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Photo : Mat Napo via Unsplash
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Quels espaces pour la démocratie ?

La démocratie est toujours associée à l’idée de l’agora, de l’espace clos de la cité dans lequel le peuple délibère, en particulier en période de crise de la représentation, lorsque celle-ci apparaît comme une usurpation. Ce retour à l’agora, cependant, peut se faire aussi bien sur le mode d’une démocratie fermée et xénophobe que sur celui d’une réappropriation concrète de l’espace public : c’est à ces deux mouvements que l’on assiste aujourd’hui.

Un lien originel relie la démocratie à l’espace1. La démocratie renvoie en effet à l’idée ou à l’image du peuple assemblé sur l’agora. Le peuple approuve ou désapprouve les propositions des orateurs politiques ou des magistrats, il choisit parfois ceux-ci, il délibère et vote à main levée. Il y a là une couche profonde de l’expérience politique, grecque, au sens de la polis, comme cadre originel de la démocratie.

On peut sans doute chercher un lien plus « originel » encore dans la constitution même de la cité. Heidegger notait ainsi dans ses séminaires sur Hegel :

Ce qu’est la polis, nous en faisons l’expérience dans Homère, Odyssée, livre VI, vers 9 et suivants : « autour de la polis il éleva [fit élever] une enceinte, et il bâtit des maisons, et des temples pour les dieux, et il fit le partage des terres ».

La polis est un espace délimité, distinct d’un « dehors », et au sein duquel les citoyens vaquent à leurs occupations, au commerce, aux rituels et à la discussion publique des problèmes. « Ce milieu est proprement le temple et la place du marché, sur lequel l’assemblée des politai a lieu2. »

De l’imaginaire démocratique à la pratique républicaine

Cette image de la cité comme espace où le politique éclôt, sur la place où peut avoir lieu l’assemblée du peuple (laos) réuni, a imprimé de sa marque l’imaginaire démocratique, aussi éloignée soit-elle de la réalité contemporaine de la démocratie.

Au xviiie siècle, Rousseau observait déjà que le décrochage d’avec ce mode de démocratie était inévitable dès que l’on dépasse le niveau de petites sociétés (petites à la fois physiquement, géographiquement et au plan du nombre des citoyens, de la démographie). L’image de ces petites sociétés restait cependant présente à l’esprit de Rousseau, avec ces cantons suisses où le peuple votait à main levée sur toutes les décisions le concernant, ou ces îles (la Corse) pour lesquelles Rousseau imaginait des projets de constitution. Sans doute certaines sociétés indiennes d’Amérique gardaient-elles encore aussi, à ses yeux, un caractère de domination très réduit, grâce à une faible différenciation sociale, à des structures de pouvoir très peu coercitives et à un petit nombre de familles réunies.

Pour de vastes pays, en revanche, Rousseau estimait qu’une véritable démocratie n’était pas praticable, puisqu’il fallait penser un système de délégation de pouvoir, une « représentation » dont Rousseau ne voyait pas comment il serait évitable qu’elle ne soit détournée à l’avantage des représentants eux-mêmes, sauf si ceux-ci étaient des saints. Suivant un usage commun, qu’on retrouve aux États-Unis chez Madison, en Allemagne chez Kant, et en France chez Sieyès au moment même de la Révolution, il proposait d’appeler ce régime de délégation « république », par différence avec la « démocratie » proprement dite, impraticable3, au moins à de vastes échelles.

On ne tentera pas de reconstituer ici comment, dans le cadre même du républicanisme français, s’est construite peu à peu une compréhension plus positive et plus « démocratique » de la représentation : cette vision n’en faisait pas un pis-aller, une concession inévitable à un certain « aristocratisme » qui devrait conduire à l’abandon du nom de démocratie, mais au contraire une forme d’enrichissement de la démocratie. Les travaux de Pierre Rosanvallon ont bien documenté ce long processus de conciliation théorique et pratique entre le principe de souveraineté du peuple et le principe de représentation4, qui paraissaient encore contradictoires à Sieyès.

