
Les métamorphoses de l'image selon Alain Fleischer
Alain Fleischer expose « Pour la forme-Métamorphoses et autres chimères » à la Fabrique-Centre d'Art à Montreuil, et publie son dernier livre Du même auteur aux Éditions Joca Seria. En dialogue avec la critique d'art Evelyne Artaud, il nous invite à la spéculation visuelle en revisitant les modes de perception et de diffusion de l'image.
Evelyne Artaud - Au départ, en découvrant vos nouvelles œuvres, je fus surprise par la différence entre les deux séries « Métamorphoses » et « Chimères ». Mais, en les accrochant, on est étonné de les voir plutôt bien cohabiter ensemble.
Alain Fleischer - Je découvre moi-même ces deux séries face à face dans le même espace. Je suis moi aussi surpris par leur bonne cohabitation. On dirait presque des œuvres du même artiste, ce qui n’est pas dans mes habitudes… Non seulement ces deux séries sont très différentes, mais l’une et l’autre ne ressemblent pas à ce que je fais d’ordinaire. Cela me ramène au livre intitulé Du même auteur, qui paraît en même temps que s’inaugure cette exposition, et dans lequel j’invente la bibliographie délirante de l’auteur que je pourrais être si je vivais deux cents ans.
Dans cette exposition dont le titre est Pour la forme, il y a deux séries très différentes. D’un côté, il y la tentative pour la photographie de relever le défi de la sculpture et de la peinture lorsque certains chefs-d’œuvre, comme ceux du Bernin, ont donné une forme visuelle aux Métamorphoses d’Ovide. Il m’a semblé que la photographie, en conjuguant ses techniques argentiques traditionnelles et la capacité de l’imagerie numérique d’aujourd’hui à transformer le visible, permet d’aventurer l’image fixe dans cette féerie mythologique. D'autre part, il y a la série des Chimères où se perd toute identification de lieux ou d’êtres réels. Il ne s’agit plus que de phénomènes lumineux dont la matérialité est celle des spectres : traces lumineuses, colorées, de représentations vaguement géométriques ou anthropomorphiques.

E. Artaud - À première vue, on peut en effet penser qu'au contraire, ce sont les Chimères qui sont issues de l’imagerie numérique….
A. Fleischer - Les Chimères sont des traces lumineuses purement photographiques. Les photos de la série des Métamorphoses elles, associent des prises de vues traditionnelles (avec projection de diapositives) et le traitement infographique des images dont les possibilités sont infinies. Mais ces illustrations d’univers et de personnages relevant du fantastique ont pour base des êtres réels, de vrais corps, de vrais arbres, de vrais animaux, de vrais décors naturels. Ce que je vois de commun dans cette série avec mes intérêts de toujours est la présence de la femme.

E. Artaud - La femme, bien sûr ! Mais la lectrice que je suis d’Alain Fleischer écrivain y retrouve aussi une atmosphère trouble, comme indéterminée, qui conduit comme à la limite du visible et l'invisible, entre atmosphère et suspens, qui les rapprochent des Métamorphoses d’Ovide, qui commencent dès le chant 1 par le désir contrarié, donc augmenté d’Apollon à cause de la fuite de Daphné, qui pour lui échapper se transforme en arbre.
A. Fleischer - En effet, il y a toujours cette présence du désir amoureux : fixe entre deux êtres désirables ou entre deux formes, l’une visible l’autre invisible. Autrement dit, c’est la fixité du désir qui pousse à la transformation : l’être qui se transforme subit le désir ou le fuit en se métamorphosant. Après m’être longtemps consacré au cinéma, je suis revenu à l’image fixe. J’ai introduit dans mes travaux photographiques la projectabilité des images. Longtemps, la projection a été le mode exclusif de perception et de diffusion du cinéma. La projection cinématographique est restée cantonnée au dispositif immuable de la salle obscure avec des rangs de fauteuils où les spectateurs sont assignés à place fixe face à un écran et avec un projecteur dans leur dos. Les artistes ont oublié que la photographie est projetable elle aussi (comme elle l’est déjà dans l’agrandisseur où un négatif est projeté sur une feuille de papier) et la projection de diapos est restée un phénomène marginal pour séances familiales ou pour conférenciers. Je me suis longtemps intéressé à faire voyager les images photographiques à la faveur de toutes sortes de dispositifs basés sur la projection, et parfois avec le passage par des miroirs.
