
L'alliance entre la France et les États-Unis sous tension après le retrait américain de Syrie
Il n’existe plus aujourd’hui de lieu où puisse se tenir une discussion stratégique entre alliés.
L’offensive militaire turque du 9 octobre 2019 dans le nord de la Syrie a suscité de vives inquiétudes en France, où l’on considère la déstabilisation des zones sous contrôle kurde ainsi que le risque de libération de prisonniers djihadistes comme de sérieuses menaces pour la sécurité nationale. La confusion suscitée par les revirements tactiques américains ajoute encore à l’incertitude : en effet, après le feu vert du président Trump au président Erdogan pour intervenir dans le nord de la Syrie, des messages contradictoires ont émané de Washington quant aux intentions des forces militaires américaines. La condamnation de l’opération turque, d’abord par le Congrès américain puis par Trump, suivie par l’adoption et la levée rapide de sanctions contre la Turquie, et l’envoi de nouvelles troupes américaines pour « sécuriser les ressources pétrolières », ont achevé de compliquer la lecture de la situation.
Cette confusion est d’autant plus déstabilisante pour la France que sa participation militaire à la coalition internationale contre l’État islamique (EI) dépend de la présence des États-Unis et que le retrait des troupes américaines de Syrie remet en question sa capacité à rester engagée sur ce terrain. Cette situation souligne une nouvelle fois l’incapacité de la France et de l’Europe à agir de façon autonome dans cette région. Ceci est d’autant plus préoccupant que l’influence russe au Levant se renforce, offrant au président Poutine de nouveaux leviers de pression sur la sécurité européenne et affaiblissant la position de la France au moment même où le président Macron tente de repenser les relations avec Moscou.
Revirements américains
Ces revirements successifs de l’administration Trump, en moins de quinze jours, reprennent un schéma désormais familier : la France et les autres alliés européens des États-Unis sont confrontés à une décision unilatérale du président américain – « J’ai découvert par tweet que les États-Unis d’Amérique décidaient de retirer leurs troupes et de libérer la zone », a reconnu le président Macron –, suivie d’ajustements par son administration et d’une pression exercée sur les pays européens pour qu’ils s’alignent sur la position de Washington. La semaine qui suivit l’opération turque, le secrétaire américain à la Défense, Mark Esper, assurait à la ministre des Armées Florence Parly, que la présence militaire américaine en Syrie n’était pas remise en question et que l’engagement des États-Unis au sein de la coalition contre l’État islamique n’en serait pas affecté. Quelques jours plus tard, cependant, il annonçait que « conformément aux instructions du Président, le [Département de la Défense] met en œuvre un retrait concerté de tous les personnels militaires présents dans le [nord-est] de la Syrie. »
Les États-Unis ont par la suite insisté pour que les gouvernements européens prennent des mesures diplomatiques et économiques à l’encontre de la Turquie, et évoqué de possibles sanctions extraterritoriales pour les contraindre à plier. La perspective d’être exposé aux sanctions américaines avait incité notamment la décision du Royaume-Uni de stopper l’exportation de matériel militaire vers la Turquie. Cet épisode révèle la différence de perception de la crise entre l’administration Trump et de nombreux gouvernements européens, pour qui les États-Unis sont responsables d’avoir laissé le champ libre à Erdogan pour son offensive en Syrie. Il confirme également que l’administration Trump se replie toujours davantage sur l’utilisation de sanctions, devenues son principal instrument de politique étrangère, à défaut d’une stratégie d’ensemble cohérente.
America first
Le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, a récemment déclaré que, dans sa relation avec les États-Unis, « la France a un interlocuteur, c’est Donald Trump ». La position française consiste à ignorer les éventuelles divergences au sein de l’administration américaine et à considérer le président comme seul décisionnaire en matière de politique étrangère. Cette approche s’explique par la relation personnelle que Macron a cherché à construire avec son homologue américain, mais aussi par l’idée que Trump va continuer de mettre en œuvre son programme America First à mesure qu’il se rapproche de l’élection présidentielle de 2020.
Les événements récents tendent à confirmer cette hypothèse. Le choix fait par Trump de donner son accord à l’intervention turque et d’opérer le retrait du millier d’Américains encore présents dans le nord-est de la Syrie, a été amplement critiqué par des membres républicains du Congrès ainsi que par la communauté stratégique américaine. Pourtant, malgré cette réaction et la pression de sénateurs républicains influents, le retrait effectif des troupes a bel et bien démarré.
Selon un récent sondage HuffPost/Yougov, une solide majorité des électeurs de Donald Trump approuve la décision d’un retrait de Syrie, estimant que les États-Unis n’ont pas à porter la responsabilité de la sécurité du pays et de la région. La mort du chef de l’EI, Abou Bakr al-Baghdadi, offre de nouveaux arguments au président américain pour défendre sa politique, lui qui a toujours fait de la lutte contre l’EI l’unique objectif de la présence américaine en Syrie. Dans ce contexte, l’approche nationaliste America First continue de transformer le Parti républicain, qui restera marqué par le trumpisme même après la présidence de Donald Trump.
