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© Josh Ethan Johnson/ Prokino/ A24
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Minari, fable sociale sur les Coréens d’Amérique

Plus complexe qu’il n’y paraît, Minari réussit, par petites touches, à dévoiler la réalité sociale et psychologique de l’immigration, jusque-là absente du cinéma coréen.

Nommé à plusieurs titres pour les Oscars à venir et primé au festival de Sundance, Minari de Lee Isaac Chung vient de secouer des salles de cinéma sud-coréennes désertées pour cause de pandémie. Cette fable sociale sur les Coréens d’Amérique devient le plus gros succès de l’année 2021 avec plus de 400 000 entrées. Ce n’est pourtant pas ce succès de box-office qui fait de Minari un film passionnant, mais son sujet délicat voire tabou : l’immigration coréenne en Amérique.

Les tabous d’une immigration

L’intrigue de Minari, titre qui désigne une plante familière de la cuisine coréenne, tourne autour du périple américain d’un couple coréen et de ses deux enfants, une adolescente plutôt effacée et un garçon silencieux mais à la forte personnalité. La petite famille vient d’acheter un terrain en Arkansas. Ils ont quitté la Californie et la grande ville de Los Angeles, où l’on comprend peu à peu qu’ils travaillaient à l’usine. La terre, achetée avec des économies durement acquises, semble une promesse de réussite pour le mari (Steven Yeun), qui planifie la construction d’une ferme. L’épouse (Han Yeri) est moins convaincue : l’endroit semble perdu dans la campagne, loin de tout, et elle a deux enfants sur les bras. De plus, le garçon, né aux États-Unis, va se confronter au personnage d’une grand-mère maternelle (Youn Yeo-jeong) étrangement retorse, venue les rejoindre depuis la Corée.

Évitant les clichés du choc des cultures entre Coréens et Américains, le film explore les conflits latents dans le couple et entre le garçon et la grand-mère. Ce choix permet d’aborder délicatement, par touches évocatrices, des situations socio-culturelles complexes qui tiennent au contexte de l’immigration coréenne aux États-Unis.

Avant la conclusion du film, une certaine imprécision règne au niveau des dates et des circonstances qui ont amené cette famille dans ce coin perdu de l’Arkansas. S’agit-il des années 1950-1960, comme les lieux et costumes le laissent croire, ou des années 1980, comme la biographie du réalisateur d’origine coréenne le laisse supposer ? Historiquement, plusieurs vagues d’immigration coréenne vers les États-Unis ont eu lieu. La colonisation japonaise du pays a joué un rôle important ; puis, la période de la partition du pays et de la guerre civile ont eu leurs lots d’immigrés, suite aux massacres anticommunistes et à l’exil des classes possédantes, enfin la période des dictatures a provoqué l’exil des dissidents. Les raisons politiques expliquent donc l’immigration, autant que les raisons économiques avec la misère de la paysannerie coréenne qui persiste après la partition du pays. À cela s’ajoute, dans le même temps, la christianisation des Coréens, notamment par le protestantisme américain.

Dans les années 2000, plus de 2 millions de personnes originaires de Corée vivent ainsi en Amérique, dont plusieurs dizaines de milliers d’enfants adoptés. Mais le film, en ne revenant pas en détail sur ces contextes (on apprend seulement que la grand-mère a perdu sa famille pendant la guerre), met plutôt en avant une immigration choisie, dans la poursuite du « rêve américain ». Si une telle approche peut convaincre le public international, le public coréen est plus circonspect, car l’immigration n’a jamais eu bonne presse, quelles que soient ses raisons. Par exemple, les nantis sont accusés d’avoir non seulement une partie de leur famille aux États-Unis, l’allié capitaliste protecteur, mais aussi des fortunes entières, dont le pays a été dépossédé. Les traditionalistes et les nationalistes suspectent aussi les immigrés de trahir la patrie, voire d’être des « gauchistes ». C’est au nom de la traditionnelle pureté du sang que le ressentiment le plus négatif et profondément ancré s’attaque aux générations nées à l’étranger, comme le garçon du film (le pire étant réservés enfants « mixtes », nés de parents coréen et non coréen).

Dans Minari, le scénario distingue nettement le garçon du reste de la famille. Ce n’est pas un hasard si c’est lui qui s’oppose à la grand-mère, représentant une culture d’origine à laquelle il s’apprête à tourner le dos. Il parle pourtant la langue coréenne, mais utilise l’anglais américain comme une revendication personnelle. Le minari (ou cresson de fontaine), plante réputée pour pousser partout, symbolise, à la fin du film, leur possible entente. Enfin, la promotion coréenne du film (critiques compris) renforce la dés-historisation de l’émigration des personnages, en précisant qu’ils cherchent « leur propre rêve américain ». Cette nuance fait du film une métaphore de la réussite d’une famille, où qu’elle se trouve et à n’importe quelle époque.

