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Notes de lecture

Dans le même numéro

La distinction des élites

juil./août 2021

Le dernier ouvrage de Jean-Pascal Daloz, Expressions de supériorité. Petite encyclopédie des distinctions élitistes, s’attache à décrire les formes variées selon lesquelles s’effectue la distinction sociale, dans une approche comparatiste qui se garde de toute forme de généralisation excessive.

En France, la question de la distinction sociale est d’emblée associée à l’œuvre de Pierre Bourdieu et à son ouvrage du même titre1. Pour autant, outre que ses travaux à ce sujet ont été discutés depuis, le sociologue n’a pas été le seul auteur à investir cette thématique, à l’instar de l’un des précurseurs de son étude, l’économiste et sociologue américano-norvégien, Thorstein Veblen2. Pour sa part, Jean-Pascal Daloz, directeur de recherche au CNRS et fellow à l’université Yale, travaille depuis plusieurs décennies sur la distinction sociale des élites dans une perspective comparatiste, aussi bien en termes disciplinaires, spatiaux que temporels. Après deux volumes à la fois théoriques et méthodologiques3, il donne avec Expressions de supériorité un large aperçu empirique de la question.

L’une des originalités de la démarche de J.-P. Daloz repose sur son analyse du phénomène pour lui-même et non comme « prétexte » à l’application de théories sociologiques ou à des discours normatifs. Adepte de la comparaison et armé d’une expérience directe de plusieurs terrains d’observation – de l’Afrique à la Scandinavie en passant par la France –, il a précédemment pointé les limites d’une quinzaine de « grilles de lecture » de la distinction sociale, tout en reconnaissant leurs mérites respectifs en fonction des contextes analysés, et en s’employant à proposer un cadre d’analyse beaucoup moins rigide. Dans la continuité de ses travaux, ce nouvel ouvrage propose un « panorama global des modalités et des logiques de distinction élitistes […] non pas en quête de pseudo-lois mais d’une mise en évidence rigoureuse de l’hétérogénéité ». J.-P. Daloz accorde notamment une attention particulière « aux logiques de sens prévalant en un contexte donné » – dans la continuité de la tradition « interprétativiste » de Clifford Geertz et de la méthode « compréhensive » de Max Weber.

Ce parti pris le conduit à raisonner « en termes de divergences et similitudes » lors de la comparaison d’une grande diversité de pratiques distinctives à travers le temps et les lieux. J.-P. Daloz refuse par ailleurs de réduire l’interprétation de la distinction à la seule domination, mais s’attache aux particularités de chaque contexte motivant telle ou telle manifestation du phénomène. Son propos s’appuie sur un impressionnant travail de synthèse d’apports issus de nombreuses disciplines. Si l’auteur ne prétend pas disposer de l’expertise du spécialiste d’une époque ou d’un pays particulier, il estime que l’apport du comparatiste repose sur sa vision globale de la distinction sociale, sans pour autant tomber dans l’écueil de l’abstraction théorique. J.-P. Daloz ne met donc pas tant en lumière des « constantes » qu’il identifie des « configurations variées » et notamment bien des « logiques antithétiques », sources de distinction suivant les contextes : visibilité/invisibilité, qualité/quantité, ancienneté/nouveauté, etc.

Le livre se compose de dix-sept chapitres thématiques organisés autour de quatre grands marqueurs de la distinction : les « signes extérieurs » (parures, demeures, véhicules, nourritures et sépultures), les « signes incorporés » (assurance, apparence physique, manières distinguées, maîtrise linguistique et savoirs), la « valorisation par l’entourage » (proches, fréquentations au sommet, domestiques, artistes et animaux de compagnie) et les « confrontations directes » (attitudes corporelles révélatrices, préséances et dons).

Les signes extérieurs de distinction, au premier abord les plus voyants et donc les plus évidents, témoignent d’une grande diversité à la fois en termes de manifestations et de logiques sous-jacentes. En effet, si l’ethnologie a longtemps fait la différence entre « biens de subsistance » et « biens de prestige », les frontières entre ces catégories varient fortement entre les sociétés. L’approche culturaliste a également eu tendance à remettre en cause ce « schéma matérialiste » en prenant en compte le sens accordé à ces biens. J.-P. Daloz repère ainsi plusieurs dimensions inhérentes à ces derniers et susceptibles de valorisation : sont-ils éphémères ou durables, solides ou fragiles, lourds ou légers, etc. ? D’autres facteurs que la seule symbolique entrent en compte dans l’analyse de la distinction, comme l’utilité. Dans certains pays (comme le Mexique ou la Russie), un véhicule 4×4 joue un rôle protecteur face aux risques d’accident ou d’enlèvement.

