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Notes de lecture

Dans le même numéro

« Il faut s'adapter » de Barbara Stiegler

Le livre de Barbara Stiegler – paru au moment de la crise des Gilets jaunes – s’inscrit dans le genre du diagnostic du moment présent, genre qui sied particulièrement à une spécialiste de Nietzsche, même si cet essai relève moins de la morale que de la politique. Geste périlleux, le diagnostic requiert à la fois science et finesse. La science, l’autrice l’emprunte aux cours de Michel Foucault sur le néolibéralisme, concept autour duquel est organisé l’ensemble de sa réflexion[1]. La finesse consiste, pour l’essentiel, à prolonger de manière critique la thèse de Foucault, en la précisant en partie au moyen d’une enquête minutieuse sur un auteur qu’elle juge fondateur dans la genèse de ce courant de pensée : le journaliste et essayiste américain Walter Lippmann (1889-1974).

Le premier enjeu du livre est ainsi de confirmer la pertinence même du concept de néolibéralisme, concept souvent jugé nébuleux, et dont la consistance est sujette à caution, du fait, d’une part, de la pluralité des courants de pensée qu’il recouvre, et d’autre part, des continuités souvent frappantes entre ces théories dites néolibérales et ce que l’on peut lire dans le corpus classique du libéralisme économique.

Que serait alors le néolibéralisme, et en quoi Lippmann serait-il décidément sa figure fondatrice ? La définition du concept avancée par l’auteur est à la fois historique et théorique. D’abord, le néolibéralisme est indissociable de la crise économique qui a suivi le krach boursier de 1929 et qui a jeté un trouble profond sur la capacité de l’économie de marché à fonctionner de manière autonome, indépendamment des institutions sociales et politiques. Mais, tout au contraire d’un Polanyi qui y verra le point de départ d’un nécessaire « ré-encastrement » des rapports économiques au sein des autres institutions sociales[2], les néolibéraux ne cherchent qu’à rendre les marchés plus efficaces, en prenant acte de leur dimension, non pas naturelle, mais institutionnelle. En d’autres termes, le néolibéralisme se caractériserait essentiellement par un moment « sociologique », qui ne serait lui-même qu’une concession à la thèse selon laquelle la concurrence ne serait pas intégralement naturelle et spontanée, mais sans rien contester du bien-fondé de l’économie de marché.

Comment donc justifier encore la concurrence, alors que celle-ci paraît avoir mené au désastre ? Dans cette question cruciale que doit affronter le libéralisme des années 1930, Lippmann peut apporter la profondeur d’une réflexion politique déjà bien entamée, exposée avec clarté. Sur le plan politique, il se rattache à la tradition fédéraliste américaine, qui reconnaît à une élite éclairée, appuyée sur la grande industrie, un rôle majeur dans l’intégration nationale, par opposition à la tradition jeffersonienne, plus orientée vers la participation civique de petites communautés rurales. Fervent soutien de l’ère « progressiste » incarnée par Theodore Roosevelt, Lippmann est donc très tôt partisan d’une modernité économique dont les excès pourraient être bridés par la puissance publique.

Mais cette position politique, qui ne varie pas malgré son ralliement pragmatique au démocrate Wilson, est elle-même appuyée sur une ample théorie naturaliste de la société. C’est sur ce point que B. Stiegler entend corriger la thèse de M. Foucault qui voit dans le néolibéralisme un constructivisme (c’est-à-dire une justification essentiellement sociologique de la concurrence – ce qui est surtout le cas de l’ordo-libéralisme allemand, par lequel Foucault a commencé son enquête). Car le moment sociologique du néolibéralisme n’est bien qu’un moment : en réalité, rappelle-t-elle, la théorie de la concurrence est ancrée dans une conception de la nature humaine qui est non seulement évolutionniste, mais aussi téléologiquement orientée. De sorte que, même si la figure de Herbert Spencer a pu servir de repoussoir à Lippmann et aux intellectuels de sa génération, c’est peu ou prou le même schéma que retrouvent les premiers néolibéraux, dans lequel l’espèce humaine, qui apparaît comme fondamentalement défectueuse, inadaptée aux conditions qu’elle a elle-même créées en partie (le monde de la grande industrie et du libre marché sans frontière), doit impérativement se transformer pour correspondre au monde qui est d’ores et déjà en train d’advenir.

Le néolibéralisme serait donc bien un néodarwinisme – mais un darwinisme sans les hasards de l’expérimentation, et auquel s’ajouterait la prescience quasi prophétique de personnalités capables de percevoir intuitivement le mouvement général des sociétés humaines. D’où, in fine, le rôle crucial de l’État dans cette perspective qui, loin de se contenter de créer les conditions du marché, doit au contraire travailler en profondeur la société – notamment dans les secteurs du soin et de l’éducation – et donc intervenir de manière toujours plus « invasive » dans la vie des individus.

Cependant, face à Lippmann, se dresse la figure d’un « frère ennemi », en constant débat avec lui, ce qui permet à l’autrice non seulement de resituer les thèses de Lippmann dans le contexte d’un débat intellectuel serré, mais aussi d’en rehausser, point par point, les enjeux théoriques et politiques. Cet auteur n’est autre que John Dewey, dont le pragmatisme s’enracine également dans un naturalisme évolutionnaire, mais en offrant une version démocratique et surtout non téléologique de ce dernier. Si bien que c’est presque autant de Dewey que de Lippmann qu’il s’agit dans ce livre, qui se clôt sur l’espoir d’une sorte de ré-enchantement de notre condition désormais irrémédiablement « biopolitique ».

[1] - Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France, 1978-1979, Paris, Gallimard/Seuil/Ehess, 2004.

[2] - Karl Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps [1944], trad. par Maurice Angeno et Catherine Malamoud, préface de Louis Dumont, Paris, Gallimard, 1983 (ce livre majeur n’est pas cité par l’autrice, qui s’arrête aux années 1930).

Gallimard, 2019
336 p. 22 €

Thomas Boccon-Gibod

Ancien élève de l’École Normale Supérieure de Lyon, Thomas Boccon-Gibod est professeur agrégé de philosophie, spécialisé sur la philosophie de l’action, la théorie des institutions publiques, les théories de la régulation et le républicanisme. Il a publié un essai sur l’œuvre de Michel Foucault, intitulé Michel Foucault : dire la vérité, Scéren-CNDP, 2013.…

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