
Quel discours pour la gauche ?
Aurore Lalucq est députée européenne, élue sur la liste d’union de Place Publique et du Parti socialiste en 2019, après avoir travaillé au volet transition écologique du programme de Benoît Hamon en 2017. Économiste, elle a co-fondé l’institut Veblen, puis, en tant que députée, présidé l’intergroupe Green new deal. Pour son parcours entre les gauches, et parce qu’elle lie l’action aux idées pour agir sur les concepts et représentations de notre débat public, Aurore Lalucq porte une voix intéressante sur les recompositions à l’œuvre à gauche, après des élections législatives qui l'ont vue s’unir pour la première fois depuis vingt ans.
Vous êtes arrivée en politique assez tard, en vous engageant après le quinquennat de François Hollande, au moment d’une défaite cuisante de la gauche en 2017, puis pour un premier mandat au Parlement européen. Quel regard portez-vous sur la vie politique française ? Pensez-vous que la Nouvelle union populaire, écologique et sociale (NUPES) parviendra à dépasser les divisions de la gauche ?
Je considère que je suis dans la politique depuis toujours, car la politique ne se réduit pas à un mandat. L’idée de créer l’institut Veblen plutôt que de m’engager dans une carrière dans la finance, la voie logique quand on est à Dauphine, revenait pour moi à faire de la politique. C’était un engagement dans une bataille culturelle à travers la création d’un think tank, en s’inspirant de la façon dont les néo-conservateurs ont, dans les années 1970 et 1980, investi le champ des idées. Il s’agissait de défendre un certain nombre de propositions qui étaient alors soit délaissées, soit absentes du débat public, ou encore d’aller vers des propositions plus spécifiques à destination des parlementaires ou de la Commission européenne. Cela ne se traduisait pas par le fait d’appartenir à un parti, je n’ai jamais fait partie des mouvements de jeunesse, ce qui m’a permis de ne pas être « formatée » à certains processus malheureusement très présents au sein de la gauche. Le reste de mon parcours s’est déroulé de manière assez naturelle, c’est ainsi que j’ai travaillé pour la campagne de Benoit Hamon. Je souhaitais ensuite me frotter à la réalité de la « politique » avec un mandat électif, pour participer à mettre en place des idées que je porte depuis toujours.
Sur le regard que je peux porter sur la gauche… Je suis née en 1979, dans une famille en partie communiste et socialiste, donc politisée, et très matricée par les idées de guerre et de paix. Pour mes grands-parents, l’Europe était la paix. Ce que je voyais en grandissant, en revanche, était différent. La rupture idéologique ne s’opère pas selon moi sous François Hollande, mais sous François Mitterrand. La déception – un terme qui peut faire du mal aux militants socialistes – vient de là. Les quadragénaires et quinquagénaires viennent d’une génération qui s’est désengagée. Dans les années 1980, les années « fric », de la chute du Mur et de la « fin de l’histoire », on avait le sentiment qu’il n’y avait plus besoin de faire de la politique. On opposait alors les « winners » du monde de la finance, de la banque et de la mondialisation triomphante aux « losers » de la politique, un clivage que j’ai encore entendu au début des années 2000 dans des think tanks pro-européens.
J’ai toujours eu le sentiment que la gauche avait acheté les éléments de langage de la droite, notamment dans le domaine économique.