J’ai projeté des photographies sur toutes sortes de supports sauf des écrans : sur des visages, des corps, des arbres, des façades d’immeubles. J’ai aussi projeté des photos de visages et de corps sur des arbres ou sur des murs. Il y avait là, déjà, des métamorphoses : une image plane épousant un volume, une matière en habillant une autre. Et puis, la projection photographique m’a conduit à réaliser des œuvres avec des « images fixes qui bougent ». Le mouvement laisse une trace entre deux moments d’immobilité. Alors, on n’est pas loin du processus de la métamorphose qui consiste en un transport, un transfert d’identité, un mouvement intermédiaire entre deux états : le moment de l’ambiguïté. Mais ce qui est intéressant dans la métamorphose, c’est qu’une forme ne disparaît pas entièrement au profit d’une autre, ni un personnage au profit d’un autre. Celle ou celui qui était là au départ reste présent, comme promesse ou comme menace, dans ce qui advient. Rien ne reste le même et rien ne disparaît complètement dans la métamorphose. Il y a le mystère de ce qui persiste malgré tout, quand la forme change sans que change l’essence de ce qui est. Toute matière a une forme et toute forme est la forme d’une matière, la matière pouvant être vivante ou inanimée. Peut-on imaginer une matière sans forme et une forme qui ne serait celle d’aucune matière, d’aucun être ?
E. Artaud - Ici, l’être se fond dans la matière de l'arbre, du rocher, de l’animal, de l’eau…
A. Fleischer - En effet, il y a l'arbre, le rocher, la source, l’étang, quelques animaux comme un ours, une vache sacrée, un cheval sauvage… Depuis certaines séries déjà anciennes comme celle des Happy Days, je conjugue l’image fixe projetée et le mouvement de son reflet. Ce que j’enregistre alors est la trace visuelle de ce qui n’a jamais été visible à l’œil nu ; on pourrait dire le fantasme. Le mouvement filmé par le cinéma accompagne le réel. Au contraire, la trace du mouvement fixé par la photographie remplit d’irréalité rêveuse le vide vertigineux entre deux points fixes. Métamorphoser, c’est toujours désirer un être ou une chose aimée au point de le transformer pour mieux se l’approprier, pour le posséder exclusivement. À moins que l’être désiré ne se métamorphose pour échapper à la possession.
E. Artaud - C’est aussi l’idée du passage de quelque chose d’imperceptible, de quelque chose qui se trans/forme : l'image bouge, entre apparition et disparition. On se souvient de votre installation réalisée à la Galerie de Vitry avec ces visages de disparues qui réapparaissaient. Des fantômes ?
A. Fleischer - Oui, il y avait ces visages de femmes, rephotographiés sur les tombes des cimetières romains, puis projetés dans un espace où ils se perdaient dans le noir. Les visages de ces disparues, captés par les visiteurs à l’aide de miroirs, réapparaissaient partout, sur les murs, au plafond, au sol. Alors l’architecture était éclairée par les images. Une de mes plus anciennes installations comportait un bassin avec des miroirs flottants animés par la navigation d’une maquette de brise-glace. Sur ces miroirs, à la surface de l’eau, étaient projetées des photographies en diapositives de voyages, de bestiaires, de jardins botaniques. Le résultat – les reflets projetés et distribués sur les murs – était donc des images fixes qui bougeaient, qui ne cessaient d’apparaître et de disparaître, de se morceler et de se reconfigurer.
E. Artaud - Entre la photographie, le cinéma et la littérature, avec vos livres Du même auteur et Les Angles morts, il y a cette même question qui traverse votre travail d'artiste sur l’invisibilité.
A. Fleischer - Un angle mort est une portion du réel qui échappe au visible dans un recoin caché de l’espace. Ce qui se tient dans un angle mort est présent mais disparaît selon le point de vue. Cela en dit long sur la relation entre le visible et l’existant. Dans le roman Les angles morts, les angles morts étaient des vestiges de temps cachés dans des replis de l’espace. Cela me ramène au trou noir de l’astrophysique. Ces astres effondrés sur eux-mêmes et d’une densité telle qu’ils retiennent jusqu’à leur propre image : tout est là, mais le visible est prisonnier. On peut dire aussi que la matière est prisonnière d’elle-même, jusqu’à l’invisibilité.
E. Artaud - D'où vient le thème des Métamorphoses ?
A. Fleischer - Ce travail est une sorte de commande de la Fondation des Treilles, dans le Var. Le thème donné pour la candidature en photographie dont j’ai été lauréat, est la Méditerranée. La Fondation est d’ailleurs un extraordinaire site de nature méditerranéenne avec des milliers d’arbres (beaucoup d’oliviers, de vignes, de lauriers, de peupliers et même des séquoias), des étangs, des cours d’eau, des sources, des roches… Le décor était donc planté mais cela n’a pas empêché d’autres lauréats de préférer photographier des jeunes Palestiniens, des migrants qui traversent la Méditerranée, les gorges du Verdon ou encore les routes et les plages du tourisme sur la côte d’Azur…. Les thèmes de la métamorphose et de la Méditerranée d’Ovide – symbolique et hors du temps plutôt qu’actuelle et documentaire – convenaient à la fois à la Fondation des Treilles et à mon univers d’artiste.
