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Notes de lecture

Dans le même numéro

L’expression de nos mélancolies secrètes

mai 2022

Dans L’écran de nos pensées. Stanley Cavell, la philosophie et le cinéma dirigé par Elise Domenach, chaque contribution rend hommage à la modernité des intuitions du philosophe. Chaque cinéaste mêle sa voix à celle de Stanley Cavell pour explorer les œuvres artistiques comme lieu d’élaboration d’une pensée morale singulière.

L’ouvrage collectif L’Écran de nos pensées. Stanley Cavell, la philosophie et le cinéma, dirigé par Élise Domenach, poursuit l’hommage rendu au philosophe américain Stanley Cavell (1926-2018), qui avait été à l’honneur d’un colloque international organisé par l’université Panthéon-Sorbonne en juin 2019. Il rend compte d’une réflexion collective menée depuis le premier colloque consacré à sa philosophie du cinéma, organisé en 1999 par Sandra Laugier et Marc Cerisuelo à l’université Sorbonne Nouvelle, qui avait donné ensuite lieu à un colloque important en 2010 à l’École normale supérieure de Lyon, en présence de Stanley Cavell, récipiendaire du titre de docteur honoris causa. Cette réflexion, menée par des philosophes, des chercheurs en études cinématographiques1, des cinéastes, en France, aux États-Unis et au Royaume-Uni, et qui suscite un intérêt croissant chez les étudiants et les jeunes chercheurs pour une pensée résolument intempestive du cinéma et de la philosophie, donne ici lieu à des contributions stimulantes. Si Stanley Cavell, avant Gilles Deleuze, a ouvert la voie à une étude sensible et non dogmatique des problèmes philosophiques dont les films héritent, au-delà même du corpus classique hollywoodien, cet ouvrage prolonge certaines de ses intuitions fondamentales, tout en montrant leur pertinence contemporaine dans le champ des études cinématographiques, dans le cadre de réflexions sur la production massive des séries, la consommation privée des films, le déclin des salles, une nouvelle philosophie du spectateur, l’émergence de l’écocritique et de la critique féministe.

L’intérêt principal de l’ouvrage réside dans l’analyse d’une « intériorité réciproque du cinéma et de la philosophie », qui donne lieu à une compréhension renouvelée de l’ontologie du cinéma en tant que réflexion croisée sur les possibilités expressives du médium cinématographique et son rapport à la réalité que propose Cavell, lecteur de Bazin et de Panofsky, dès la publication de La Projection du monde en 19712. On découvre ici les travaux de Richard Moran consacrés au problème de l’expression, qui trouve sa source à la fois dans la philosophie du langage ordinaire d’inspiration wittgensteinienne et austinienne et dans l’analyse du statut de la voix off dans le cinéma de Terrence Malick, qui a été l’élève de Cavell à Harvard. Au moyen des concepts d’enregistrement de la réalité et de projection de celle-ci, ainsi qu’à celui du caractère inéluctable de l’expression, Richard Moran, Élise Domenach et Stanley Cavell lui-même reviennent sur la signification de la voix des personnages féminins dans La Balade sauvage (Badlands, Terrence Malick, 1973) et Le Nouveau Monde (The New World, Terrence Malick, 2005), pour mieux saisir la thèse du cinéma comme « image mouvante du scepticisme3 », qui suggère une intimité entre les films et notre vie morale.

Tandis que la contribution d’Élise Domenach permet de mieux comprendre la notion de projection en lien avec celle de scepticisme dans ses implications pour la philosophie du langage ordinaire, celle de Jean-Michel Frodon met en valeur l’originalité de l’écriture autobiographique de Cavell, qui se distingue par là de l’engouement théorique suscité par les études cinématographiques qui a dominé et continue de dominer le champ des film studies anglo-saxonnes, comme le confirme William Rothman dans l’ouvrage. Aux côtés d’Andrew Klevan, ce dernier insiste sur la valeur de l’écriture cavellienne pour repenser la place du cinéma à l’université, selon l’article célèbre de Cavell4, et la valeur du jugement de goût dans l’exercice de la critique cinématographique. Cette dernière est abusivement détachée de l’expérience ordinaire du cinéma et de la manière dont les films nous touchent, alors même que cette dimension sensible permet de mieux comprendre la manière dont les œuvres signifient. Ces deux articles indispensables ouvrent de nouvelles perspectives pour la critique cinématographique contemporaine et posent le problème de la place du sujet sensible et moral dans l’expérience cinématographique et le commentaire de celle-ci.