Pour ma part, je considère que le quinquennat de François Hollande s’est situé dans la continuité de problématiques déjà présentes au sein du PS. Une sorte de suite logique. Je suis même étonnée que cette élection ait pu susciter autant d’espoirs. Le Parti socialiste a été tétanisé dans les années 1980, après avoir commis une erreur en termes de politique économique. Cette erreur l’a traumatisé et affaibli idéologiquement. Par la suite, la gauche a fini par se persuader du sérieux des arguments issus de la révolution idéologique néolibérale, reprenant bien trop souvent à son compte les éléments de langage, pensant que cela faisait « sérieux » : trop de fonctionnaires, trop de dette, flexibiliser le marché du travail etc. Dans ce contexte, le mandat de Lionel Jospin a été le plus intéressant : mais alors même que la gauche avait un projet de société, qu’elle incarnait à la fois une respiration et une certaine humilité, elle ne s’assumait pas. Lionel Jospin a lui-même commis des erreurs malheureuses lors de la campagne de 2002 en termes de communication, ou en allant sur le terrain de la sécurité plutôt que sur celui du social, sans que l’on comprenne bien pourquoi. J’ai toujours eu le sentiment que la gauche avait acheté les éléments de langage de la droite, notamment dans le domaine économique, qu’elle avait délaissé le champ des idées, en allant jusqu’à renoncer à défendre certaines de ses mesures, comme les 35 heures. Comme si la gauche avait honte d’elle-même, alors que la réduction du temps de travail est un exemple dont elle pourrait être fière et dont on me parle encore beaucoup à l’étranger.
J’arrive donc en politique à un moment où la gauche commence peut-être à s’assumer de nouveau, mais aussi au moment d'une recomposition qui a laissé la gauche en miette sans que l’écologie politique n’émerge totalement via EELV. Une nouvelle génération arrive, heureusement, c’est intéressant, un seul regret : les méthodes politiques, elles, ne se renouvellent guère.
Un clivage traverse aujourd’hui la gauche, entre un courant réformiste favorable au libéralisme de marché et une partie de son électorat qui considère qu’il s’agit d’une forme de compromission. Des jeux générationnels et sociologiques font que les jeunes et les milieux populaires ont eu mal à croire encore à l’action politique telle qu’elle se fait dans les ministères ou à Bruxelles. Faut-il continuer sur la voie de la pédagogie pour rendre compte d’une réalité toujours plus complexe, quitte à voir la gauche aspirée par un centre gestionnaire, ou faut-il réinventer son héritage radical ?
Ce qui m'inquiète, c’est qu’on répond ici à une posture par une autre posture. Le terme de « réforme » nous est devenu insupportable, à juste titre, car il est devenu de droite, il est synonyme de moins disant social, de flexibilisation du marché du travail, de privatisation de certains secteurs, de réduction d’investissement dans les services publics, bref d'injustice et de mal-être. Sauf qu’à cette posture des prétendues « réformes nécessaires », on oppose la posture de la radicalité. Or nous n’avons pas besoin de grands mots, juste de remplir notre fonction d’élus : la nécessité de s’en tenir à des objectifs et à un programme. Ma crainte est que la radicalité ne peut que décevoir, puisqu’alors tout compromis peut être vu comme de la compromission. Philippe Frémeaux parlait de réformisme radical. Cela me plaît bien. La seule boussole pour un élu doit être, à mon sens, de toujours se battre pour la mise en place de son programme et de toujours se demander si une législation améliore la situation des plus défavorisés, des discriminés et de l’environnement.
Arrêtons de nous draper dans les postures, et faisons. Assumons aussi nos propos. Nous sommes à une période où il est très dur d’être nuancé, certains mots ayant été pollués à jamais du fait d’utilisations détournées. Sur la question de la pédagogie, expliquer ce que l’on fait est toujours important et j’essaie de m’y employer au niveau européen. Néanmoins, je me méfie toujours du « il faut faire de la pédagogie ». Ce fut l'élément de langage par excellence au moment du vote sur le Traité constitutionnel ou encore celui du gouvernement : « Il faut expliquer les mesures, car elles sont bonnes pour vous mais manifestement vous ne l’avez pas compris ».
