
Un testament philosophique de Dominique Janicaud
« Les idées distinctes sont de petites idées », lit-on dans le Testament philosophique (1901) de Ravaisson, qui oppose à la dissémination du sens la quête d’une « simplicité complexe » ou d’une « simplicité multiple ». Épris lui aussi d’unité, mais rétif également à toute « unification réductrice » – susceptible de se figer en « unicité exclusive » –, Dominique Janicaud a été empêché par une mort brutale d’arracher à la dispersion les quelque soixante-quinze articles écrits par lui entre 1990 et 2002. À défaut d’une publication intégrale, voici rassemblés en un livre, qui les élève à la dignité de « multiplicité réglée », quatorze textes (dont deux parus dans Esprit) représentatifs de cette dernière période créatrice, exceptionnellement féconde.
La simplicité de l’ordre chronologique n’offusque pas l’unité du questionnement qui se déploie ici selon quelques fils conducteurs aisément repérables. La méditation sur l’état du monde, pour commencer. Ayant retenu de Hegel que philosopher c’est « comprendre ce qui est », Janicaud ne se lasse pas de rechercher « un sens à travers tout événement » : tant il est vrai que s’il est devenu impossible, au vu de l’expérience historique accumulée au xxe siècle, de « nier la possibilité de situations de non-sens absolu », l’honneur de la pensée est précisément d’assumer le « combat contre l’incompréhensible ». Or l’événement des événements, c’est aujourd’hui la domination universelle de la technique : la phénoménologie n’en a donc pas fini avec la « description méthodique des effets de puissance de la rationalité ». Lucide face à l’emprise d’un « modèle titanesque et productiviste rigide », qui met en péril l’essence de l’homme et entreprend de « briser la culture » pour soumettre à « l’unité réductrice » de sa logique opératoire l’ensemble des sphères de l’agir humain, Janicaud ne cède cependant pas à la technophobie ni au catastrophisme. « L’exclusion des valeurs éthiques » par la techno-science risque de nous faire sombrer dans la barbarie, mais elle n’empêche pas de chercher ailleurs (à commencer par l’art) les ressources nécessaires à la préservation de la « part sacrée de l’homme » et à l’imposition d’une « salutaire limitation de l’éventail des possibilités techniques ».
Pour autant, Janicaud ne rêve pas, comme Heidegger a pu le faire avant un « tournant » (Kehre) que notre auteur assimile à une « volte-face » et comme Castoriadis l’a fait à son tour en envisageant une réinvention de la démocratie, d’une politique ontologique susceptible de se rendre maîtresse de la technique. C’est à l’art (et non à la révolution) qu’il incomberait de mettre en œuvre « l’être comme chaos ». Entrant beaucoup plus ici dans le détail des faits historiques qu’il ne l’avait fait dans les ouvrages publiés de son vivant, Janicaud analyse de près l’exténuation du politique occasionnée par une « mondialisation néolibérale » (irréversible selon lui) qui fait virer le rêve européen en cauchemar – l’Union européenne soumise au dogme monétariste n’étant qu’une « gigantesque technostructure sans personnalité ni volonté politique » – et transforme la gauche de gouvernement en rouage d’une sinistre « techno-oligarchie libérale ».
S’il n’est pas d’issue politique au scientisme et au technicisme, est-ce à dire qu’il faille confier à la philosophie la tâche de déverrouiller l’avenir ? Heideggérien « avec une légère pointe d’ironie » et sans « allégeance » à une école, Janicaud reconnaît cependant à son tour que la domination planétaire de la technique équivaut au « devenir-monde sous la forme d’un nihilisme manipulateur » d’une certaine métaphysique. Mais là où Heidegger tendait à dresser un constat de décès de la métaphysique ainsi rendue responsable de la détresse des temps, Janicaud est attentif aux possibles encore en suspens d’une pensée qui ne renoncerait pas à poser les questions à jamais lancinantes « de l’identité du moi, de l’origine du monde, de l’existence de “Dieu” » et, sans nostalgie à l’égard des illusions éternitaires de la philosophia perennis, s’accorderait aux découvertes de la physique relativiste et quantique pour laquelle l’événement prime sur la substance, comme la critique kantienne avait su en son temps donner des fondements philosophiques à la science newtonienne. Parvenu au terme de son « activité professionnelle dans un département » universitaire de philosophie, notre auteur se serait-il lui-même engagé sur cette voie, si le temps de philosopher sans contrainte institutionnelle lui avait été accordé ? Rien n’est moins sûr. De même que ce qui l’intéresse chez Ravaisson n’est pas tant son « onto-théologie » que le « sens aigu de l’immanence et de la phénoménalité » avec lequel il conduit sa description phénoménologique de la prise d’habitude, de même le dernier Janicaud tend à relancer la phénoménologie comme « projet » en mettant à distance le noyau « méta » de la philosophie et en poussant toujours plus avant l’effort de la réduction phénoménologique au pur donné, afin de conjurer la résurgence de « méta-questions » qui risqueraient d’entraîner la description « au-delà de l’apparaître ». Admettre le caractère destinal de la métaphysique n’empêcherait donc pas d’exploiter le « partage de liberté » par rapport à la métaphysique elle-même, que ce destin recèle et nous réserve : on peut hériter de la métaphysique sans se mêler d’exécuter son testament.
C’est notamment parce que son propre testament philosophique appelle à cette « nouvelle donne » phénoménologique que Janicaud mérite que nous fassions l’effort, pour mieux le lire, de réapprendre à « déchiffrer nos lettres, comme des enfants au royaume de la pensée ». Le travail minutieux de sélection, d’édition et de présentation des textes qui composent ce recueil, accompli par les héritiers consciencieux et libres que sont Anne-Marie Arlaud-Lamborelle et Marc Herceg, ne manquera pas de nous y aider. Puisse-t-il nous faire progresser sur la voie de cette « intelligence du partage » qui était tout le programme du dernier Janicaud ; et faire advenir son complément indispensable, le partage de l’intelligence.