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Notes de lecture

Dans le même numéro

Aimé Césaire, une poétique, de René Hénane

octobre 2018

Médecin militaire, René Hénane a dirigé le service de santé des armées aux Antilles-Guyane. Basé à Fort-de-France, il eut ainsi le privilège d’entretenir avec Aimé Césaire (1913-2008), l’homme et l’œuvre, une longue familiarité qui s’est d’abord traduite – médecine oblige – par une étude sur la place de la biologie dans la poétique de Césaire[1]. S’en est suivie une dizaine d’ouvrages, études, éditions critiques indispensables pour qui s’intéresse à la signification des poèmes au-delà de la fascination produite par la musique des vers et l’exotisme du vocabulaire.

Si l’hermétisme de nombre de poèmes participe effectivement du charme qu’ils exercent sur le lecteur, la dilection peut se transformer en frustration face à l’abus des tournures incompréhensibles. Or Hénane nous montre que ces tournures baroques, ces expressions obscures, ce vocabulaire abscons ont un sens dans leur contexte. C’est pourquoi nul ne devrait s’aventurer sur les chemins du poète sans emporter avec lui le ­Glossaire de Hénane, qui lui évitera bien des contresens[2]. En attendant la suite annoncée de ce glossaire, Aimé Césaire, une poétique fournit déjà de nouveaux éclairages sur la manière dont le maître agence son vocabulaire. Comment interpréter par exemple, dans le poème «  Conquête de l’aube  » (Les Armes miraculeuses), une expression telle que « des échouages de paquebots saugrenus ». Peut-être le spectacle de paquebots naufragés a-t-il en effet quelque chose de « saugrenu », mais encore ? En fait, la recherche nous apprend deux choses. D’abord, qu’il y avait des paquebots échoués dans la baie de Fort-de-France pendant la Seconde Guerre mondiale, à l’époque où Césaire écrivit ce poème, ce qui permet de fixer le lieu du poème ; ensuite et surtout, que l’épithète « saugrenu » n’a pas été choisie par hasard mais pour un deuxième sens «  tiré  » par le poète des deux racines du mot, soit « sau » (le sel) et « grenu » (le grain) : les épaves émergées se sont couvertes par évaporation de grains de sel !

Cet exemple – qui n’est pas le plus complexe – soulève la question de l’hermétisme chez Césaire. Faut-il vraiment croire Hénane lorsqu’il affirme que le poète, « à l’inverse de Mallarmé, ne prend pas plaisir à obscurcir ses textes » ? D’autant plus que, à la même page, l’auteur d’Une poétique rapporte cette confession du maître : « Tous mes secrets sont dans mes poèmes. Seulement, il faut les décrypter, les décoder et trouver les clefs. » Il paraît difficile de nier que Césaire joue délibérément avec la langue et qu’il ne lui déplaît pas de demeurer obscur – au moins pour tous les lecteurs qui n’auraient pas lu Hénane ! Ce n’est pas faire injure à Césaire que de le considérer comme un auteur «  précieux  » (au sens de l’emploi d’un lexique rare et de la sophistication extrême des tournures). Or la préciosité en littérature n’est-elle pas avant tout un jeu de l’esprit ?

Il faut donc admettre que Césaire s’amuse lorsqu’il tricote ses énigmes, même si l’on doit le croire – ce n’est nullement contradictoire – lorsqu’il révèle que l’hermétisme est en proportion directe avec le travail d’écriture et une volonté de concision : les poèmes deviennent « plus hermétiques parce qu’ils sont moins délayés ». Quelle est la part du jeu – ou si l’on préfère de la pure recherche esthétique – et celle de la sincérité (« Rien ne délivre jamais que l’obscurité du dire ») dans l’opacité du lyrisme de Césaire, voilà ce qui paraît impossible à démêler.