Ensuite, je pense qu’il ne faut pas, même s’il est toujours tentant de vouloir convaincre, tordre la réalité. Or la question européenne peut facilement être tordue dans tous les sens, parce qu’elle relève souvent de sujets que l’on pourrait qualifier de technocratiques. Je viens d’une famille pour laquelle l’Europe était absolument associée à la paix, qui approuvait le traité de Maastricht, et qui pourtant a voté contre le traité constitutionnel de 2005. Ces évolutions questionnent beaucoup, il ne faut pas les éviter. Certains ont eu une position très moralisatrice sur l’Europe, considéraient toute critique de l’Europe avec mépris, sinon condescendance, et jugeaient que l’opposition à l’Union européenne était forcément due à de « l’incompréhension ». À l’inverse, nous arrivons aujourd’hui à un moment où certains attribuent tous les maux à l’Europe. Ce qui est faux. La politique économique et sociale d’Emmanuel Macron, par exemple, n’est en rien dictée par la Commission européenne et serait identique avec ou sans elle. Le rejet de l’Europe est une posture morale qui répond à la posture néolibérale.
Alors plutôt que d’essayer, bien que ce soit difficile, d’énoncer des faits et de justifier telle ou telle position, on essaie en permanence d’influencer. Il faut parler à l’intelligence, par respect de l’autre d’abord, ensuite parce que la démocratie ne se résume pas à des élections. Il s’agit d’enjeux de long terme.
Un des ressorts de ces postures est le fait sociologique, en particulier la segmentation des électorats à gauche. Comment parler d’une même voix à l’électeur des villes qui vote écologiste, à l’électeur de l’Ouest qui vote socialiste, aux précaires des plateformes et des petits boulots, aux étrangers ou aux habitants des banlieues ? À moins d’adopter une dialectique populiste, il n’y a plus de peuple de gauche qui soit doté des capacités d’auto-organisation et des relais intermédiaires qui ont fait la social-démocratie.
Une vraie réussite de cette campagne a été la capacité de la France insoumise de parler aux banlieues. Dans les banlieues rouges, matricées depuis longtemps par le parti communiste puis délaissées, une mobilisation s’est mise en place. Je n’y croyais pas moi-même. Même si le faible taux de participation des jeunes au premier tour est très décevant, c’est un travail de longue haleine. Et je crois qu’il y a aussi, il faut le reconnaître, une déception de nombreux acteurs de la NUPES face à cette faible participation. Mais la gauche n’est pas composée uniquement de prolétaires, il faut également être capable de parler aux classes moyennes et aux bourgeois. Nous avons aussi besoin de milliardaires et de millionnaires, si l’on souhaite être en capacité de mener la bataille culturelle, comme le fait l’extrême droite avec les chaînes de télévisions ! Et il existe aussi des divergences de fond : si je soutiens entièrement l’accord pour les législatives, j’assume avoir des désaccords avec LFI sur les questions européennes, géopolitiques et les pratiques. C’est aussi ça qui fait le sel de la démocratie.
Comment expliquez-vous ce clivage sur les questions internationales ?
L’objet européen se prête à des postures morales d’opposition. Mais il y a, je pense, à gauche, des personnes souverainistes. Ce qui est dommage à mon sens, c’est que ces positions ne sont pas toujours assumées et énoncées. Par ailleurs, je note une certaine paresse intellectuelle à énoncer que tout est la faute de l’Europe, ce qui a pour corollaire de la désigner comme ennemie. Le problème est quand la gauche ne se bat pas au niveau européen pour affirmer certaines positions. La droite allemande, elle, ne s’est jamais privée de tenter d’imposer son point de vue, là où la France de Hollande n’a rien fait. Par ailleurs, je dois avouer que certaines positions à gauche sur la géopolitique suscitent mon incompréhension. Une partie de l’électorat y est très sensible et n’a pas réussi à franchir le pas de voter pour La France insoumise aux présidentielles, notamment au sein de l’électorat d’Europe écologie. C’est d’ailleurs mon cas, alors que je suis pourtant totalement compatible avec une partie des propositions de la France insoumise (je défendais la planification écologique ou la garantie de l’emploi bien avant avoir été élue) et que je pousse toujours mon groupe à voter en faveur de leurs amendements au Parlement européen. Je pense que cela explique une bonne partie des voix manquantes à Jean-Luc Mélenchon pour passer au second tour. Plutôt que de réclamer la paix, un mea culpa sur ses propos sur la Russie et un discours affirmant vouloir livrer des armes à l’Ukraine aurait suffi à convaincre…
Il n’y a pas un bon et un mauvais impérialisme. L’impérialisme est problématique en soi. Cette analyse résulte peut-être d’une vision du monde en deux « blocs », que je considère dépassée car elle ne tient pas compte de la réalité actuelle.
