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Notes de lecture

Dans le même numéro

Quand l’Ukraine se lève. La naissance d’une nouvelle Europe de Constantin Sigov et Laure Mandeville

janv./févr. 2023

Au travers de ce dialogue socratique, voilà que l’âme de l’Ukraine se dévoile dans sa profondeur et sa tragédie.

Parmi les nombreux livres parus ou réédités depuis le début de l’invasion russe en Ukraine, les uns retracent l’histoire de ce pays, longtemps pris en tenaille entre la République polono-lituanienne et la Russie1, quand d’autres privilégient une approche sociopolitique, qui distingue les deux peuples issus de la Rus’ de Kiev. Celui de Constantin Sigov, philosophe ukrainien francophone, et Laure Mandeville, correspondante du Figaro au bureau de Moscou, tranche par sa démarche, son contenu et sa hauteur de vision.

Il s’agit d’abord d’un dialogue, mené à distance – guerre oblige –, mais qui a commencé avant l’invasion. Laure Mandeville a, dès 1990, pris conscience de la spécificité de l’identité ukrainienne et de ses aspirations nationales. C’est l’explosion, le 26 avril 1986, du réacteur no 4 de la centrale nucléaire de Tchernobyl qui constitua le déclic. En forçant les Ukrainiens à défiler quelques jours après la catastrophe, les Soviétiques firent d’eux des dissidents : « Personne ne pourra nous comprendre si nous, écrivains de ce peuple, tentions de prétendre que la tragédie de Tchernobyl n’a pas influencé notre conception globale du monde », déclara Oles Hontchar dans l’allocution d’ouverture du congrès de l’Union des écrivains d’Ukraine en juin 1986. Le congrès se transforma en un débat fiévreux sur les causes de la catastrophe et sur la responsabilité des élites intellectuelles, scientifiques et politiques. Certains écrivains firent le parallèle entre le désastre écologique et la destruction du patrimoine culturel de l’Ukraine.

À partir de l’été 1988, on assista à la renaissance d’un front national ukrainien dans la partie occidentale du pays, à l’initiative du groupe ukrainien d’Helsinki. Dès la fin de l’année, des manifestations de rue, de plus en plus fréquentes et combatives, avec la participation de dizaines de milliers d’habitants, redémarrèrent à Lviv. Les ouvriers qui, en tant qu’Ukrainiens, ne pouvaient pas réaliser leurs aspirations de promotion sociale, constituaient le cœur du mouvement national, ainsi qu’une puissante base de soutien aux revendications de l’intelligentsia2. Une prise de conscience écologique et sociale se fit jour, du fait de l’impossibilité d’affronter directement l’appareil du Parti communiste. L’une de ses figures fut Iouri Chtcherbak, secrétaire des écrivains d’Ukraine, auteur d’un livre dénonciateur sur la catastrophe nucléaire. À Lviv, centre historique du nationalisme ukrainien, les autorités locales tentèrent d’empêcher la candidature d’un autre écrivain ukrainien prestigieux, Ivan Dratch, qui fut à l’origine du lancement, sur l’exemple des fronts populaires dans les pays baltes, du Mouvement populaire d’Ukraine, en faveur de la perestroïka, en 1989.

Ces rappels historiques de Constantin Sigov sont utiles pour éclairer le chemin qui a mené la nation ukrainienne à forger son propre destin depuis son indépendance de 1991. Au travers de ce dialogue socratique, voilà que l’âme de l’Ukraine se dévoile dans sa profondeur et sa tragédie. Au fond, comme l’explique Constantin Sigov, les Occidentaux, surtout à Berlin et à Paris, ont continué d’adopter la vision impériale de la Russie dans leur rapport avec l’Ukraine. Désormais, l’Ukraine a fait un choix européen et ne veut plus être le jouet des rapports de puissance, d’où sa décision, pour fêter la capitulation du IIIe Reich, de le faire le 8 mai (heure de Berlin), et non plus le 9 (heure de Moscou).

Constantin Sigov parle d’une « civilisation de Kyiv » où la « société est plus forte que l’État ». Au cours des dures épreuves de la guerre, ce sont les forces morales qui ont prévalu. L’Ukraine a tout de suite recouru à une incorporation générale des hommes de 18 à 60 ans, auxquels il a été interdit de quitter le territoire, qui s’est doublée d’une mobilisation spontanée de la société civile, avec le phénomène des « volontaires » déjà observé autour du Maïdan en 2014. L’Ukraine n’est pas rassemblée autour d’un maître ; elle forme une collectivité de citoyens désireux de défendre ce qui est juste et d’agir dans la liberté. Le patriotisme ukrainien procède d’une exigence morale, au-delà de la défense de l’intégrité territoriale et de la liberté du peuple, suscitant l’admiration du monde démocratique. Périclès considérait déjà que la démocratie et la force se confortaient l’une l’autre : « La parole n’est pas nuisible à l’action […], nous savons à la fois apporter de l’audace et de la réflexion dans nos entreprises. Les autres, l’ignorance les rend hardis, la réflexion indécise3. »

En réalité, selon Constantin Sigov, c’est le mélange de la solidarité européenne et de la solidité ukrainienne qui permettra d’avoir raison du poutinisme. L’épreuve sera longue, difficile et destructrice de vies humaines. L’Ukraine est devenue le laboratoire de la nouvelle Europe.

  • 1. Voir, notamment, Pierre Lorrain, L’Ukraine. Une histoire entre deux destins, nouvelle édition actualisée, Paris, Bartillat, 2021 ; Andreas Kappeler, Russes et Ukrainiens. Les frères inégaux, Paris, CNRS Éditions, 2022 ; et Serhii Plokhy, Aux portes de l’Europe. Histoire de l’Ukraine, traduit de l’anglais (États-Unis) par Jacques Dalarun, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 2022.
  • 2. Voir Zbigniew M. Kowalewski, « L’Ukraine : réveil d’un peuple, reprise d’une mémoire », Hérodote, no 54-55, 4e trimestre 1989, p. 100-138.
  • 3. Cité par Jacques Follorou, « Ukraine : les vertus guerrières de la démocratie », Le Monde, 13 octobre 2022.
Talent Éditions, 2022
272 p. 18,90 €

Eugène Berg

Eugène Berg, né le 23 septembre 1945, est un essayiste et diplomate français. Spécialiste de la Russie et du Pacifique, il a notamment publié Non-alignement et nouvel ordre mondial (1980).

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