René Hénane rapporte à juste titre que le Martiniquais n’a jamais nié ­l’influence de Mallarmé. Ce dernier lui a appris, selon Césaire lui-même, que « le mot a sa musique, sa couleur, sa force propre », c’est-à-dire indépendamment du sens ! Si l’on poursuit, cela signifie qu’il peut y avoir une écriture guidée par la musique,  etc., au-delà de toute signification. Et, de fait, René Hénane signale les procédés d’une écriture qui devient parfois quasi automatique, telle la « dérive sémantique » repérable par exemple dans « ma parole capturant des colères cyclopes violets des cyclones », où les allitérations l’emportent à l’évidence sur le sens.

Les rapports de Césaire avec le surréalisme ont fait couler beaucoup d’encre. N’a-t-il pas déclaré : « Pour moi, le surréalisme a été la voix royale de la négritude, car il mène à la fois à la liberté et à l’homme nègre » ? Mais il ajoutait aussitôt : « Je parle du surréalisme méthode [l’écriture automatique] et non du surréalisme système. » On sait par ailleurs l’importance de la rencontre avec André Breton de passage en Martinique en 1941[3]. En réalité, les spécialistes ­s’accordent à reconnaître que la période proprement surréaliste de Césaire fut de courte durée, entre 1943 et 1945. En dépit de son opacité, la poésie de Césaire est engagée. La rupture avec Breton devint inéluctable lorsque Césaire est entré en politique au côté des communistes. Tandis que Breton entendait valoriser « les expériences de la vie intérieure […] sans contrôle extérieur, même marxiste ». Selon Édouard Glissant : « Il est vrai que le surréalisme “ouvrit des portes” à Césaire. Mais l’éclatement de sa poésie, son apparente anarchie du verbe, qu’on a pu imputer au surréalisme, reposaient en réalité sur une structure profondément justifiable: c’est la brisure d’une nature démenée, la fureur ­d’emporter les étaux. »

Somme sur la poétique de Césaire, l’ouvrage de René Hénane l’est aussi bien par l’ampleur des sujets traités que par la richesse de la documentation. Notre auteur a littéralement lu tout ce qui concerne Césaire, comme en témoignent une bibliographie de dix-sept pages (qui exclut les diverses éditions des ouvrages du poète) et le nombre des notes de bas de page. Quant aux sujets abordés, ils couvrent en premier lieu l’écriture proprement dite ou la stylistique, soit cinq chapitres, suivis de six chapitres supplémentaires concernant, outre la question du rapport au surréalisme, la part des connaissances scientifiques dans l’œuvre du maître (que l’on songe à tous ces mots rares de plantes, d’animaux…), un rapprochement inattendu avec le poète-chirurgien Lorand Gaspar, autre chantre du cosmos, et, en guise de conclusion, deux chapitres consacrés, l’un au recueil ultime Moi, laminaire (1982), et l’autre au «  poème-tombeau  » de ce recueil, «  Calendrier lagunaire[4]  ».

 

 

[1] - René Hénane, Aimé Césaire. Le chant blessé. Biologie et poétique, Paris, Jean-Michel Place, 1999.

 

[2] - R. Hénane, Glossaire des termes rares dans l’œuvre d’Aimé Césaire, Paris, Jean-Michel Place, 2004.

 

[3] - « Sans le surréalisme, sans votre rencontre, très cher André Breton, eût été impossible cette tentation de dépassement qui m’était devenue indispensable après le Cahier d’un retour… »

 

[4] - Suivant la volonté de Césaire, un extrait du poème est gravé sur sa tombe : «  J’habite une blessure sacrée/ j’habite des ancêtres imaginaires/ j’habite un long silence/ j’habite une soif irrémédiable… »

 

Orizons, 2018
4 p. 39 €

Michel Herland

Michel Herland est professeur honoraire des universités. Il dirige le journal en ligne Mondes francophones. Il est notamment l’auteur des Lettres sur la justice sociale à un ami de l'humanité (Le Manuscrit, 2006) et du roman La Mutine (Andersen, 2018).

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