Notons seulement cet argument : toute une série de théoriciens et d’acteurs politiques ont estimé que la représentation (parlementaire et gouvernementale) n’était pas seulement due à l’impossibilité matérielle de rassembler des centaines de milliers, ou des millions de citoyens sur une place où ils voteraient à main levée ; la « démocratie représentative » renvoyait aussi à l’idée d’une nécessaire délibération, d’une discussion publique prise en charge par des « représentants du peuple » exprimant les intérêts des citoyens tout en éclairant l’opinion publique sur les choix possibles. Le caractère public des discussions dans l’enceinte du ou des parlements s’opposait d’un côté à la dimension occulte des « arcanes de l’État », des techniques de domination et des pratiques secrètes de l’absolutisme, mais aussi à l’idée d’une souveraineté exercée immédiatement, sans délai, sans prendre le temps de l’explicitation, de la discussion parlementaire qui fait voir les choses sous différents angles, ni le temps de la mise en débat des projets législatifs dans l’opinion publique, où peuvent surgir des voix critiques, discordantes, jusqu’aux manifestations de rue, enfin le temps du contrôle juridique ou constitutionnel.

Néanmoins, la structure de représentation, même lorsqu’elle était vue comme une nécessaire structure de délégation et de délibération, a le plus souvent été appréhendée en même temps comme une perte, ou du moins comme en tension avec l’idéal de l’agora : l’idée de l’assemblée du peuple en un lieu, un vote, une décision s’est maintenue et resurgit périodiquement pour contester la distance entre les représentants du peuple et le peuple lui-même. Elle resurgit en particulier lorsque la délégation est perçue comme usurpation, constitution d’un monde politique clos sur soi, oligarchique.

Cette perception est aujourd’hui particulièrement présente dans bien des pays, en Occident mais bien au-delà, et elle se traduit de deux façons au moins, que j’aimerais fortement distinguer, parce que l’une représente un danger pour la démocratie, tandis que l’autre pourrait constituer une chance de renouvellement et d’approfondissement de la démocratie.

Le retour à la spatialité close

La démocratie antilibérale et xénophobe

J’ai cité tout à l’heure, sans le commenter pour lui-même, un passage du séminaire sur la philosophie du droit de Hegel que Heidegger a tenu en 1934. Le rappel par Heidegger de cette structure « primaire » de la polis me semble suggestif, comme souvent chez ce philosophe, mais il se charge aussi d’une (sur)valorisation de « l’origine », de l’idée que nous aurions oublié ce sens véritable de la politique. Heidegger fait suivre cette évocation d’Homère d’allusions aux réflexions du juriste et théoricien du politique Carl Schmitt et à sa caractérisation du politique par la démarcation ami-ennemi.

Heidegger reprend en partie à son compte l’idée que le politique implique un intérieur et un extérieur, un intérieur délimité matériellement, dans les temps anciens, par les murs d’enceinte de la cité grecque, dans les temps modernes par des frontières. L’extérieur est vu comme hôte possible ou comme ennemi possible – hostis, dit le latin dans les deux cas. Carl Schmitt insiste surtout sur l’ennemi, avec l’idée que le libéralisme, qui privilégie la concurrence économique et la discussion parlementaire, porte atteinte à cette structure essentielle du politique – la désignation de l’ennemi.

Ce qui est à la fois intéressant et d’une actualité inquiétante, dans la réflexion de Schmitt, est qu’elle s’est présentée, un temps, comme une défense de la « démocratie », mais d’une démocratie opposée au libéralisme – et qu’inclut-il dans le libéralisme, par exemple dans son texte écrit en 1923, Die geistesgeschichtliche Lage des heutigen Parlamentarismus5 ? Non seulement le principe du marché libre, mais aussi le pluralisme, et l’idée d’une égalité fondamentale des citoyens, les droits de l’homme.

