
Hélène Iswolsky (1896-1975). Itinéraire d’une femme de lettres
La vie d’Hélène Iswolsky, figure oubliée quoique décisive du premier xxe siècle, fait montre d'une grande richesse. Femme de lettres issue de la noblesse russe, exilée en France et aux États-Unis, elle est une des premières collaboratrices de la revue Esprit et œuvre, sa vie durant, au rapprochement entre les spiritualités occidentale et orientale.
Il est des personnalités que les grandes chroniques n’ont pas retenues. Ce sont les humbles de l’histoire discrète. Et pourtant leur œuvre fut indispensable et souvent pionnière, à l’instar de celle d’Hélène Iswolsky, femme de lettres de la haute noblesse russe et collaboratrice de la revue Esprit1.
Les pérégrinations d’Hélène Iswolsky, bousculée par les révolutions et les guerres, ont été accompagnées d’un voyage spirituel. Élevée dans la stricte observance des préceptes de l’Église orthodoxe russe, elle découvre le catholicisme et l’effervescence religieuse de l’entre-deux-guerres. Chrétienne ayant fait des paroles du Christ, « ut unum sint », sa devise et son cheval de bataille, elle développera un centre de recherche œcuménique officieux et une revue qui saura réunir les esprits soucieux d’unité au sein des Églises.
« La vie d’Hélène ferait une belle biographie2 », écrit son amie fidèle des derniers jours, la militante américaine Dorothy Day. La vie d’Hélène Iswolsky est une longue quête, depuis la fuite des palais russes jusqu’au dépouillement bénédictin. Cette « âme noble », vivant de sa plume, baignant dans les milieux littéraires parisiens, fréquentant les non-conformistes des années 1930, n’aura jamais eu qu’une vocation : être un pont entre la spiritualité orientale et occidentale.
Les riches heures de la famille Iswolsky
L’enfance d’Hélène Iswolsky est liée aux mutations de son père diplomate. Alexandre Iswolsky, descendant d’une vieille famille lituano-polonaise, occupe des postes clefs de la diplomatie russe : en 1888, auprès du Saint-Siège ; en 1900, au Japon ; puis au Danemark. Nommé par la suite ministre des Affaires étrangères de l’Empire russe, il œuvre à la formation de la Triple Entente, avant d’occuper le poste d’ambassadeur en France, à la veille de la Première Guerre mondiale.
Hélène garde de ces nombreux voyages une curiosité pour les affaires diplomatiques et la politique internationale. Par ailleurs, le politicien éclairé que fut son père lui transmet des idées modernes et progressistes et un attachement sans faille à la terre de leurs ancêtres, la Russie3. Mais les riches heures des palais impériaux et des salles de bals touchent à leur fin. La Première Guerre mondiale surprend la famille exilée en France. La révolution de 1917 les défait de leur position au sein de la société russe. Endettée, déclassée, la famille Iswolsky s’installe dans le sud-ouest de la France, lieu de prédilection des russes francophiles. Hélène s’y fait infirmière durant la guerre, dans un hôpital de Bordeaux. Mais Alexandre Iswolsky meurt, terrassé par la grippe espagnole, laissant à sa famille un héritage de dettes. Il faut tout vendre, tout quitter.
Les premiers travaux et la conversion (1919-1923)
Ayant bénéficié d’une éducation qu’elle qualifie de « réactionnaire4 » – cours de jeune fille, danse et piano –, Hélène s’inscrit à la Sorbonne où elle est reçue brillamment. Elle y suit des cours de droit, grâce au mécénat d’une aristocrate française. Cependant, les ressources manquent. Sa mère, qui avait toujours vécu très dépendante du père, se rattache à sa fille. Il faut donc trouver un moyen de subsistance. Polyglotte et lettrée, Hélène décide d’entrer dans la carrière littéraire. Les premiers succès arrivent dès 1918 : une publication dans la célèbre Revue de Paris, puis dans la Revue des Deux Mondes, où elle offre une relecture de la mort du poète Pouchkine à la lumière de son Eugène Onéguine.
Ses capacités d’analyses, la qualité de sa plume et sa culture lui confèrent un poste de correspondante des affaires russes dans La Revue de France dès 1922. En parallèle, elle fait découvrir, par ses traductions, l’œuvre du poète révolutionnaire Sergueï Essénine. Refusant de partager les opinions des Russes blancs, elle s’intéresse aux motivations révolutionnaires : elle croit profondément qu’une révolution était nécessaire et ne cherche aucunement une restauration de l’ancien régime. Vivant de sa machine à écrire, elle noue des relations dans le monde des lettres.
En 1923, cependant, elle cède pour la première fois. La fatigue et les nouvelles qu’elle reçoit de son pays ont raison d’elle. Elle quitte Paris pour se reposer à Pau dans une maison d’amis. Sa détresse est grande : elle entre dans une nuit spirituelle, où rien ne semble plus avoir d’importance. Elle fréquente alors les messes de rite orthodoxe, lui rappelant les ors de la Russie. Pourtant, elle semble chercher quelque chose d’autre. Sa rencontre avec un jeune russe fraîchement converti au catholicisme romain l’intrigue. Ayant repris quelques forces, elle part faire une retraite à l’abbaye bénédictine Sainte Scholastique, où se trouvent plusieurs sœurs d’origine russe.
