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Notes de lecture

Dans le même numéro

La Saison des ouragans de Fernanda Melchor

septembre 2019

De la même façon que, comme disait Michel Leiris, au fond de la subjectivité la plus profonde, on peut atteindre à l’objectivité, c’est au cœur des particularités locales que l’on peut toucher l’universel. La réussite du roman de Fernanda Melchor tient à cette dynamique. Elle fait partie d’une génération d’écrivains qui a vécu sa vie d’adulte entourée par la violence et la mort. Si cette présence n’est pas neuve au Mexique, elle a pris un ton différent depuis une dizaine d’années avec ­l’imposition de la fameuse guerre contre les narcos. Cela a marqué la littérature locale : citons les livres ­d’Emiliano Monge, Yuri Herrera, Julian Herbert et Antonio Ortuño.

Si certains livres offrent du rêve, celui-ci ne peut présenter que des cauchemars. Le récit se déroule dans une petite ville de province mexicaine, écrasée par une chaleur étouffante, dans un lieu abandonné de tout, sans repère, sans lien avec le monde. Des existences mornes s’y déroulent sans grande passion et chacun lutte contre la vacuité avec ce dont il dispose ; peu d’entre eux croient en quelque chose et, si une mère prône la foi, elle est bien seule, et les autres plongent plus facilement dans la drogue, l’alcool et le sexe, dans des plaisirs immédiats qui font oublier la pesanteur de l’existence. Dans cet enfermement, la pourriture prend le dessus ; l’histoire de la mécanique d’exclusion et de solitude qui se met en place et détruit les personnages constitue le centre du texte. Au fond de leur désespoir et de leur cynisme, ces derniers n’ont guère de lueurs d’espoir. La fuite, dernier recours possible, semble vouée à l’échec. L’ailleurs est peut-être meilleur, comme la sordide ville de Cancún qui fait rêver l’un d’eux, mais si lointain, si peu envisageable.

Le livre ne s’étale pas sur des faits spectaculaires, chargés d’actions et d’armes à feu. Nous n’assistons qu’à un crime : une femme qui a la réputation sulfureuse d’être une sorcière et qui cache un trésor est assassinée au couteau. Les paumés qui espèrent ainsi récupérer le magot pour s’évader de cet endroit maudit ne trouvent rien ; ils doivent assumer sans grand regret leur acte et passer à autre chose.

Personne ne se sauve dans ce livre et l’on se prend à désirer l’arrivée d’un personnage qui apporterait un peu de lumière dans cet univers si sombre. Peine perdue. Chacun est enfermé dans ses intérêts à court terme. Chacun subit sa vie plus qu’il ne l’a fait. Les habitudes sont prises tôt dans la vie des jeunes femmes, vite attirées par des plaisirs simples. La scène ­d’inceste de Norma avec son beau-père est particulièrement terrible. Rien ne nous est épargné et nous n’avons pas le sentiment ­d’assister à une transgression tant les faits s’enchaînent sans heurt. De la même façon, plusieurs hommes du village, fatigués de devoir trouver des femmes pour assouvir leurs désirs, finissent par fréquenter les bars homosexuels au bord de la route : un orgasme en vaut bien un autre et peu importe la bouche qui s’offre puisqu’elle ne coûte rien.

Nous baignons dans cette atmosphère où règnent le mensonge, la prostitution, l’inceste, l’alcool et les drogues, où les avortements sont sauvages, où les amis sont là, sans affection, juste pour fournir des tuyaux sur le meilleur moyen de fuir le réel, où les familles recomposées sont le théâtre de tous les abus, où la violence est monnaie courante, où le travail manque et l’argent encore plus. Pourtant, le pire semble encore à venir…

La qualité de ce roman vient d’un flux verbal étourdissant, d’un usage du langage populaire et de l’argot, de la répétition volontaire de termes qui deviennent obsédants, d’un flot qui se déverse en nous et qui donne sa vigueur à tous ces personnages et à leur misère. Melchor domine sa «  petite musique  » qui colle à cet univers, proche de Dogville de Lars Von Tiers ou des mondes clos de Marie Redonnet à ses débuts ou de La Décharge de Béatrix Beck (1979). Mais la langue appartient à un registre plus violent, plus argotique. Les personnages, comparés à des «  marionnettes sans fil  », évoluent sans but ou avec des buts inaccessibles, et retombent inévitablement dans cette misère collante. Le cauchemar nous impressionne et nous envahit grâce à la puissance de cette écriture, convaincus que nous ne pouvons pas nous sauver.

Grasset, 2019
288 p. 20 €

Philippe Ollé-Laprune

Directeur de la Casa Refugio Citlaltépetl et de la revue Líneas de Fuga, Philiipe Ollé-Laprune vient de publier Les Amériques. Un rêve d'écrivain (Seuil, 2018).

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