Peut-il y avoir démocratie sans reconnaissance du pluralisme et de l’égalité de droits, des droits de l’homme ? Je répondrai bien sûr, pour ma part : non. Mais Schmitt répond alors : oui. Il invoque le fait que la démocratie grecque distinguait en son sein les Grecs, pleinement citoyens, des « métèques », donc prévoyait un dégradé de droits ; il invoque aussi le fait que certaines démocraties (Australie) se réservent le droit d’exclure radicalement les étrangers, de n’accueillir aucune immigration, etc.

Le sens de ces rappels est clair : une démocratie xénophobe non seulement est possible factuellement, mais Schmitt la présente comme un modèle, le modèle d’une unité qui sait s’auto-affirmer, affirmer son « homogénéité » ethnique, donc d’une « démocratie » où le demos s’affirme comme ethnos et n’a cure des limitations de l’État de droit et de l’ouverture à l’étranger, de l’hospitalité, de la perspective cosmopolitique que toute une tradition venue des Lumières et de Kant avait constitué en dimension essentielle d’une politique éclairée, républicaine.

Quant à la dimension parlementaire, délibérative, de la démocratie libérale, Schmitt y oppose le modèle (à la fois romain antique et, dans les années 1920, fasciste) d’une foule « approuvant » son leader, son « chef », par une « acclamation » – ce qu’il présente comme une forme de démocratie plébiscitaire et décisionniste, fondée sur l’acclamation plutôt que sur l’élection et le Parlement.

Dans un cas comme dans l’autre, Schmitt entend réinscrire la démocratie dans un espace clos, où la distinction du dedans et du dehors est réaffirmée contre des « ennemis » extérieurs ou… intérieurs, et où le peuple s’exprime comme une masse communiant avec un leader plutôt que comme un ensemble d’individus délibérant dans un espace public. La compatibilité (à venir) de sa pensée avec le « principe du chef » et le racisme institutionnel, l’antisémitisme nazi est lisible ici, même si Schmitt a d’abord rejeté le parti nazi comme « parti total » et ne s’est rallié qu’une fois celui-ci parvenu au pouvoir, en 1933.

La « nazification » de Schmitt, comme de Heidegger, n’est certainement pas sans lien avec leur insistance commune sur l’importance de la limite spatiale, de la clôture, de l’espace fermé. Je ne veux pas suggérer, bien sûr, que l’insistance sur cette dimension conduirait inéluctablement au nazisme ou au nationalisme hostile. On verra qu’il y a d’autres façons de penser cette articulation, et on ne peut nier l’importance contemporaine de la question de savoir comment la démocratie, aujourd’hui, se redéfinit comme espace, espace partiellement ouvert et partiellement fermé, notamment par rapport à des puissances (comme les marchés financiers, les puissances économiques transnationales) qui, elles, ne s’exercent pas sur un territoire donné, sur un espace délimité. À cet égard, on ne peut pas tout à fait donner tort à Schmitt lorsqu’il observait que le libéralisme, pensé à la fois comme économie libre et comme souci du droit des individus, est autre chose que la démocratie, si on pense celle-ci d’abord comme souveraineté du peuple, capacité du peuple de décider collectivement de son sort. Dans l’Europe actuelle, on peut avoir l’impression que la dimension de souveraineté du peuple devient de plus en plus évanescente dès lors que la dette des États les lie à des marchés, des banques et des agences de notation qui leur dictent non seulement leur politique économique (l’austérité), mais même le choix de leurs gouvernants.

Deux exemples : en Italie, Silvio Berlusconi était certes devenu un poids pour son pays depuis longtemps, mais il est troublant que ce soient les marchés financiers qui aient obtenu son départ en novembre 2011 et son remplacement par un « homme de confiance des marchés » et ancien « ouvreur de portes » de la banque Goldman Sachs, Mario Monti, et non le peuple italien par voie électorale. De même, quand l’ancien Premier ministre grec, M. Papandréou, a déclaré vouloir soumettre à un référendum le plan d’aide économique à son pays assorti de mesures d’austérité drastiques, les capitales européennes ont réagi avec indignation, comme si le fait de consulter son peuple était un scandale. Il a été bientôt remplacé par l’homme de confiance des marchés et… ancien conseiller pour l’Europe de la banque Goldman Sachs, Lucas Papademos.