De même, je ne partage pas la dénonciation par la France insoumise du seul impérialisme américain. A vrai dire, je ne la comprends pas. Il n’y a pas un bon et un mauvais impérialisme. L’impérialisme est problématique en soi. Cette analyse résulte peut-être d’une vision du monde en deux « blocs », que je considère dépassée car elle ne tient pas compte de la réalité actuelle. Non pas que les impérialismes ont disparu, bien au contraire, mais aux côtés des États-Unis et de la Russie, il y a maintenant la Chine, qui n’est pas et ne sera pas un allié sympathique sur les questions géopolitiques, comme certains à la France Insoumise qui imaginent pouvoir contourner l’Europe et les États-Unis en s’appuyant sur d’autres alliés. J’ai du mal à comprendre cette analyse. Je la trouve, à vrai dire, très naïve. L’évolution actuelle de certains pays-continents, la dérive inquiétante aux États-Unis, en Russie, en Chine, nous oblige. Elle nous oblige à créer une Europe puissance. Une Europe de la défense et une Europe capable d’être autonome sur le plan énergétique et de l'Industrie. Les temps à venir ne nous permettent pas d’être faibles.
Le fait que vous souteniez l’accord de la gauche aux élections législatives, malgré ces désaccords géopolitiques profonds, signifie-t-il que vous croyez en une évolution de la France insoumise à ces sujets ? Ou faudra-t-il en cas de victoire gouverner avec ces divergences ?
Je suis convaincue qu’il fallait créer et soutenir l’union malgré ces désaccords. Le second tour des présidentielles nous a tous fait peur – il n’y a qu’à voir les résultats de Marine Le Pen en Outre-mer – et il y a des raisons de croire que dans cinq ans, l’extrême-droite passera. Alors que la démocratie se fragilise, il faut envoyer à l’Assemblée un maximum de députés défendant des positions sur la transition écologique, la justice sociale et la refonte des institutions, au-delà de nos divergences. Ce signal est nécessaire pour les électeurs de gauche, pour qui la défaite a été dure. C’est aussi une chance de faire émerger une nouvelle génération et espérons la formation de groupes de personnes à même de travailler ensemble à terme. Cependant, je regrette que l’accord n’ait pas réussi à se réaliser pour les présidentielles, du fait notamment de la France insoumise et des écologistes qui ne souhaitaient pas d'union. Il faut bien reconnaître que le seul à l’avoir voulue, mise à part Place publique, fut Olivier Faure.
Trouver un accord pour les législatives relevait donc de notre responsabilité et il est, par nature, fondé sur un compromis pour chaque partie. Les questions européennes au sein de l’accord font elles-mêmes l’objet d’un compromis à l’européenne : chacun y trouve les mots-clés qui lui conviennent. Pour la suite, il faudra commencer à discuter sérieusement de certains sujets, qui ne pouvaient être abordés en l’espace de dix jours et qui n’ont pas été suffisamment clairs jusque-là. J’ignore si La France insoumise va évoluer sur ses positions. Je constate qu’au Parlement européen, le seul point de désaccord des trois délégations de gauche – Verts, Place Publique-PS et France insoumise – repose sur les questions géopolitiques et, avant la guerre en Ukraine, sur la question de Nord stream et la question du gaz. C’est pourquoi il est dommage de ne pas avoir pu en débattre avant.