Transférer le fardeau à l’Europe
Depuis le début de l’opération turque, Trump a répété plusieurs fois que la Syrie est « à 11 000 kilomètres » des côtes américaines et que la situation sur place n’aura donc pas de conséquences sur la sécurité des États-Unis. Dans un communiqué du 6 octobre 2019, la Maison Blanche précise également que la France et l’Allemagne ont refusé de reprendre leurs combattants étrangers, et que les États-Unis ne se chargeraient pas de les maintenir plusieurs années en détention en Syrie. En déclarant que les combattants étrangers « s’enfuiront certainement vers l’Europe », Trump n’a fait que confirmer que l’administration américaine ne considère pas la menace que ces événements font peser sur la sécurité européenne comme une priorité.
Vue de France, cependant, cette attitude représente davantage un changement de méthode qu’un tournant radical dans la posture des États-Unis. Ce découplage transatlantique était déjà apparu au moment où Barack Obama avait pris la décision de ne pas intervenir en Syrie en août 2013. Obama avait alors déclaré que la Syrie ne représentait pas un « intérêt vital » pour les États-Unis et ne justifiait donc pas une intervention militaire.
L’administration Trump réaffirme également la vision américaine d’une division des tâches selon des critères géographiques. Dans ce cadre, la priorité des États-Unis est d’assurer la sécurité du golfe Persique et de contenir la puissance chinoise, tandis que l’Afrique et le Levant sont la responsabilité des pays européens et des partenaires régionaux de Washington. Il s’agit de « transférer le fardeau » (burden-shifting) de la sécurité du voisinage sud de l’Europe aux Européens, une version plus radicale du partage du fardeau (burden-sharing) qui est au fondement de la politique washingtonienne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
L’impuissance européenne
Lorsque Josep Borrell, futur Haut Représentant pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité de l’Union européenne déclarait récemment que « nous n’avons pas de pouvoirs magiques », il résumait l’impuissance générale des pays européens face à la crise en Syrie. L’UE a condamné l’offensive de la Turquie, et la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni ont également appelé à davantage de coordination. Néanmoins, il est clair que les mesures prises ne changeront pas la décision d’Erdogan et qu’elles restent largement symboliques au vu de l’importance de la crise.
Pour la France, la faiblesse politique de l’Allemagne et du Royaume-Uni ces deux dernières années a été l’occasion de prendre en politique étrangère le leadership européen, mais les derniers événements en Syrie montrent les limites de ce déséquilibre au sein du E3 et de la diplomatie proactive de Macron. Paris a besoin de partenaires européens forts pour garantir son influence dans la région et poursuivre le combat contre les groupes terroristes islamistes au Levant. Une réponse politique coordonnée aurait été nécessaire pour réaffirmer que ces pays sont toujours des acteurs avec qui il faut compter. Aujourd’hui, la marge de manœuvre de la France se trouve dramatiquement réduite et, faute de moyens militaires suffisants, est aussi contrainte d’abandonner à leur sort les forces kurdes, qui furent essentielles dans la lutte au sol contre l’EI.
La Russie, gendarme de la région
La politique des États-Unis en Syrie depuis le début de la guerre a constitué une épreuve pour les pays européens, et les événements récents confirment qu’ils n’ont pas été à la hauteur des enjeux. À l’inverse, la présence militaire russe et son activisme diplomatique dans le cadre des négociations d’Astana, assurent que l’avenir de la Syrie se décidera en dehors du camp occidental. Depuis 2017, la Russie parraine le « processus d’Astana » qui réunit la Turquie, l’Iran et divers groupes syriens pour discuter de la reconstruction du pays, rendant l’alternative américaine des pourparlers de Genève moribonde.
La « désoccidentalisation » de la gestion des crises au Moyen-Orient est accélérée par le renoncement des États-Unis à leurs engagements et leurs alliés traditionnels. Les États-Unis délaissent de fait à la Russie le rôle de gendarme de la région. Ce qui ressort de la politique américaine en Syrie, c’est le rôle clé donné aux gouvernements autoritaires de Russie, Turquie et Syrie par le président Trump, qui les a remerciés à plusieurs reprises pour leur coopération face à l’EI et dans la traque d’Al Baghdadi.
Dans ce contexte, la France se retrouve contrainte, non seulement de réexaminer sa coopération avec les États-Unis, mais aussi de reconnaître l’influence toujours croissante de la Russie dans la région. Cela apparaît comme une validation de l’appel de Macron à repenser la relation de l’Europe avec Moscou afin de mieux prendre en compte leurs intérêts réciproques.
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De manière plus générale, la Syrie met en lumière la panne stratégique dans laquelle se trouvent les puissances occidentales et les institutions multilatérales, à l’heure où le « transactionnalisme » domine les relations interétatiques : l’UE est prise au piège du pacte migratoire signé avec la Turquie en 2016 ; l’Otan connaît une crise politique sans précédent, alors qu’aucun consensus n’émerge sur la façon de traiter l’impossible allié turc ; le Conseil de sécurité de l’ONU est bloqué par les stratégies de puissance de la Chine et de la Russie. Il n’existe plus aujourd’hui de lieu où puisse se tenir une discussion stratégique entre alliés. À l’heure où l’administration américaine remet en question l’utilité des instances de concertation, la France et ses partenaires européens doivent repenser les formats de coopération internationale, reprendre l’initiative de la réflexion stratégique et se donner les moyens d’une plus grande autonomie politique vis-à-vis de Washington.