C’est cette importance du cinéma pour comprendre nos « crampes mentales », selon la formule de Wittgenstein, et nos préoccupations morales qui intéresse Hugo Clémot. Pour l’auteur, qui propose un lien passionnant avec l’analyse du deuil chez Freud et de la « passagèreté5 », la reconnaissance de la caducité des objets à l’écran est un enjeu thérapeutique majeur, une possibilité de retour à nos expériences ordinaires et une voie d’acceptation de notre condition sceptique. Le cinéaste Arnaud Desplechin partage cette « foi  », selon un lexique bazinien, ou plutôt cette croyance en la promesse que contiennent les films, puisqu’il s’est inspiré de la thématisation du scepticisme chez Cavell en lecteur des tragédies shakespeariennes6 pour mettre en scène l’ouverture du film Comment je me suis disputé… ma vie sexuelle (1996) et notre rencontre avec le personnage de Paul Dédalus. La longue conversation qu’il a entretenue avec Cavell7 témoigne de la portée pratique de cette pensée du cinéma pour des metteurs en scène contemporains, tels que Claire Simon ou Luc Dardenne. Ainsi, l’une des grandes originalités de l’ouvrage consiste à laisser la voix de Cavell se mêler à celle des cinéastes. Dans un texte passionnant, Claire Simon, qui continue d’enquêter sur la distance sceptique à autrui dans son récent film Vous ne désirez que moi (2022), explique que le genre du mélodrame de la femme inconnue, analysé par Cavell dans La Protestation des larmes8, a donné naissance à une idée de casting dans le film Les Bureaux de Dieu (2008), puisque des actrices connues comme Nicole Garcia ou Nathalie Baye ont été choisies pour dialoguer avec des femmes inconnues, comme pour tisser un lien de parenté entre les femmes privées de voix des mélodrames des années 1940 (Ingrid Bergman dans Hantise de George Cukor en 1944, Bette Davis dans Une femme cherche son destin de Irving Rapper en 1942…) et les femmes qui trouvent paradoxalement dans l’anonymat d’un planning familial une possibilité de reconnaissance.

La congruence historique de la naissance de la psychanalyse et du cinéma9, qui sert de prisme à travers lequel il est possible de comprendre l’expression de la souffrance féminine à l’écran, amène à une reconnaissance de la voix des femmes comme enjeu majeur du mélodrame. L’étude de Sandra Laugier permet de réinscrire cette prise en compte de la voix dans une refondation plus large de la philosophie du langage ordinaire chez Cavell. En effet, l’affirmation des voix des héroïnes des mélodrames de la femme inconnue et de celles des sœurs des personnages féminins dans les comédies de remariage passe par une acceptation de la fatalité de l’expressivité. Sandra Laugier met l’accent sur l’héritage perfectionniste et surtout émersonien du problème de la construction de soi pour des femmes qui ne peuvent pas converser avec les hommes comme dans les comédies du remariage, parce qu’elles courent le risque de demeurer pour toujours inconnaissables, comme dans Lettre d’une inconnue de Max Ophüls (1948).

D’autres contributions font le pari d’une lecture renouvelée des principaux concepts cavelliens. Ainsi, l’analyse très originale de Martine de Gaudemar propose, en poursuivant aussi une étude par Élise Domenach des inflexions que Cavell apporte au cogito cartésien10, de comprendre l’ontologie cavellienne du cinéma en la faisant dialoguer avec la philosophie leibnizienne du cogito. Pour l’autrice, l’expérience cinématographique prend la forme d’un pâtir, d’une forme de « fascination  » et de « passivation » qu’on comprend plus aisément en recourant à Leibniz. Pris dans le flux ininterrompu des petites perceptions, c’est au cinéma que nous prenons vraiment conscience des objets du monde, que nous leur prêtons attention : le zoom rend ainsi possible l’aperception. Martine de Gaudemar va plus loin : elle propose de relire l’expression de la voix féminine dans le mélodrame à l’aune d’une philosophie du sujet qui considère que le fait de pâtir est déjà une marque de reconnaissance de notre condition sceptique. Paola Marrati s’intéresse quant à elle à l’articulation politique entre le perfectionnisme émersonien et la valeur démocratique du cinéma. Elle revient sur l’inquiétude à la fois morale et politique qui motive l’attitude perfectionniste et insiste sur l’idée d’une cinéphilie comme éducation morale collective.

