
Mon maître et mon vainqueur de François-Henri Désérable
« Seigneurs, vous plaît-il d’entendre un beau conte d’amour et de mort ? » Le quatrième roman de Désérable aurait pu débuter par l’incipit du Tristan et Iseut de Bédier. C’est la marque d’une littérature qui laisse une large place à l’hybris et à l’expression des passions. Façonné dans la douleur d’une rupture amoureuse, Mon maître et mon vainqueur sublime la fragilité de la condition humaine.
Néanmoins, loin de toute précipitation dans d’excessives emphases, François-Henri Désérable semble se rapprocher d’un lyrisme critique. Son narrateur prend une certaine distance vis-à-vis des jaillissements émotifs du personnage principal, son ami. L’intrigue rappelle le stupéfiant Article 353 du Code pénal, de Tanguy Viel (Éditions de Minuit, 2017). Nous y retrouvons le même juge et une structure narrative similaire. L’entretien entre le juge et le narrateur revient sur la romance torturée de Vasco et Tina. Leur relation est consumée par la confrontation entre raison et passion : peut-on seulement s’abandonner à l’amour ardent d’un amant lorsque l’on est mère et fiancée ? Des rendez-vous clandestins aux amours corporels dans des hôtels littéraires, le narrateur retranscrit chaque instant de cette passion au juge d’instruction, en adoptant une approche métalittéraire du récit : le juge, c’est le lecteur. Mettre en scène celui qui applique le droit revient, implicitement, à convoquer un lecteur-juré. La théoricienne Dorrit Cohn, en faisant fréquemment intervenir les notions de narrateur fiable ou défaillant, a positionné le lecteur en posture de juge1. Dans Mon Maître et mon vainqueur, ce n’est pas tant le narrateur que Vasco qui est jugé. Le lecteur est traversé par un raisonnement moral propre à sa condition. Dès lors, les nombreuses scènes placées sous le régime de l’illégalité le confrontent à un dilemme : la compréhension ou la condamnation. Le lecteur se laissera-t-il entraîner par le poète maudit qui sommeille en lui ? Il n’est d’ailleurs pas anodin que le juge mis en scène semble lui-même avoir une âme poétique : il corrige son assistant sur la métrique et récite des vers de mémoire. Il apparaît indéniablement comme la transposition textuelle de la figure du lecteur. L’intrigue de François-Henri Désérable, jalonnée d’états d’âme et de décisions souvent irréfléchies, ne nous enseigne pas tant l’art de juger que celui de se questionner sur sa propre condition. Le lecteur, conforté et inquiété dans ses croyances et son horizon d’attente, est invité à juger.
Toutefois, Mon maître et mon vainqueur est également un roman sur la poésie. Le précédent ouvrage de François-Henri Désérable, Un certain M. Piekielny (Gallimard, 2017), prenait aussi la littérature pour objet. Si la littérature triomphe, c’est par une réflexion tantôt désinvolte tantôt sérieuse sur le rôle de l’hybris. La présence de l’excès et de la démesure introduite par la passion amoureuse permet à l’auteur d’incorporer une méditation sur la quête de sens, l’acte d’écrire et la mort avec une ironie qui lui est propre. Cet humour incisif contribue d’ailleurs à une prise de recul du lecteur vis-à-vis des événements. La misère de la condition humaine est explorée sous tous ses aspects, sans chercher à divertir mais seulement pour élucider le réel.
- 1. Voir Dorrit Cohn, La Transparence intérieure. Modes de représentations de la vie psychique dans le roman [1978], trad. par Alain Bony, Paris, Seuil, 1981 et Le Propre de la fiction [1999], trad. par Claude-Henry Schaeffer, Paris, Seuil, 2001.