
Des profondeurs de nos cavernes de Philippe Grosos
« Des cavernes, les philosophes ne connaîtraient-ils que celle dont Platon a naguère parlé ? » s’étonne Philippe Grosos. Plutôt qu’à sortir d’une caverne allégorique, celui-ci nous invite à investir les souterrains obscurs que nos ancêtres ont arpentés il y a des dizaines de milliers d’années. Comme le notaient dès 1906 les illustres préhistoriens Émile Cartailhac et l’abbé Henri Breuil, « des profondeurs de nos cavernes ornées sort vraiment un chapitre de l’histoire de l’esprit humain ». S’il y a donc là pour le philosophe un véritable trésor, le tour de force du livre consiste en un radical renversement de perspective : il ne s’agit pas seulement de porter un regard philosophique sur la préhistoire, mais de regarder la philosophie depuis la préhistoire, pour en retracer les conditions de possibilité. Dès lors, sa naissance dans l’Antiquité grecque n’apparaît plus comme le fondement ancien de notre civilisation, mais comme l’achèvement tardif d’un processus engagé depuis des millénaires.
Mais comment voir clair dans ces cavernes dont l’archéologie préhistorique, en dépit de ses spectaculaires progrès, est loin d’avoir révélé les secrets ? Pour explorer ce terrain aussi prometteur que périlleux, Philippe Grosos s’appuie sur la méthode philosophique, qui consiste à se tracer un chemin au moyen de concepts, en l’occurrence le « participatif » et le « présentiel1 ». Le premier désigne la manière qu’a l’humain de se signifier dans son art à travers la représentation de la diversité animale, sans avoir à se représenter distinctivement ; le second, la manière qu’a l’humain de se figurer au centre de la représentation, dans sa puissance d’assujettissement des autres vivants. L’un émerge il y a environ 40 000 ans BP (before present), au début du Paléolithique récent, et voit pendant près de 28 000 ans se multiplier les représentations d’animaux, des redoutables lions des cavernes de la grotte ardéchoise Chauvet-Pont d’Arc aux inoffensifs bouquetins de la grotte de Gargas dans les Hautes-Pyrénées. L’autre coïncide avec les débuts de la néolithisation, il y a 6 000 ou 5 000 ans avant notre ère, les humains occupant désormais le devant de la scène et dominant l’animal, comme en témoignent Les Danseurs de Cogul, en Catalogne, qui surplombent une biche traversée d’une flèche, ou encore cette gravure représentant la traite d’une vache dans le Messak libyen.
S’ils permettent de s’affranchir du partage usuel, mais problématique, entre préhistoire et histoire, le participatif et le présentiel sont irréductibles à des catégories historiques, renvoyant respectivement à la dernière période du Paléolithique et au Néolithique. Ils ne sont pas davantage destinés à percer le mystère de ce que les œuvres rupestres voulaient dire pour les humains qui les ont créées. Évitant toute surenchère interprétative, l’auteur met en jeu la distinction entre le signe, qui signifie, mais dont la signification est vouée à nous échapper, et la forme, qui est expressive d’un mode d’être au monde, par conséquent susceptible de nous renseigner sur les humains du passé. Or ce que le participatif et le présentiel permettent de saisir, ce sont en réalité des modes d’être au monde. En prenant, avec Hegel, l’art comme témoin objectif de l’esprit des peuples, Philippe Grosos entreprend de déchiffrer, à partir des grottes ornées, les ontologies déployées par ces cultures humaines du passé. Autrement dit, il s’agit de chercher à comprendre comment ces individus pouvaient se penser et vivre le monde qui était le leur.
Cette « analyse des modes d’être au monde » n’a pourtant rien d’une spéculation coupée des réalités concrètes. L’ouvrage est du reste d’une remarquable limpidité, tant dans ses développements philosophiques que dans son érudition archéologique. Constellée d’anticipations « proto-présentielles » et de régressions « post-participatives », la transition du participatif au présentiel est étroitement liée aux bouleversements du climat et de la géologie à la fin de la dernière glaciation, ainsi qu’à la transformation économique de sociétés en voie de sédentarisation, qui s’organisent autour de l’élevage et de l’agriculture. C’est en domestiquant les animaux que les humains vont peu à peu se penser dans leur différence et leur puissance d’assujettissement du vivant.
Inscrit dans la profondeur de l’histoire ancienne de l’humanité, le monde antique prend ainsi une tout autre figure : « Ce que les hommes du Paléolithique récent ont symboliquement conçu et matériellement inventé et que ceux du Néolithique ont représenté, les Grecs de l’Antiquité en ont donc fait une métaphysique, c’est-à-dire autant une théologie qu’une philosophie. » Ignorer purement et simplement cette histoire de la représentation de soi déployée sur près de 40 000 ans, comme l’ont jusqu’alors fait les philosophes, apparaît dès lors comme une aberration. Sans cela, comment comprendre l’émergence du monothéisme, donc d’un mode d’expérience du religieux qui a d’abord mis l’humain en rapport avec l’animal, puis avec les dieux et enfin avec Dieu ? Comment comprendre l’émergence de la philosophie, donc d’un type de savoir qui, il y a seulement 2 500 ans, place la question « qu’est-ce que l’humain ? » au centre de ses réflexions ? Et comment enfin espérer comprendre quoi que ce soit aux prochains chapitres de l’histoire de l’esprit humain, où pourrait s’inventer, dans une relation nouvelle de l’humain au vivant, un mode d’être « post-présentiel » ?
- 1. Voir Philippe Grosos, Signe et forme. Philosophie de l’art et art paléolithique, Paris, Éditions du Cerf, 2017.