Les signes incorporés de distinction relèvent de ce que les sociologues appellent l’« intériorisation ». Si de belles manières, un langage impeccable ou une grande culture donnent parfois l’impression d’être maîtrisés naturellement par leurs possesseurs, ces attributs sont le plus souvent le fruit d’un long apprentissage et d’une socialisation précoce dans certains milieux. Ces signes immatériels sont plus ou moins valorisés selon les contextes par rapport aux signes matériels. J.-P. Daloz relève que « dans bien des cas, la démonstration de ses aptitudes doit s’accompagner d’un certain détachement pour être véritablement distinctive ». En témoigne l’impression d’assurance ou d’aisance dégagée par certaines élites.

Thorstein Veblen avait déjà souligné l’importance de l’entourage comme potentielle source de distinction. J.-P. Daloz parle de « vicariance » pour désigner ce « pan » de la distinction : « L’entourage pourra contribuer à la prééminence en vertu de son caractère impressionnant, eu égard au fait qu’il offre des compétences susceptibles de bonifier une image, ou en déchargeant visiblement les personnes au sommet de certaines tâches. » Là encore, la distinction peut s’exprimer grâce au recours à la quantité – de nombreux domestiques – ou à la qualité – l’emploi de personnel aux compétences rares. L’exemple de la famille souligne également certains risques liés à cette modalité de la distinction, comme celui d’être éclipsé par la réussite éclatante ou déshonoré par le comportement inadéquat de l’un de ses membres.

Enfin, J.-P. Daloz analyse la « symbolique des face-à-face » ou, dit autrement, « l’étude des confrontations directes ». Si la distinction s’avère parfois subtile, elle l’est un peu moins lors de certaines « interactions exprimant très manifestement les hiérarchies ». À ces occasions, les statuts sont jaugés, les écarts préservés ou la reconnaissance recherchée. L’interaction est depuis longtemps un objet d’étude favori de la sociologie : elle oppose bien souvent les tenants d’approches plus individuelles aux défenseurs du primat de la structure, même si des voies moyennes ont été proposées. À cela s’ajoute « la question du caractère plus ou moins conscient des mécanismes de distinction sociale mis en œuvre ». Dans tous les cas, une bonne connaissance du contexte et des codes en vigueur est nécessaire, qu’il s’agisse d’interpréter des attitudes corporelles ou le phénomène du « don ».

Expressions de supériorité offre un panorama fort complet de la distinction sociale des élites, tout en restant synthétique, analytique, mais également agréable à lire. La grande érudition de J.-P. Daloz, qui témoigne de sa longue fréquentation de la question, n’entrave pas sa volonté de proposer des typologies éclairantes ou la finesse de ses interprétations, en sus d’une profusion d’illustrations fascinantes. L’auteur, à sa grande satisfaction, décevra sûrement les lecteurs en attente de grandes généralisations théoriques, qui lui reprocheront le relativisme auquel ses investigations le conduisent parfois. En définitive, J.-P. Daloz livre un plaidoyer pour des interprétations circonstanciées et mesurées du phénomène, sans pour autant que la richesse des analyses en pâtisse.

  • 1.Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979.
  • 2.Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir [1899], précédé de Avez vous lu Veblen ? de Raymond Aron, trad. par Louis Évrard, Paris, Gallimard, 1970.
  • 3.Jean-Pascal Daloz, The Sociology of Elite Distinction : From Theoretical to Comparative Perspectives, Londres, Palgrave Macmillan, 2010 ; et Rethinking Social Distinction, Londres, Palgrave Macmillan, 2013.
Max Milo, 2021
368 p. 24 €

Benjamin Caraco

Docteur en histoire et conservateur des bibliothèques, Benjamin Caraco est chercheur associé au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains (UMR 8058) et coordonne la rédaction du site Nonfiction.

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