La nature, l’usine et l’église

Le film se place dans la filiation de films sociaux, comme Les Raisins de la colère de John Ford (1940), et de films naturalistes, comme Badlands de Terrence Malick (1973), pour les paysages bucoliques et intemporels de l’Arkansas. Sobre, Minari est presque sans effets visuels, conformément à une esthétique naturaliste. Il cadre les intérieurs de la petite maison comme s’ils étaient des paysages et suit, de loin ou de près, ses personnages dans une nature à demi sauvage. En renfort de ce naturel, l’actrice coréenne Han Ye-ri, qui joue la mère, a courageusement renoncé à la surcharge de maquillage des femmes dans les films sud-coréens. La seule recherche d’effets plus construits vient de la musique qui, de temps à autre, souligne des scènes filmées au ralenti, comme des moments de méditation sur le destin de ce petit monde.

Le versant social du film est souvent teinté d’humour, soulignant l’emprise religieuse sur les communautés de migrants et une description non misérabiliste de leur travail. Le personnage de Steven Yeun, en déclarant qu’il ne voudrait pas passer sa vie à l’usine à regarder le croupion des poussins pour deviner leur sexe, dépeint une réalité sociale difficile avec légèreté. Le film montre comment les migrants sont pris en charge par des communautés religieuses, pour le meilleur (soutien psychologique et financier) et surtout pour le pire : des camarades d’usine du couple, Coréens eux aussi, rappellent qu’ils ont quitté la grande ville pour éviter d’être sous l’emprise des communautés religieuses de leurs envahissants compatriotes. Une microsociété coercitive et hiérarchisée constitue en effet une difficulté supplémentaire pour les migrants qui débarquent dans le pays.

Le personnage de Steven Yeun enrage plus d’une fois contre ses compatriotes, sur lesquels il dit ne pas pouvoir compter pour vendre les produits de sa ferme. Pourtant, son regard introduit une certaine distance humoristique à l’évocation de cette situation, objectivement grave, notamment lorsqu’il observe son ami américain Will Patton (qui l’aide à monter sa ferme), ancien de la guerre de Corée, amateur de chamanisme, mais surtout mystique chrétien. Dans une scène étonnante, ce dernier porte une énorme croix sur le dos, sous les yeux perplexes de la petite famille qui passe en voiture. La grand-mère excentrique a aussi sa vision de la religion, elle qui récupère par un amusant tour de passe-passe l’argent que sa fille, en difficulté financière, donne pourtant à l’Église.

La faute originelle

Les souvenirs de famille du réalisateur ou de l’acteur, le jeu de cartes de Hwatu, les boissons médicinales peu ragoûtantes, et la maison sur roue que la famille, sans ressources, est obligée d’habiter en attendant que la terre produise ses fruits et légumes forment une série d’observations qui fleurent bon le vécu. Les relations entre les personnages ont toutes une dimension matérielle qui est la source dénoncée de leurs problèmes. Pourtant, le spectre d’une faute morale originelle les hante encore et s’attache tour à tour à chacun des personnages.

Son élucidation semble portée par le regard du jeune garçon. Il assiste à la relation orageuse de ses parents, essentiellement liée à des problèmes d’argent. L’homme, souhaitant quitter l’usine pour gérer sa ferme en toute indépendance, illustre le rêve américain des Coréens qui cherchant à s’extirper des réseaux traditionnels. La femme, en situation précaire, devient surprotectrice de ses enfants et, dépossédée de tout contrôle sur sa réalité, s’en remet de plus en plus aux croyances, mêlant sans complexe, comme l’Américain Patton, les rites chamaniques et chrétiens. Le garçon observe et juge son père trop ambitieux qui sacrifie sa famille – il rate presque le rendez-vous à l’hôpital de son fils malade pour sauver ses graines de légumes ; sa mère trop frileuse qui se réfugie dans la superstition – elle est prête à divorcer pour retourner travailler dans son usine californienne ; et sa grand-mère sans gêne, un peu anar’ sur les bords – elle manque de mettre le feu à la ferme.

Si les parents sont rapidement absous par le film (ils font de leur mieux avec ce qu’ils ont), la grand-mère reste habitée par une sorte de sortilège : c’est elle qui plante le minari qui survit à tout, en prenant des risques inconsidérés, dans une scène qui rappelle le jardin d’Éden. C’est encore elle qui, dans un accès de témérité, apporte le feu de la destruction. Le garçon finira par lui pardonner après qu’elle est devenue impotente. Mais, de manière symptomatique, le final en forme d’éternel recommencement se fera sans elle.

Plus complexe qu’il n’y paraît, Minari réussit, par petites touches, à dévoiler la réalité sociale et psychologique de l’immigration, jusque-là absente du cinéma coréen.

Antoine Coppola

Réalisateur et maître de conférence à l’université Sungkyunkwan de Séoul, il est l’auteur de Le cinéma asiatique (L’Harmattan, 2004). Voir son article « Cinéma et agitation sociale en Corée du Sud » (www.esprit.presse.fr, le 5 avril 2017).