
Au voleur !. Anarchisme et philosophie de Catherine Malabou
Le titre de l’ouvrage de la philosophe Catherine Malabou renvoie au « vol philosophique de l’anarchie des anarchistes » qu’aurait commis la philosophie contemporaine. Elle estime que si ses représentants ont pu produire une critique ou une déconstruction de la domination, ils ne sont jamais allés jusqu’à envisager que « les hommes puissent vivre sans être gouvernés ni se gouverner ». Ils n’ont « jamais conceptualisé la dimension anarchiste de leurs concepts d’anarchie », et pour cette raison, « la philosophie a manqué sa critique de la domination ». Catherine Malabou cherche donc, dans cet ouvrage, à repenser l’anarchisme.
Ce problème se pose d’autant plus qu’il y a un échec de l’anarchie, dû à la « crise de l’horizontalité » contemporaine, qui tient à « la coexistence d’un anarchisme de fait et d’un anarchisme d’éveil ». Le premier renvoie au délitement d’un État-providence qui ne parvient plus à modérer les dégâts sociaux et environnementaux causés par le capitalisme oligarchique. Dans cet anarchisme de fait intervient le tournant anarchiste du capitalisme lui-même, dont Catherine Malabou a pris conscience en découvrant les cryptomonnaies, qui « parasitent » les devises nationales. Ce « cyber-anarchisme », sans rapport avec l’idéal émancipateur de l’anarchisme politique, s’accompagne d’un durcissement des pratiques gouvernementales, dont Donald Trump a été représentatif. Le capitalisme se déploie donc aujourd’hui à travers « la combinaison hybride de la violence gouvernementale et de l’ubérisation illimitée de la vie ».
L’anarchisme d’éveil renvoie quant à lui à l’émergence d’une « prise de conscience planétaire », qui voit fleurir des expériences politiques alternatives et des initiatives collectives, situées en dehors des syndicats et des partis. Le mouvement des Gilets jaunes ou l’émergence des ZAD en France sont représentatifs d’une volonté de « prise en charge collective, autogérée » des territoires. Face à ces phénomènes, C. Malabou s’interroge : « Comment dès lors parvenir à dégager l’horizontalité des manifestations alternatives de la gangue de l’anarcho-capitalisme ? »
Après un examen des apories de la pensée politique d’Aristote, C. Malabou relit six philosophes contemporains : Reiner Schürmann, Emmanuel Levinas, Jacques Derrida, Michel Foucault, Giorgio Agamben et Jacques Rancière. Leurs efforts pour penser l’anarchie n’ont cependant pas suffisamment porté leurs fruits, selon l’autrice, dans la mesure où ils ne sont pas parvenus à « destituer la logique de gouvernement », qui découle toujours de dynamiques de domination.
Reiner Schürmann (1941-1993) relit l’œuvre de Heidegger comme une déconstruction de l’arkhè aristotélicienne1. Pour lui, la possibilité de l’anarchie réside donc dans une déconstruction qui doit conduire à une « origine rebelle [et antérieure] à tout commandement et à toute domination ». Mais l’anarchie pensée par Schürmann est un horizon encore si réfractaire à toute définition qu’on ne sait pas comment faire advenir une société anarchiste.
Chez Levinas, la relation véritable au visage d’autrui ne peut se faire que dans un espace libéré de toute domination : « L’exposition à Autrui marque le lieu où éthique et anarchie coïncident : la responsabilité. » Il requiert un État de justice, « protecteur de l’anarchie éthique », qui serait « l’antithèse du Léviathan » – un « État de David » opposé à « l’État de César ». Mais selon l’autrice, tout État, étant exercice d’un pouvoir et donc d’une domination, est incompatible avec la liberté responsable que conçoit Levinas.
Pour Derrida, qui lit Freud pour interroger la possibilité de l’anarchisme, le principe de plaisir continue d’être une « pulsion de pouvoir ou pulsion de maîtrise » et « le pouvoir ne peut jamais être débordé par quelque chose qui ne serait pas du pouvoir ». La démocratie est « le seul compromis acceptable », même si Derrida conçoit une anarchie encore à venir et ne manque pas de critiquer le système représentatif. Selon C. Malabou, si Foucault est « l’un des seuls philosophes du xxe siècle qui prend [l’anarchisme] politiquement au sérieux », il ne conduit pas la critique de la « logique de gouvernement » jusqu’au bout.
Pour sa part, Agamben distingue l’anarchisme traditionnel, fondé sur une transgression toujours « enclavée dans l’ordre symbolique », à « l’anarchisme véritable », fondé sur la profanation. Mais, pour C. Malabou, une telle proposition relève de « l’argument magique ». Quant à Jacques Rancière, il estime que l’anarchie est la condition de la vraie démocratie, pour nous qui vivons dans « des États de droit oligarchiques ». Selon Rancière, la politique se constitue dans un rapport de confrontation avec la police, entendue comme organisation hiérarchique de la société, et n’a donc pas de principe propre, ce qui rend son apparition toujours rare et précaire. La démocratie, par essence anarchique, ne peut cependant se trouver qu’à travers un « compromis » : il ne s’agit pas de transformer radicalement la société mais de « développer de meilleures polices ».
La réalisation de l’être, dont le sens « se confond avec le non-gouvernable » et qui « se fout du pouvoir », ne peut passer que par la fondation d’une action et d’une parole militantes, ce à quoi les philosophes étudiés ne sont jamais parvenus. C. Malabou définit donc l’anarchie comme « l’expérience-limite de la politique », témoignage d’une possibilité encore à venir et de pratiques qui restent à inventer.
- 1. Voir Reiner Schürmann, Le Principe d’anarchie. Heidegger et la question de l’agir, Paris, Seuil, 1982.