On voit ici que la domination de l’économie sur le politique, diagnostiquée par Schmitt, se confirme avec éclat, que les décisions en matière de politique économique sont de moins en moins entre les mains des peuples et des gouvernants politiques, qu’elles échappent aux espaces nationaux. Mais un tel processus produit aujourd’hui non seulement des conditions sociales très difficiles pour toute une série de pays européens, mais aussi un très fort sentiment de dépossession démocratique ; et la figure de démocratie plébiscitaire et xénophobe que Schmitt opposait à la démocratie libérale représentative retrouve des faveurs, là où cette dernière paraît incapable de résister à la subordination du politique à l’économie.

Face à cette double impasse, une autre voie est, à mes yeux, beaucoup plus riche de promesses politiques que la continuation du néolibéralisme financier ou que la « mauvaise alternative » de la démocratie politiquement antilibérale et xénophobe : cette voie, c’est celle des expériences contemporaines de « lutte des places », de reconquête d’agoras, d’espaces physiques de discussion et de revendication où peut, d’une manière encore assez indéterminée et brouillonne, se « réinventer » la démocratie.

La réappropriation concrète de l’espace public

Une tout autre réponse au sentiment de dépossession de la décision politique se traduit en effet par la floraison de mouvements sociaux qui prennent la forme d’occupation de places, de jardins publics, de cours d’universités, etc.

La réappropriation de l’espace public est prise ici en un sens très concret : comme « lieu » où peut s’instaurer un débat horizontal et d’où peut être émise une interpellation des autorités, des gouvernants, des députés, mais aussi des entreprises, des multinationales, des instances de pouvoir économiques. Le géographe français Michel Lussault a produit une description intéressante6 de ces mouvements d’occupation de lieux (la place Tahrir au Caire, lors du « printemps arabe », les Indignados espagnols, le mouvement Occupy aux États-Unis, etc.) en s’appuyant sur les analyses d’Hannah Arendt. Celle-ci soulignait que la politique est aussi ou d’abord une manière d’habiter le monde :

La politique prend naissance dans l’espace-qui-est-entre-les-hommes […]. Il n’existe donc pas une substance véritablement politique. La politique prend naissance dans l’espace intermédiaire et elle se constitue comme relation7.

Arendt entendait marquer par là que la politique doit aménager l’espace de façon à ce qu’une possibilité de distance, d’écart, de retrait soit toujours ménagée aux individus (dans la sphère privée) mais de façon aussi à ce que l’espace public de discussion et de décision ne soit pas déserté, abandonné. Car les deux dangers qui menacent le politique sont, d’un côté, la « politisation totale » (totalitaire) qui interdit aux individus de vaquer à leurs occupations et de vivre comme bon leur semble leurs passions privées et, de l’autre, la « dépolitisation » totale qui ruine l’idée d’un monde commun et ouvre la voie au séparatisme social, que l’on voit aujourd’hui s’installer dans de nombreuses parties du monde : villes de riches entourées de barbelés et surveillées par des caméras, voire villes de « vieux riches », comme cette enclave américaine (Floride) où il faut avoir plus de 55 ans pour être autorisé à habiter, les petits-enfants étant tolérés pour de courtes périodes de vacances.

Michel Lussault reprend cette réflexion et note :

Lorsque [la] distance entre les individus n’existe plus s’ouvre, selon Arendt, la terreur totalitaire – dont la singularité et la radicalité résultent, justement, de cette abolition. Mais, à l’inverse, […] lorsque la distance devient incommensurable entre les individus, du fait même du choix de certains (ici les acteurs du système politique et les 1 % de possédants qui s’isolent du « reste » des populations et vivent dans leurs bulles de pouvoir et de consommation), la démocratie ne résiste pas non plus à une telle distorsion. Ce que les occupations mettent en exergue, ce serait donc une tentative de restauration de la bonne échelle du politique, de reconquête de la distance relationnelle optimale.

