de sens dans un monde où les propositions les plus prophétiques ont été tragiquement écrasées, perverties par l’entropie humaine, trop humaine : nationaliste, financière, bureaucratique, religieuse… Il faut dire aussi que Guénoun est homme de théâtre et que, pour lui, le langage ne saurait se limiter à la rhétorique. Pas de langage sans présence du corps.
La première partie, sur le judaïsme, est introduite par l’image du père. Il est la racine de l’héritage reçu. Il est raconté en quelques pages bouleversantes : beauté du père, instituteur ; sa fierté d’être juif, à Oran, mais sans aucune pratique religieuse. Athée, républicain, communiste, il est partisan de l’indépendance algérienne[1]. Le fils retire ainsi du judaïsme une vision radicale, renouvelée, libératrice, qui nous permet de considérer autrement le conflit israélo-palestinien, et les tensions qui règnent dans les diverses communautés juives du monde. Au centre de cette vision, il y a la loi, le livre, la diaspora, et non la terre et la nation. Cela fera grincer bien des dents, mais les arguments sont solides, au nom même de l’histoire et des plus éminentes valeurs du judaïsme millénaire…
La seconde partie commence par les souvenirs de Guénoun, étudiant de philosophie à la faculté des lettres d’Aix-en-Provence dans les années 1960. Joie et certitude de l’engagement communiste à cette époque, lecture exigeante de Marx, conviction qu’il dit la vérité du monde ! Mais bientôt viendront les doutes, après la révélation des contradictions et des crimes du régime soviétique, puis au moment de l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1968 : parcours bien connu de toute une génération… L’originalité, ici, est qu’au lieu de partir sans rien dire ou de se sentir coupable d’avoir cru, Guénoun se retourne contre ses anciens maîtres. Il veut comprendre où, quand, comment les choses ont dérapé. Avec la lecture de Castoriadis et de Lefort, il replace le cosmopolitisme au centre de la vision de Marx. Il peut ainsi dénoncer le nationalisme social, frère siamois du national-socialisme et origine des capitalismes bureaucratiques modernes en Russie et en Chine… Puis il complète Marx en injectant en lui notre pensée de l’écologie et l’impératif éthique de justice.
La troisième partie débute par une confidence. Il raconte comment il en est venu à recevoir le baptême au sein de l’Église réformée de France, le 5 mai 2002. Sacrement ? Prise en compte du corps dans le langage, acte de théâtre au plus haut sens du terme, moment de vérité de l’être ? On en débattra sans doute car Guénoun a une manière bien à lui, infiniment sérieuse et respectueuse, de s’emparer de la foi et du monde religieux, tout en contestant sa mythologie, son histoire impériale et ses formes d’autorité. Sa liberté en surprendra plus d’un ! Il n’a jamais été soumis à un pouvoir clérical : il vient d’ailleurs et il se souvient toujours qu’à l’origine, il y eut le discours sur la montagne et la proclamation de l’identité entre l’amour de Dieu et l’amour des hommes, célébré à la sainte Cène, au repas eucharistique, autour de la « table mystique ». Ce fut le soulèvement originel du christianisme, l’appel à l’amour inconditionnel.
Judaïsme, marxisme, christianisme : vieilles lunes ? Non. Pour Guénoun, qui se revendique athée, ces trois « soulèvements » restent des séismes initiaux qui continuent de vibrer jusqu’à lui, jusqu’à nous, à travers trois appels transcendants : à la loi, à la justice et à l’amour.
[1] - Voir le récit que Denis Guénoun lui a consacré : Un sémite, Oberhausbergen, Circé, 2003 et le site de l’auteur : denisguenoun.org.