Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Dans le même numéro

Édouard Glissant. L’identité généreuse, de François Noudelmann

juil./août 2018

#Divers

Flammarion, coll. "Grandes biographies", 2018, 448 p., 26€

Pour quelle mystérieuse raison les éditions Flammarion ont-elles décidé de publier le livre de François Noudelmann dans une collection intitulée «  Grandes biographies  » ? Cet ouvrage, agréable à lire au demeurant, ne possède aucune des caractéristiques des «  grandes bibliographies  » authentiques : ni la taille (448 pages dans une typographie aérée), ni les recherches minutieuses dans les archives (pourtant déposées à la Bnf) ou dans la littérature secondaire (la bibliographie se limite aux œuvres publiées de Glissant), ni le souci de fournir ses sources aux lecteurs (aucune note de bas de page ou de fin).
Or l’on tombe souvent sur des détails trop beaux pour être vrais. Un exemple parmi d’autres : nul admirateur de la poésie d’Aimé Césaire n’ignore qu’André Breton fit escale à Fort-de-France sur le chemin de l’exil pendant la Seconde Guerre mondiale, qu’il y rencontra le poète martiniquais et qu’ils lièrent à cette occasion une relation faite d’admiration réciproque. Cela se passait en 1941, Glissant avait douze ans et même s’il fréquentait le lycée Schœlcher où Césaire enseignait les lettres, il n’était pas son élève. Dès lors, comment accorder du crédit à une affirmation comme celle-ci : «  le petit Glissant suit Breton et Césaire et les écoute discuter de leurs textes pour Tropiques [la revue créée par Césaire à son retour en Martinique] et planifier des excursions dans la forêt tropicale  » ? Si l’existence des discussions littéraires entre Breton et Césaire, de même que leurs excursions en forêt, sont attestées, aucun témoignage ne rend crédible la présence d’un «  petit Glissant  » écoutant les conversations des deux poètes, même à distance respectueuse.
L’absence systématique des sources fait peser un doute sur l’ensemble du récit. Dans de nombreux cas, F. Noudelmann se contente de reprendre telle ou telle anecdote racontée par Glissant dans ses livres. Ainsi, le récit qui met en scène une bande de jeunes peintres s’amusant à reproduire le giro (tour d’Italie cycliste) sur la place de Vernazza est-il directement emprunté au roman Tout-monde sans qu’il soit cité. Or, s’il est vrai qu’il y a une part d’autobiographie dans les romans de Glissant, ils ne relèvent pas pour autant de l’autofiction et il ne paraît pas sérieux de prendre pour argent comptant tout ce qu’on peut y lire. Le recours aux romans devient encore plus problématique lorsqu’il sert à dessiner un portrait psychologique. Faut-il croire, par exemple, ce qu’écrit F. Noudelmann à propos des sentiments d’Édouard Glissant envers son père qui «  lui fait horreur  » : il «  déteste ce qu’incarne ce géreur qui se donne des airs de patron et s’adapte opportunément aux situations  » ? Certes, le père de Glissant était bien «  géreur d’habitation  », mais F. Noudelmann ne le confond-il pas avec le personnage romanesque du géreur Garin, dans Tout-monde, «  qui prenait si ouvertement le parti des békés [Blancs créoles]  » ? Une rapide enquête auprès de quelques témoins proches de Glissant conduit à penser qu’il n’a jamais «  détesté  » son père. F. Noudelmann rapporte d’ailleurs que le père de Glissant était capable de s’opposer au patron «  béké  » pour défendre les intérêts de la main-d’œuvre de la plantation. Même incertitude en ce qui concerne les sentiments de Glissant à l’égard de sa mère : «  il se pense mal-aimé  » ; «  il soupçonne sa mère d’aimer davantage Paul, son frère aîné  ». À nouveau, cette affirmation n’est pas corroborée par les proches.
Ces quelques exemples renforcent le doute quant à la fiabilité des informations fournies aux lecteurs. Si l’on apprend beaucoup à lire Noudelmann, on ne cesse de se demander où sont le vrai et le faux. Un dernier exemple, à propos duquel on ne peut pas apporter non plus de preuve tangible, mais qui n’est pas moins troublant, celui de la crémière parisienne, Madame Bouquet, laquelle aurait fait à Glissant, étudiant famélique, «  l’aumône de quelques pommes de terre et de barres de chocolat auxquelles son statut de J3 lui donne droit sur sa carte de ravitaillement  ». Toujours inspiré par le récit de Tout-monde, F. Noudelmann en fait ici un résumé assez peu sympathique et biaisé par rapport au roman, dont la version imprimée est corroborée par des proches : «  Il s’était réveillé dans son lit de la rue Blondel toute voisine où Madame Bouquet l’avait fait transporter, et elle le réconfortait, “ah Monsieur J3, Monsieur J3 !” Après quoi, elle lui avait laissé une forte provision de pommes de terre cuites et de boudin noir.  » En rapportant cette anecdote vécue, Glissant voulait à l’évidence signifier qu’un Noir pauvre pouvait, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, rencontrer une fraternité exempte de tout racisme dans le «  petit peuple  » parisien.
F. Noudelmann brosse le portrait d’un Glissant intime, amateur de femmes, de gloire et de bonne chère, et finalement attachant par tout ce qu’il a d’humain… Mais s’agissant d’un penseur tel que Glissant, on ne saurait se satisfaire des secrets d’alcôve et de quelques autres anecdotes. Nous voulons savoir en quoi ses idées sont novatrices, ce qu’elles peuvent nous apporter que nous ne savions déjà et dans quelle filiation elles s’inscrivent. Or, non seulement cet aspect est absent du livre, mais dans les deux pages où il tente de résumer la pensée de Glissant, l’auteur multiplie les formules dépréciatives : «  une philosophie vagabonde qui assume l’errance, l’opacité, le fragmentaire […], il fonde ses propositions théoriques sur des intuitions poétiques.  » On peine à comprendre ce qui justifie ce livre, en dehors d’une relation quasi filiale (fantasmée ou non) entre l’auteur et l’«  ogre  » Glissant – l’ogre qui dévore son enfant ?


Michel Herland

Michel Herland

Michel Herland est professeur honoraire des universités. Il dirige le journal en ligne Mondes francophones. Il est notamment l’auteur des Lettres sur la justice sociale à un ami de l'humanité (Le Manuscrit, 2006) et du roman La Mutine (Andersen, 2018).

Dans le même numéro

Le courage de l’hospitalité

Assistons-nous au triomphe de la xénophobie ? Les exilés ne sont plus les bienvenus dans notre monde de murs et de camps. Pourtant, certains font preuve de courage et organisent une contre-politique hospitalière. Ce dossier estival, coordonné par Fabienne Brugère et Guillaume le Blanc, invite à ouvrir le secours humanitaire sur un accueil institutionnel digne et une appartenance citoyenne réinventée.