Il s’agit alors d’investir une place et d’y créer une « microsociété » éphémère, d’y organiser la vie en commun, la distribution des tâches, et surtout d’enclencher une discussion sans limites ni prérogatives sur les fins que doit poursuivre la société aujourd’hui, sur la répartition des richesses, sur le juste rapport à la nature, aux animaux, etc. L’occupation de sites n’est bien sûr pas une fin en soi et ces mouvements, dans leur diversité, ont accouché de résultats inégaux, mais ils sont loin d’avoir épuisé leurs conséquences.

Dans le cas des révolutions arabes, l’occupation des places avait certes un but politique immédiat : faire « dégager » (selon le slogan récurrent des manifestants : « Dégage ! ») des dirigeants autocratiques, des régimes corrompus, mettre fin à des états d’exception indéfiniment reconduits. Leurs effets ont été immédiatement décisifs, fulgurants et spectaculaires : le départ des despotes militaires, la chute de régimes policiers, l’instauration d’un cadre possible pour des démocraties à construire, ce n’est pas rien ! Mais ces révolutions ont été vite dépassées ou confisquées par des formations politiques préexistantes déjà organisées nationalement voire internationalement, structurées idéologiquement, et souvent conservatrices. À cet égard, ce qui a été parfois porté au crédit de ces révolutions, à savoir leur absence de leader incontesté et même nettement visible, pourrait bien avoir été leur faiblesse à l’heure de la constitution de nouveaux régimes, démocratiques – l’antinomie entre démocratie et chef s’avère peut-être ici une douloureuse illusion8.

En Europe et aux États-Unis, les effets sociaux des mouvements de réappropriation de l’espace restent, pour l’heure, limités. On a souvent pointé le caractère flou des revendications et des propositions qui en émanent, et l’on retrouve ici sans doute les limites de leurs postulats « antireprésentatifs », de leur hostilité de principe à ce qu’une personne ou un ensemble de personnes « portent » durablement, avec leur visage et leur voix, leur personnalité et leurs limites, des idées qui gagneraient pourtant alors en netteté et en incarnation. Mais leur valeur semble d’abord tenir à l’expérience qu’ils constituent en propre : Lussault parle d’« un endroit où l’on teste et on expérimente de nouvelles modalités de convivance, pour reprendre ce vieux et beau mot du français ». Il est intéressant de noter que ces mouvements internationaux, transnationaux, ne se privent pas d’exploiter les ressources de sens de traditions locales, de figures présentes dans le périmètre spatial immédiat. Un exemple « en première personne » : j’étais il y a quelques mois dans la ville de Providence (Rhode Island), aux États-Unis, dont le parc central était occupé par des centaines de tentes, sous la statue de Roger Williams. Le pasteur R. Williams (1603-1683) est considéré comme un chantre de la tolérance, de la liberté religieuse, un des plus précoces défenseurs de l’idée d’une séparation stricte entre les Églises et l’État ; c’est justement en invoquant l’esprit de R. Williams et le respect de cette tradition, localement et historiquement profonde, de liberté de conscience et d’expression que les manifestants ont obtenu du maire de la ville qu’il ne les expulse pas.

