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Notes de lecture

Dans le même numéro

La toile carcérale. Une histoire de l’enfermement en Palestine de Stéphanie Latte Abdallah

avril 2022

Croisant l’enquête anthropologique et le propos historien, ce livre traite de l’incarcération politique des Palestiniens dans les prisons israéliennes d’abord, mais aussi, à partir de la seconde moitié des années 2000, dans les prisons palestiniennes. Sur fond de conflit israélo-palestinien, il propose une réflexion nouvelle sur le système pénal et pénitentiaire comme mode de contrôle des Territoires palestiniens et sur l’enfermement carcéral comme expérience collective.

Stéphanie Latte Abdallah conduit son lecteur au cœur des prisons israéliennes, palestiniennes et cisjordaniennes, en s’appuyant sur des documents d’archives et des témoignages recueillis entre 2008 et 2019. Tout l’enjeu est de comprendre où et comment se déploie ce que l’autrice appelle la « toile carcérale » en Palestine, c’est-à-dire une prison inconsciemment et historiquement « incorporée », un enfermement qui « envahit » les vies et façonne les identités. Il s’agit également de comprendre comment l’articulation du dedans et du dehors de la prison, depuis l’occupation des Territoires palestiniens en 1967, a joué un rôle clé dans les mobilisations et recompositions de l’engagement en Palestine.

Le livre dénonce les pressions psychologiques et physiques qui sévissent toujours dans les tribunaux militaires, bien que la torture, généralisée en 1967, ait été limitée à partir des directives de la commission Landau en 1987, puis par une décision de la Cour suprême en 1999. L’ONG israélienne Public Committee Against Torture in Israel considère que la torture a repris à partir de la seconde Intifada (septembre 2000-février 2005) et qu’entre 20 à 25 % des personnes arrêtées y ont été soumises. Les tribunaux militaires créent un espace suspendu et incertain, structuré par un système de surveillance autour du Shabak (le service de sécurité intérieure israélien), qui utilise sa connaissance approfondie des ressorts de la société palestinienne contre les détenus. On assiste à une parodie de justice, avec des accusés sans aucun mandat d’arrêt, des interpellations arbitraires, des dossiers vides, des procédures opaques et rapidement exécutées.

L’espace juridiquement et temporellement indéterminé au-delà de la « ligne verte » qui distingue Jérusalem-Est d’Israël et la Cisjordanie a ainsi permis de recomposer et de pérenniser les modalités d’une occupation juridiquement illégale : dans les territoires occupés s’est formé un « archipel carcéral », ainsi qu’une criminalisation des mobilités qui participe du processus de frontiérisation.

La prison crée aussi des citoyennetés singulières : en 1970, une grève de la faim dans la prison d’Ashkelon, qui dure quinze jours et fait un mort, s’imprime dans les mémoires comme légende noire de la détention, dessinant les contours d’une résistance politique au système carcéral. Inversement, l’administration pénitentiaire a pu attiser et institutionnaliser les divisions palestiniennes dans les prisons, en isolant les détenus entre eux et vis-à-vis de l’extérieur. Masculinités, genres et relations entre hommes et femmes sont également transformés par l’expérience carcérale. Stéphanie Latte Abdallah évoque ainsi une « survirilité carcérale », lorsque les violences physiques subies par les détenus deviennent des épreuves de leur masculinité, ou des « femmes virilisées », à propos de prisonnières dont les corps portent autant les stigmates de la résistance. Il y a pu avoir des prises de conscience féministes dans l’enfermement politique, portées par des femmes dont les corps ont été désexualisés par le militantisme et qui ont renoncé au mariage ou à la maternité. Le principal constat restant la « double oppression » des femmes palestiniennes, par l’occupation et par la société patriarcale.

L’incarcération en Palestine a pu devenir un rite de passage pour les adolescents : ce qui devrait être une expérience dévalorisante pour les jeunes garçons se transforme en un moyen d’affirmer leur masculinité et leur capacité de résistance. Cette subjectivation héroïque fragmente les familles et fragilise l’autorité parentale. Le livre révèle la massification des arrestations de jeunes, sans véritable suivi ni réinsertion à la sortie. L’expérience carcérale tend aujourd’hui à pousser la jeunesse hors du système scolaire, vers la délinquance et divers trafics, dans le même temps où la jeunesse se détourne de plus en plus des partis politiques. S’agit-il là d’une nouvelle stratégie de contrôle des Territoires palestiniens ?

Bayard, 2021
496 p. 31 €

Camille Braune

Ancienne stagiaire de la revue Esprit, Camille Braune prépare un doctorat en philosophie du langage.

Dans le même numéro

En Ukraine et en Russie, le temps de la guerre

L’invasion de l’Ukraine en février 2022 a constitué un choc immense pour l’Europe et le monde. Elle s’inscrit néanmoins dans une forme de continuité, qui a vu le régime de Poutine se faire toujours plus répressif à l’intérieur de ses frontières, et menaçant à l’extérieur, depuis au moins 2008 et l’affrontement militaire en Géorgie, l’annexion de la Crimée en 2014 marquant une nouvelle étape dans cette escalade. Constitué en urgence en réaction au déclenchement de la guerre, le dossier de ce numéro interroge ses premières conséquences. De quelles manières les sociétés ukrainienne et russe font-elles face à la guerre ? Comment résister à la vaste opération de révisionnisme historique engagée par le régime de Poutine, dont témoigne la répression de toutes les sources indépendantes d’information, mais aussi de recherche et de connaissance ? En Ukraine, sur quelles ressources la résistance peut-elle compter ? En Russie, une opposition parviendra-t-elle à se constituer, malgré la chape de plomb qui s’est abattue sur le pays ? À lire aussi dans ce numéro : la justice entre les générations, le fascisme du dedans, la politique de Lévi-Strauss, la médecine contre les robots, une autre histoire de la racialisation et la naissance de l’écoféminisme.