J’ai souvent associé l’image photographique et le milieu aquatique, sans doute parce que, pour moi, la photographie a longtemps été liée aux liquides de la chimie et aux différents bains nécessaires à la photographie argentique.
E. Artaud - La grande œuvre qui s’impose comme un point de départ de cette série, c'est Narcisse.
A. Fleischer - Oui, un Narcisse androgyne. C'est ce qui explique sa capacité à être amoureux de lui-même. L’androgynie est une sorte de métamorphose instable. Le reflet de son visage que contemple Narcisse lui apparaît à la surface d’une eau elle-même incertaine : s’agit-il de l’eau dormante d’un étang ou du doux écoulement d’une source ? J’ai souvent associé l’image photographique et le milieu aquatique, sans doute parce que, pour moi, la photographie a longtemps été liée aux liquides de la chimie et aux différents bains nécessaires au procédé argentique. Cela dit, mon univers a changé avec le passage au numérique. On est passé de la chimie à la physique. L’eau a disparu avec les technologies sèches (dry technologies en anglais). Il n’y a plus d’autre liquide, plus d’autre transparence ni d’autre mouvement que ceux de la lumière. Avec la photographie numérique, la spectralité de l’image est naturelle ; il ne s’agit plus de produire le spectral mais de le domestiquer. Par exemple, la série des Chimères fait appel à des sources lumineuses en mouvement face à un appareil numérique qui est lui-même mobile. Précisons que la configuration des lumières peut être purement géométrique et abstraite ou vaguement figurative et anthropomorphique. Mais, la même disposition des lumières et les mêmes mouvements ne produisent un résultat intéressant que par hasard, une fois sur dix. Tout restant identique au demeurant, les autres tentatives pouvaient ne donner aucun résultat intéressant ni même parfois aucun résultat perceptible. Et puis, une fois de temps à autre, miracle : l’image enregistrée par le capteur est en effet un des fantômes espérés par le photographe.
Au centre d’art La Fabrique de Montreuil, je compare pour la première fois dans mon travail et dans leur face à face, deux âges de la photographie. Et, ce que je vois, c’est la métamorphose de la photographie elle-même. Certaines œuvres appartiennent à mon imagerie ancienne, d’autres sont des chimères inespérées. Ainsi, ce qui m’apparaît m’est à la fois relativement familier et totalement étranger. Je suis confronté au passage d’un déjà-vu à un jamais-vu. Cela pourrait être la devise de la photographie en général et depuis toujours.
E. Artaud - Ces images fantomatiques ne dévoilent-elles pas à la fois la trace de ce qui est la mort « en direct », et par l’effet du mouvement même, sa métamorphose en sa ré-apparition ?
A. Fleischer - La photographie qui, pendant longtemps et selon Roland Barthes, a été la trace d’un « ça a été », concerne de moins en moins la mémoire et de plus en plus l’imagination. Cependant, je dois dire que, selon moi, la mémoire et l’imagination sont une même chose. Par exemple, on peut se souvenir de choses qu’on a imaginées et on peut imaginer les souvenirs de choses qu’on n’a jamais vécues. En littérature, il m’est arrivé d’alterner entre des souvenirs autobiographiques et des fictions. Pendant longtemps, j’ai gardé en réserve dans un petit jardin secret un souvenir d’adolescence en pensant qu’il y aurait toujours là quelque chose à raconter. C’est l’histoire d’un été passé à Londres, dans une famille où j’apprenais l’anglais et où j’ai connu, à 13 ans, ma première aventure amoureuse et sexuelle. C’était pour moi un merveilleux souvenir qu’il aurait été presque trop facile d’écrire comme une jolie petite histoire vécue. Pourtant, j’ai dû apprendre à écrire des romans et j'ai dû en écrire plusieurs avant de m’attaquer à ce récit autobiographique dont chaque détail, chaque circonstance et chaque événement sont strictement conformes à ma mémoire. Même si ces souvenirs ont fourni la matière à un livre que l’éditeur a voulu appeler « roman », rien ne distingue, mentalement, la nature d’un rêve de celle d’un souvenir. De toute façon, toute matérialité et toute preuve sont absentes de l’un et de l’autre. Dans mon livre autobiographique, rien n’était inventé mais c’est l’écriture elle-même qui était une invention. Dans certaines de mes photos qui évoquent des mises en scène, tout est pour moi souvenir d’une réalité vécue. Ainsi se font les métamorphoses, y compris quand ce ne sont pas les formes qui changent mais qu’il y a le désir que les formes nous transportent. J’aime que la photographie me donne envie de faire de la photographie. J’aime que voir me donne envie de regarder et que regarder me donne envie de voir.