Plutôt que de dénigrer ces mouvements en leur appliquant une grille classique à laquelle ils cherchent pour une part à échapper (« Quel groupe constitué représentez-vous ? Quelles sont vos revendications ? Quelles réformes précises proposez-vous ? »), il faut voir qu’ils constituent aussi ou d’abord une politique « en acte », une manière de réinventer un échelon d’échange, de relation, de discussion démocratique qui se distingue nécessairement de l’élaboration de programmes par des partis secondés par des experts. Non que cette forme « classique » (depuis le xixe siècle, du moins) de politique doive être, à mon sens, rejetée : elle organise et canalise encore la vie démocratique, et l’on peut penser, avec Max Weber, qu’il y a quelque romantisme à imaginer que des sociétés complexes traversées de conflits d’intérêts puissants puissent s’en passer – mais encore faut-il que ces conflits y trouvent expression et que les projets des « partis de gouvernement » n’y apparaissent pas comme des variantes d’une politique économique sensiblement identique, les effets de distinction étant alors recherchés pour l’essentiel sur les enjeux « sociétaux ». Même une fois cette – colossale – réserve levée, on peut tenir que la politique institutionnelle n’est jamais qu’une dimension de la démocratie et qu’elle ne saurait être « toute » la politique ; elle en devient même la négation lorsqu’elle s’isole de l’invention démocratique extra-institutionnelle et traite celle-ci par le mépris ou la répression.

Les réponses positives au sentiment de dépossession démocratique sont bien à chercher, à mon sens, du côté d’une réaffirmation démultipliée du politique contre sa subordination à l’économique. Une telle réaffirmation peut-elle encore trouver des canaux dans la politique classique ? Il faut l’espérer, et on a pu (modérément) l’espérer lors de la dernière élection présidentielle française, aboutissant à la victoire d’un candidat qui se donnait pour tâche la relance économique et non le seul horizon de l’austérité exigée par les marchés, avec leur agenda de dérégulation, de réduction des dépenses publiques, etc. Mais on voit bien que cette revendication d’une marge d’action politique nationale est incessamment niée par le poids d’une contrainte économique désormais comme « objectivée » par cette formidable contradiction dans les termes, emblème de l’auto-assujettissement des États aux puissances financières : la « dette souveraine ».

Face au sentiment d’une politique institutionnelle ainsi contrainte dans ses choix économiques fondamentaux, la réaffirmation du politique emprunte des modes d’appropriation locale de l’espace, comme une métaphore du besoin de rapprocher les lieux de décision des citoyens eux-mêmes, contre la constitution de sphères de décision anonymes, comme les banques ou les marchés, qui ne peuvent être « interpellées » et évitent ainsi de répondre de leurs actes devant des citoyens. Cette réinvention progressiste de l’espace démocratique s’écarte donc à la fois de la dépolitisation néolibérale et de la tentation d’une spatialisation fermée, exclusive et xénophobe.

  • 1.

    Cet article est une version remaniée d’une communication faite à l’Institut français de Budapest en mai 2012, dans le cadre du colloque : « Espaces et temps de la démocratie ».

  • 2.

    Martin Heidegger, Gesamtausgabe, t. 86 [Séminaires Hegel Schelling], Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 2011. Séminaire de 1934-1935 sur la « philosophie du droit » de Hegel.

  • 3.

    C’est le fameux verdict du Contrat social (III, 4) : « à prendre le terme dans la rigueur de l’acception, il n’a jamais existé de démocratie et il n’en existera jamais ».

  • 4.

    Pierre Rosanvallon, le Sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Paris, Gallimard, 1992 ; le Peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, Paris, Gallimard, 1998 ; la Démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté du peuple en France, Paris, Gallimard, 2000.

  • 5.

    Die geistesgeschichtliche Lage des heutigen Parlamentarismus, Munich, Duncker & Humblot, 1926, trad. fr. J.-L. Schlegel, dans C. Schmitt, Parlementarisme et démocratie, Paris, Le Seuil, 1988.

  • 6.

    Michel Lussault, « Bienvenue dans la nouvelle lutte des places », www.raison-publique.fr

  • 7.

    Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Le Seuil, coll. « Essais », 1995.

  • 8.

    Je me permets de renvoyer ici à mon ouvrage Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ? Politiques du charisme, Paris, Le Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2012.

Jean-Claude Monod

Philosophe, il s'intéresse en particulier aux rapports entre politique et religion, ainsi qu'à l'articulation entre démocratie et pouvoir, notamment dans l'interrogation qui est au coeur de son livre, Qu'est-ce qu'un chef en démocratie? Politiques du charisme (Paris, Seuil, 2012).

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