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Notes de lecture

Dans le même numéro

Bonjour, Monsieur Courbet. Artistes, amis, en vrac, 1956-2004 de Philippe Jaccottet

septembre 2021

En parallèle des publications de ses derniers textes chez Gallimard début mars 2021, Philippe Jaccottet, mort le 24 février 2021, avait réuni la plupart de ses textes sur des artistes et amis. C’est par l’amitié que l’écriture se trouve une raison quand elle se refuse à toutes spécialisations. C’est ainsi qu’il présente le recueil de ses écrits : « Aussi bien aurais-je pu réserver ces pages à l’usage privé, sinon à la corbeille (à papier, non à celle de la Bourse). Mais les relisant une fois de plus, non sans quelques doutes, ceux-ci auront été définitivement levés par ce que, toujours, j’y ai trouvé d’attention, même incomplète, imprégnée d’amitié profonde, de telle sorte qu’elles rayonnent sinon de profondeur critique – il s’en faut de beaucoup –, à coup sûr de chaleur humaine. »

On peut considérer ce regroupement de textes comme un témoignage sur une communauté qui ne peut s’avouer comme telle, mais qui parle, par le moyen de l’écriture, de ce qui demeure et s’enclenche dans une rencontre amicale ou amoureuse : l’extériorisation de l’intime, l’intériorisation de l’extime. Il y aurait une amitié comme mode de communication ou d’être pour l’autre avant tout contrat, sans pour autant qu’elle ne se donne jamais pour présente : elle est toujours le discours de l’attente et engage dans un lieu où une responsabilité pour le prochain ouvre sur l’inconnu, l’avenir. L’amitié serait le lieu d’un possible « espace commun », comme l’écrit Philippe Jaccottet à propos d’André du Bouchet. Si l’amitié n’est jamais dite au présent, il écrit pourtant, à propos de Lélo Fiaux en 1994, que « ce que l’on a vécu […] n’est pas à proprement parler du passé, comme tout ce qui a fait notre vie, c’est là en vous, vivant d’une autre manière ». « C’est encore présent » et de cette possibilité le poète dit : « J’en ai gardé une petite réserve de braises dans mes poches pour toujours. » À propos de Henri Lachièze-Rey, en 1982 dans le catalogue du musée des Beaux-Arts de Lyon : « Même si à la fin, tout cela n’est plus que formes et couleurs sur toile, on ne peut douter qu’il n’y ait, au début, autre chose : nous-mêmes et nos semblables simplement, nous, dans notre vie » ; ou encore « surtout de ces lieux où les hommes se rencontrent, se rassemblent ». Si l’écriture hésite souvent face à son statut, c’est qu’il y a quelque chose à dire qui ne peut être statufié ou immobilisé dans un concept : « Je ne suis pas du tout critique d’art ; pis que cela […]. L’amitié néanmoins, quelquefois comme aujourd’hui, me fait surmonter ces assez profondes réticences. »

Dans une note à propos de Morandi, dans le catalogue de l’exposition Giacometti de la Fondation Maeght en 2000 et dans Les Remarques sur Palézieux chez Fata Morgana en 2005, Philippe Jaccottet associe son regard (de spectateur, de lecteur) sur l’œuvre à un piège. À propos de Morandi, les choses sont « immobiles, tempérées, retenues sans être figées. Prises au piège, peut-être, mais vivantes » ; à propos de Giacometti : « La sensation d’être pris au piège par l’ensemble des œuvres montrées, pris au piège et bouleversé, et heureux de l’être » et « Seuls des ensembles de Morandi, notamment ses dernières œuvres, ont pu procurer en moi […] cette même impression d’être pris au piège et reconnaissant de l’être » ; puis sur Palézieux : « Les planches ont vraiment l’air de pièges, de filets (avec toutes les dimensions et les formes de mailles) à prendre nos regards ; non pour les capturer, mais pour les captiver, les associer aux rêves minutieux du graveur. » On comprend que le piège n’est pas le moyen d’un enfermement, mais plutôt d’une ouverture, d’une trouée. Et si le piège semble s’emparer de nous, ce n’est que pour faire connaître le saut à accomplir pour pouvoir comprendre, ce saut qu’est la lecture, sous-entendant la faculté de l’écriture à « piéger ». Cela selon les deux sens de la dérivation latine pedica (les liens aux pieds) et pes, le pied. Il y aurait un double mouvement d’enfermement et d’ouverture, de lien et de saut, qui permettrait de saisir cette tâche de la lecture. Comme si on pouvait être pris au piège tout en étant libre. L’écriture engendre un écart : « Il y aurait un écart de temps, comme un écart de lieu, n’appartenant ni au temps ni au lieu », écrit-il.

On trouve dans plusieurs articles de Philippe Jaccottet l’image de la fête, que nous relevons ici pour conclure. À propos de Piero della Francesca et de son tableau Le Baptême du Christ, il écrit que ce n’est pas le Christ qui le touche, ni comme sujet ni comme personnage du tableau, mais que cette toile était comme « un lever du jour », dont le groupe de couleur « au premier plan à gauche aux couleurs claires et vives, confirmant qu’il s’agissait bien là, en quelque sorte, d’une fête », puis « la fête (qui n’était pas pour moi à ce moment-là celle du baptême du Christ, mais une fête comme antérieure et sans nom), la terre que nous connaissons, notre demeure ». On trouve aussi à propos de Marc Chagall : « on comprend qu’il y a une fête cachée dans les choses, et c’est lui qui l’a retrouvée, pour nous la donner », qui associe la fête à la recherche, au monde et au don ; et dans un hommage à Henri Lachièze-Rey, on retrouve toute la grâce de ce poète qui était – qui est – la modestie même. J’ai gardé ce calme feu de ses ouvrages comme loi au fond de mon cœur, et il continue d’éclairer et de guider : « Là non plus, ces fêtes ne sont pas des triomphes ou des spectacles clinquants, on pensait plutôt au feu qui couve la cendre, et c’est un feu de bonté. »

La Dogana/Le Bruit du temps, 2021
155 p. 39 €

Thibault Ulysse Comte

Thibault Ulysse Comte étudie la littérature à l’université Jules Verne à Amiens où il prépare un doctorat consacré au concept de « communauté » à partir des œuvres de Maurice Blanchot et Philippe Jaccottet. Il est égalment rédacteur pour La Nouvelle Quinzaine Littéraire.

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Où habitons-nous ?

La question du logement nous concerne tous, mais elle peine à s’inscrire dans le débat public. Pourtant, avant même la crise sanitaire, le mouvement des Gilets jaunes avait montré qu’elle cristallisait de nombreuses préoccupations. Les transformations à l’œuvre dans le secteur du logement, comme nos représentations de l’habitat, font ainsi écho à nombre de défis contemporains : l’accueil des migrants, la transition écologique, les jeux du marché, la place de l’État, la solidarité et la ségrégation… Ce dossier, coordonné par Julien Leplaideur, éclaire les dynamiques du secteur pour mieux comprendre les tensions sociales actuelles, mais aussi nos envies de vivre autrement.

À lire aussi dans ce numéro : le piège de l’identité, la naissance du témoin moderne, Castoriadis fonctionnaire, le libéralisme introuvable, un nouveau Mounier et Jaccottet sur les pas d’Orphée.