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La démocratie des conseils. Aux origines modernes de l’autogouvernement, Yohan Dubigeon

juil./août 2018

#Divers

Klincksieck, coll. "Critique de la politique", 2017, 412 p., 27€

Dans ce qui pourrait être sa traduction russe, la notion de politique des conseils a certainement laissé un souvenir impérissable, sans qu’on puisse la dire exemplaire pour autant. Mais ce livre important de Yohan Dubigeon n’a pas seulement vocation à lever les malentendus autour de la dimension démocratique et émancipatrice de la notion de conseils. Il se présente comme un essai original, au carrefour de la théorie politique et de l’histoire des idées, qui ambitionne de construire un véritable paradigme politique qui se serait constitué depuis le xixe siècle, sans devenir majeur, ni demeurer totalement souterrain, « semi-enterré » en quelque sorte.

L’ouvrage entend essentiellement se servir de l’histoire pour démontrer l’existence d’un corpus doctrinal plus ou moins unifié autour du paradigme conseilliste. A cet égard, quelques épisodes saillants retiennent particulièrement l’attention, que ce soit pour leur importance historique comme pour le nombre de commentaires qu’ils ont suscités : la Commune de Paris, la révolution russe et le moment insurrectionnel allemand des années 1920. Mais le temps de la philosophie n’est pas toujours indexé au temps de l’histoire, et les auteurs ne sont pas toujours des commentateurs, mais aussi d’authentiques théoriciens de la démocratie.

Plutôt qu’un ensemble de thèses au sens strict, c’est un champ de problèmes que déblaie le livre, qui, bien qu’en évidente empathie avec son objet, se défie de toute naïveté apologétique, s’employant minutieusement à montrer sous tous leurs angles des positions qui souvent relèvent à la fois de la discussion théorique et du débat militant. Non dépourvu de l’aridité d’un travail universitaire, le livre se révèle ainsi, pour finir, une synthèse précieuse et très documentée, non seulement sur la théorie conseilliste, qu’il « déterre » de manière effectivement convaincante, mais aussi sur ses différents avatars historiques, dans leurs succès comme dans leurs échecs.

Trois champs de problèmes lui paraissent constituer la réflexion sur les conseils : le premier est proprement philosophique – c’est l’idée que le conseil est à la fois la figure et l’instrument de la démocratie authentique – ; le second est « stratégique » – c’est la question de savoir dans quelle mesure la création de conseils est susceptible de renverser les institutions existantes pour les remplacer par un régime démocratique ; le troisième enfin est d’ordre institutionnel, et prolonge le précédent, posant la question épineuse de la pérennité des conseils après le moment révolutionnaire, autrement dit celle de savoir dans quelle mesure la figure du conseil peut être considérée comme une figure de gouvernement.

Entendu comme un paradigme politique, le conseillisme apparaît comme une figure intermédiaire entre le fétichisme des institutions (dans lequel tombe la conception libérale de la démocratie dite représentative) et le fétichisme du social (travers d’un marxisme obnubilé par les rapports de production, et oublieux des problèmes propres à la vie politique). Se voulant garant d’une vie démocratique ancrée dans l’expérience quotidienne, il se méfie de la dimension verticale du pouvoir et se caractérise par un contrôle pointilleux des gouvernants ; mais il est aussi, plus positivement, un puissant moyen d’éducation populaire et d’émancipation collective, égalitaire et pluraliste. Ainsi, la dimension du conflit n’est pas évacuée, mais au contraire réintégrée lucidement, malgré tous les risques pratiques que cela implique.

Cette lucidité politique est particulièrement mise à l’épreuve dans la dimension stratégique du conseillisme. Dans sa lutte pour l’émancipation, celui-ci se heurte rapidement à une série de difficultés : les conseils doivent-ils constituer un outil de destruction des institutions existantes, ou de reconstruction de l’ordre social « par en bas » ? Peuvent-ils être les deux simultanément ? Ne sont-ils, par ailleurs, qu’une instance de transition, une « brèche » vouée à se refermer passés les moments d’effervescence collective, ou peuvent-ils au contraire se pérenniser ? Deux risques symétriques apparaissent alors : privilégier la procédure démocratique, quitte à oublier totalement l’efficacité et se faire dépasser par les événements, ou au contraire privilégier l’efficacité au détriment de l’expérience collective et tendre à se substituer au mouvement social que les conseils prétendent incarner.

Ce dilemme se retrouve dans la troisième dimension du problème : dans quelle mesure le conseil est-il un modèle d’organisation politique ? Le dilemme est alors celui du substitutisme, dans lequel l’organisation révolutionnaire prend la direction des masses, ou du spontanéisme, qui tend à mettre en péril la réalité même des conseils, par l’abandon de l’horizon stratégique.

Synthèse utile, certes, le livre permet aussi de redonner voix et vie à plusieurs figures importantes et parfois oubliées des utopies sociales et politiques des derniers siècles, comme Rosa Luxembourg ou, tout particulièrement, Anton Pannekoek et la « gauche germano-hollandaise ». Surtout, il revendique une dimension proprement utilitaire : celle de faire la lumière sur (et d’amener à la lumière) les mouvements sociaux contemporains, des zapatistes aux plus récents mouvements des « places » (Maidan, Occupy, Nuit debout, etc.). La conclusion, programmatique mais très intéressante à cet égard, se montre assez intransigeante avec le mouvement de « démocratie participative », plus indulgente envers les « placistes » et lucidement élogieuse envers les indépendantistes du Chiapas. Ainsi, ce que révèlent les tensions intrinsèques, et sans doute insolubles, du conseillisme, est surtout son extraordinaire exigence, qui lui donne son caractère finalement insubmersible en dépit des vicissitudes de l’histoire.

 

Thomas Boccon-Gibod

Ancien élève de l’École Normale Supérieure de Lyon, Thomas Boccon-Gibod est professeur agrégé de philosophie, spécialisé sur la philosophie de l’action, la théorie des institutions publiques, les théories de la régulation et le républicanisme. Il a publié un essai sur l’œuvre de Michel Foucault, intitulé Michel Foucault : dire la vérité, Scéren-CNDP, 2013.…

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