Dans votre Lettre aux gilets jaunes, vous parlez d’un contrat social écologique, vous avez aussi écrit sur le changement des indicateurs de croissance et de PIB. Pourtant ces indicateurs restent très présents et l’espace public est saturé par les concepts traditionnels de souveraineté, de représentation, de volonté individuelle, soit d’un contrat social fondé sur la prospérité. Dans quel récit ou dans quel combat symbolique la gauche peut-elle puiser les ressources d’une reconstruction idéologique ?
Je crois que la gauche doit reconstruire un discours sur le progrès et surtout la prospérité. Cette reconstruction peut se faire de différentes manières. Ma réflexion porte effectivement sur la nécessité de nouveaux indicateurs, comme le Green New Deal, la planification écologique, donc davantage des éléments programmatiques. Je pense qu’il y a également un discours à porter sur le fait que la transition écologique, si elle peut avoir un impact social négatif lorsqu’elle se traduit uniquement par des taxes, a surtout un impact social positif. Avec les Bonnets rouges et les Gilets jaunes, le pays a compris que la question de la transition écologique en France touchait les catégories les plus pauvres, mais il reste à la relier aux demandes sociales.
Les premières mesures d’une transition écologique doivent être sociales. L’acceptation sociale est la chose la plus importante, la transition doit avoir une portée symbolique au-delà des programmes. Il faut remettre en question le terme de prospérité, car le combat écologique permettra de vivre mieux, voire de vivre, tout simplement. Or ce discours n’est pas audible avec un taux de pauvreté à 15% et un chômage important. C’est bien cela qu’il faut combattre.
L’absence de volet social dans les projets européens actuels ne participe-t-il pas à décrédibiliser l’Europe ? Ou est-ce la gauche française qui a du mal à voir dans l’Europe un lieu de création sociale et environnementale ?
Le Green Deal européen est critiquable, mais il est bien plus ambitieux que la plupart des politiques nationales. J’ai en réalité le sentiment qu’il y a toujours eu un problème de timing dans les relations entre la gauche et l’Europe. À l’heure où la Commission européenne est finalement plus progressiste que beaucoup d’États, elle est critiquée à tout va, en particulier à gauche, alors qu’il faudrait la soutenir et la pousser à aller plus loin. En réalité, le vrai problème européen sur les questions environnementales reste, à mon sens, la direction générale dédiée au commerce international, qui a été créée pour signer les accords commerciaux, et qui donc ne s’en prive pas.
L’Europe ne pourra pas être sociale si elle n’est pas outillée pour l’être. À partir du moment où il n’existe pas de budget ni de fiscalité propre à l’Union, aucune action ambitieuse n’est possible. Le vrai sujet est alors celui de l’unanimité du vote, qu’il faut selon moi supprimer sur les questions géopolitiques et fiscales. L’Europe peut être perçue comme une administration lente, mais elle est très rapide sur les enjeux fiscaux. Ce ne sont pas les hauts fonctionnaires de la Commission qui bloquent la justice fiscale, mais les États. Il faut concomitamment redonner du pouvoir au Parlement, qui est finalement beaucoup plus progressiste que la Commission, et surtout le Conseil [qui réunit les États membres]. Il faut pouvoir outiller l’Europe pour pouvoir mener une vraie politique, qu’elle soit, d’ailleurs, de droite ou de gauche.
Vous avez dit plus tôt qu’une nouvelle génération émergeait mais sans nouvelles méthodes, qu’entendiez-vous par là ?
Ce qui m’a le plus choquée dans le monde politique ont été les méthodes. En politique, il n’existe bien souvent que du rapport de force pur, et peu de place pour le compromis. Dans mon parcours associatif, puis proche de la recherche et chez les économistes, j’ai été habituée aux relations d’ego et de pouvoir, ainsi qu’au sexisme. Or il y a une violence en politique que je n’ai trouvée nulle part ailleurs, et que l’on ne retrouve pas à ce degré dans les relations de travail dans le secteur privé : la réglementation par le marché a cela de positif qu’à terme, il faut s’entendre. Quoi qu’on en pense, l’argent joue un rôle d’intermédiaire, fluidifie les relations au sein d’une institution. Je n’entends évidemment pas qu’il faudrait transposer la start-up nation au monde politique, mais un certain nombre de pratiques, basiques dans le privé, ne le sont pas dans le monde politique.
