
L’île de La Réunion (1961-2020). De la plantation au capitalisme dépendant de Ho Hai Quang
C’est le principal intérêt de ce livre […] que de décortiquer précisément les nombreuses politiques visant à promouvoir la production locale, à réduire le chômage, à lutter contre la vie chère, et de montrer leur peu d’efficacité, la croissance de l’île étant poussée avant tout par une consommation elle-même entretenue par des transferts aux conséquences inflationnistes.
Au-delà de leurs différences physiques et institutionnelles, les collectivités ultra-marines se heurtent aux mêmes difficultés structurelles : des économies où le niveau de vie se trouve déconnecté des capacités productives grâce aux transferts publics ; des sociétés à deux vitesses avec des fonctionnaires et des cadres mieux rémunérés, à qualification égale, que leurs homologues métropolitains, ce qui contribue à la cherté de la vie au détriment des catégories moins favorisées, plus pauvres qu’en métropole. On manquait néanmoins jusqu’ici d’analyses approfondies : Ho Hai Quang comble cette lacune pour la seule île de La Réunion, mais celle-ci constitue un cas d’école, dont les principaux enseignements demeurent valables ailleurs.
Les politiques de développement mises en œuvre outre-mer par les gouvernements sont en effet les mêmes partout, avec les mêmes effets. C’est le principal intérêt de ce livre, au-delà du rappel de la transformation brutale qu’ont connue l’économie et la société de l’île depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et la départementalisation (1946), et du tableau détaillé de la situation présente, que de décortiquer précisément les nombreuses politiques visant à promouvoir la production locale, à réduire le chômage, à lutter contre la vie chère, et de montrer leur peu d’efficacité, la croissance de l’île étant poussée avant tout par une consommation elle-même entretenue par des transferts aux conséquences inflationnistes. Les efforts n’ont pourtant pas manqué. Côté production : morcellement des grandes propriétés agricoles, développement des infrastructures, défiscalisation des investissements productifs ou immobiliers, baisse des charges sociales sur les salaires, réduction des taux d’imposition directe et indirecte. Côté social : alignement progressif des minimas sociaux sur la métropole, généralisation de l’enseignement, introduction de la couverture maladie universelle, encouragement à la migration (voire le transfert vers la métropole entre 1963 et 1982 de quelque 2 000 pupilles de la Nation), contrôle des prix des produits de première nécessité. Résultat des courses : un niveau de vie moyen qui s’est nettement amélioré (le produit intérieur brut par habitant égal à deux tiers de celui de la France en 2018, contre un tiers en 1982), une forte croissance démographique mais qui a désormais ralenti (860 000 habitants en 2019 contre 240 000 en 1946), des succès relatifs acquis grâce à la « rente administrative », c’est-à-dire aux transferts en provenance de l’État et de l’Union européenne évalués par l’auteur à 6, 7 milliards d’euros en 2010, soit 44 % du PIB de l’île.
Si le développement de l’assistanat a supprimé la misère la plus criante, il n’a mis fin ni au chômage endémique, que le travail dissimulé ne compense que partiellement, ni à l’échec du système scolaire, avec des milliers de jeunes qui en sortent chaque année sans aucun diplôme. Les grandes entreprises en position oligopolistique et aidées de toutes parts font des superprofits, tandis que les inégalités perdurent : le coefficient de Gini, l’indicateur synthétique des inégalités de revenu, mesuré en 2017 atteignait 0, 36 contre 0, 29 en métropole (0, 53 et 0, 31 avant redistribution par l’impôt et les prestations sociales). Tout cela crée une situation globalement malsaine et des explosions sociales inévitables. Enfin, bien que l’agriculture, à commencer par la canne à sucre mais pas seulement, soit lourdement subventionnée (de l’ordre de la moitié de la valeur de la production), le taux de couverture des besoins locaux reste inférieur à 50 % tant pour la viande que pour les fruits et légumes. L’auteur ne laisse guère d’espoir pour l’avenir. S’il indique comme une solution à long terme pour les collectivités ultra-marines de « renoncer à la rente et fonder leur développement sur le secteur d’exportation et le tourisme », il n’explique nulle part comment rendre acceptable un tel bouleversement.