Ainsi, plutôt qu’un tour d’horizon des concepts cavelliens majeurs (projection, scepticisme, perfectionnisme, comédie du remariage, mélodrame de la femme inconnue, ordinaire, etc.), cet ouvrage collectif entend rendre compte des liens et réseaux de significations qui existent et unifient le corpus de Stanley Cavell autour d’un souci commun : celui de considérer les œuvres (littéraires, philosophiques, cinématographiques) comme les lieux d’élaboration d’une pensée morale singulière. Avec le cinéma, la philosophie retrouve, selon Cavell, sa vocation thérapeutique la plus ancienne et la plus profonde. Autrement dit, L’Écran de nos pensées ne saurait être lu comme un ouvrage de synthèse, mais comme une invitation à prolonger le geste cavellien de penser conjointement les œuvres populaires et les grands textes de la tradition philosophique et littéraire, pour mieux surmonter notre sentiment de « mélancolie secrète », selon la formule d’Emerson.

  • 1. Celle-ci a été rendue accessible par un travail considérable de traduction mené, entre autres, par Patrice Rollet, Christian Viviani, Sandra Laugier, Élise Domenach et Daniele Lorenzini.
  • 2. Stanley Cavell, La Projection du monde. Réflexion sur l’ontologie du cinéma [1971], trad. par Christian Fournier, Paris, Belin, 1999 (rééd. Vrin, avec une préface d’Hugo Clémot, 2019).
  • 3. É. Domenach, Stanley Cavell, le cinéma et le scepticisme, Paris, Presses universitaires de France, 2011.
  • 4. Stanley Cavell, « Le cinéma à l’université » [1963], dans À la recherche du bonheur. Hollywood et la comédie du remariage [1981], trad. par C. Fournier et S. Laugier, Paris, Éditions de l’Étoile/Cahiers du cinéma, 1993 (rééd. Vrin, 2017).
  • 5. Hugo Clémot prend le temps de déplier le concept de Vergänglichkeit dans son article.
  • 6. S. Cavell, Le Déni de savoir dans six pièces de Shakespeare [1987], trad. Jean-Pierre Maquerlot, Paris, Seuil, 1993 (rééd. avec trad. inédite par Aurélien Galateau, Éditions Unes, 2021).
  • 7. S. Cavell et Arnaud Desplechin, « Pourquoi le cinéma compte-t-il ? », Esprit, août-septembre 2008.
  • 8. S. Cavell, La Protestation des larmes. Le mélodrame de la femme inconnue [1997], trad. par Pauline Soulat, Paris, Capricci, 2012.
  • 9. S. Cavell, Philosophie des salles obscures. Lettres pédagogiques sur un registre de la vie morale [2004], trad. par É. Domenach, Nathalie Ferron et Mathias Girel, Paris, Flammarion, 2011, p. 281. Cette thèse intéresse également Andrew Klevan dans son chapitre de l’ouvrage.
  • 10. É. Domenach, « La reprise sceptique du cogito cartésien et la self-reliance chez Emerson », Revue française d’études américaines, vol. 91, no 1, 2002, p. 97-109.

L’écran de nos pensées. Stanley Cavell, la philosophie et le cinéma
Sous la direction d’Élise Domenach

ENS Éditions, 2022
298 p. 24 €

Marthe Statius

Ancienne élève de l'École normale supérieure, Marthe Statius prépare un doctorat consacré à la naissance du cinéma américain et à son articulation avec la figure de Ralph Waldo Emerson.

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