On entend beaucoup de grands discours sur la volonté de faire de la politique autrement. Comme organisation, Europe Écologie-Les Verts est une sorte de démocratie parfaite, avec sans doute des excès dans l’horizontalité, mais c’est bien le seul parti ou mouvement à fonctionner ainsi. À l’inverse, chez La France insoumise, c’est la verticalité qui l’emporte. J’ignore même si les statuts sont publiés ouvertement en ligne. Il serait intéressant de trouver un entre-deux.
Sur les réseaux sociaux en particulier, j’ai connu personnellement la façon dont des responsables peuvent monter les militants contre des personnes lorsque j’ai quitté Génération.s. Autre exemple, François Gemenne, un intellectuel admirable, s’est fait laminer sur les réseaux sociaux. Plus généralement, beaucoup de mouvements n'acceptent pas la contradiction et cela se traduit par des raids sur les réseaux sociaux pour quiconque dévie de la ligne. Ces méthodes sont extrêmement violentes et contradictoires avec un discours porté par les mouvements de gauche sur la bienveillance, le renouveau de la démocratie et la régulation des réseaux sociaux.
Un autre enjeu important porte sur la question des compétences et des contenus, sans cesse relativisée par l’incarnation. Ou celle des critères que l’on pourrait poser aux candidatures, une des faiblesses de la NUPES étant peut-être de ne pas avoir territorialisé ses investitures aux législatives, ne prenant en compte que les rapports de force résultant de l’élection présidentielle et les protections offertes par tel parti ou telle force politique.
Je ne sais pas s’il faut davantage de critères. Chaque situation de parachutage est différente et ne relève pas forcément d’un manque de transparence. De toute manière, en période électorale, il est trop tard pour parler de contenu. La profondeur doit arriver avant. Ce n’est pas mentir que de vouloir communiquer de la manière la plus compréhensible, avec le plus d’effet possible. Je vais me faire détester, mais je trouve que la gauche a, en règle générale, un problème avec la démocratie. Je m'explique : alors qu’elle prononce de très beaux discours sur la démocratie parfaite, elle devrait commencer par une gestion politique normale. Des pratiques comme l’envoi d’éléments de langage aux trolls pour les répercuter sur les réseaux sociaux sont néfastes, tout comme les mises sous pression. Je considère plus respectueux de parler à l’intelligence des citoyens.
Est-ce que vous sentez, malgré tout, des évolutions sur ces sujets ? Pensez-vous que la place prépondérante de la France insoumise dans la recomposition de la gauche joue négativement sur la violence des méthodes politiques ?
Non, je ne vois pas les choses évoluer pour l’instant. Chaque parti politique a son lot de pratiques néfastes à mon sens, ce serait assez pratique pour certains de faire de la France insoumise une sorte de mauvais objet, de lui donner le mauvais rôle. La réflexion doit être à mon sens bien plus globale. Elle porte de manière générale sur la place de la politique et du politique dans nos sociétés. Je reconnais à la France insoumise une grande force de travail, le fait d’avoir amené énormément d’idées dans le débat public et d’avoir créé un collectif organisé. Ils défendent de nouvelles idées en les inscrivant constamment dans une réflexion globale. La France insoumise est très forte pour politiser une notion et lui donner une force motrice. La gestion des réseaux sociaux est une de leur force, mais aussi une stratégie que j’ai du mal personnellement à comprendre et à cautionner lorsqu’elle nourrit de la violence. Cette violence relève néanmoins largement d’une culture politique française, de nos traditions et institutions, c’est ce que je constate à la manière de s’exprimer au sein des groupes au Parlement européen.
Propos recueillis par Matthieu Febvre-Issaly et Jeanne Bardoux