Entre les murs, dans le silence de la nuit bénédictine, son âme est traversée par une lumière nouvelle. La prière et les discussions avec les sœurs l’animent d’un souffle nouveau. Comprenant alors les liens anciens qui unissent la spiritualité de saint Benoît et la mystique des Pères orientaux, elle surmonte sa crainte et prononce l’abjuration de sa foi orthodoxe : Hélène Iswolsky entre dans l’Église catholique romaine. L’abjuration est violente, mais Hélène se promet de travailler toute sa vie à l’union de ces Églises séparées. Si l’œcuménisme n’est qu’en germe à cette époque, il lui appartient de le faire grandir. Elle repart de l’abbaye, reprenant son volume de Proust et son paquet de cigarettes, n’ayant touché à aucun des deux. Irriguée par cette vie nouvelle, elle se lance de toutes ses forces dans la carrière littéraire.
Paris littéraire et plaisirs temporels (1923-1930)
Mais le spirituel ne trouve pas encore de résonance dans le temporel. Elle reprend sa collaboration à la Revue de France. Elle y rencontre Joseph Kessel, jeune auteur à succès, et écrit avec lui le roman Les Rois aveugles, narrant les derniers jours des Tsars. De salons littéraires en soirées des années folles, elle collabore aussi avec Paul Valéry et Saint-John Perse. Elle raconte, dans son ouvrage Au temps de la lumière5, le bouillonnement intellectuel et spirituel de cette période. Elle est invitée chez la princesse Bassiano, où se réunissent Erik Satie, Maurice Ravel, Paul Claudel, Léon-Paul Fargue, Arthur Honegger, et tant d’autres. De tous les cercles, elle est présentée à Paulhan, Rilke et Colette. Elle découvre, un soir de concert, Marcel Proust, le teint blafard mais l’œil toujours vif.
Poursuivant ainsi son éducation, elle traduit, entre 1925 et 1930, les poèmes de Boris Pasternak, d’Osip Mandelstam, les romans de Krasnov et Gontcharov, et les ouvrages de Pouchkine. Reçue par Jacques Rivière, elle collabore aussi à la NRF. Pourtant, ces nombreuses rencontres ne lui offrent aucune richesse. Si les plaisirs des soirées à la Coupole rythment ces journées de dur labeur, le soir il faut rentrer dormir à Meudon, où s’est réunie une communauté russe. L’habitation est pauvre, mais chaleureuse et fraternelle. Il ne reste plus rien de l’ancien régime qu’une solidarité dans la ruine, une noblesse dans la pauvreté, une charité dans la misère.
Hélène déplore pourtant l’écart entre sa foi brûlante et son travail d’écrivain et de journaliste. Elle cherche désespérément une voie qui pourrait unifier sa personne. Après un mariage manqué avec le baron Rolf von Ungern-Sternberg qui la conduit jusqu’au Japon, elle divorce et rentre à Paris. Et c’est ainsi, par hasard, qu’elle rencontre, dans un train de nuit, la fille de Charles du Bos, l’invitant à découvrir les intellectuels chrétiens de l’entre-deux-guerres.
Au cœur de la renaissance catholique (1930-1940)
Charles du Bos, écrivain converti au catholicisme en 1927, l’introduit dans les cercles de catholiques, anciens ou récents, qui œuvrent à une résurgence de la doctrine sociale chrétienne. Elle devient ainsi rédactrice de la revue Vigile, où écriront notamment Mauriac et Maritain. C’est grâce à Du Bos qu’elle rencontre ce dernier, lors de ses fameux dimanches de Meudon où la fine fleur des intellectuels catholiques débat de la foi, de l’art et de la politique. Hélène y est comblée, spirituellement et intellectuellement. D’abord intimidée, elle s’impose par son esprit clairvoyant, tant en politique qu’en littérature. Elle aura de nombreux échanges avec Jacques et Raïssa Maritain, les origines russes de celle-ci jouant en sa faveur. C’est dans la demeure des Maritain qu’elle rencontre le philosophe Nicolas Berdiaev qui reçoit, lui aussi, le dimanche, dans sa maison de Clamart. Berdiaev l’invite à disserter avec ses compagnons pour œuvrer à une meilleure entente entre catholiques et orthodoxes. Hélène écrit qu’elle découvre, dans ces réunions, un nouveau chemin de sainteté, celui de l’intellectuel engagé dans la vie politique de son pays, soucieux de l’ordre social autant que de l’ordre spirituel.
Elle fréquente, durant cette époque, les cercles russes qu’elle initie à la pensée sociale catholique. Suivant les messes catholiques de rite oriental, elle y convie les Maritain, toujours plus attentive à établir un pont entre les fidèles des deux rites. Avec les postrévolutionnaires russes, elle croit en un christianisme libre et social, détaché du pouvoir étatique. Pour cela, elle se joint à leur voix : contre les dérives staliniennes, ils exhortent le peuple russe à retrouver sa foi.
Néanmoins, ces écrits des Russes exilés sont rarement lus par le public français. C’est pourquoi, en 1934, Maritain présente Hélène au jeune Emmanuel Mounier, l’un des fondateurs de la revue Esprit. Passionnée par les thèses personnalistes, Hélène collabore quatre années durant à la revue, en tant que spécialiste des affaires russes. Face au communisme, elle propose d’autres formes de communautés ; face à l’utopie matérialiste, elle rappelle le besoin de spirituel. En 1935, elle fait une synthèse de ce travail qu’elle publie dans un livre édité par Maritain, L’homme 1936 en Russie soviétique, qu’elle complétera en 1937 par Femmes soviétiques, où elle décrit le statut inférieur de la femme sous le régime communiste, refusant cette illusion d’émancipation vantée par le régime.
Sur tous les fronts, elle signe le 8 mai 1937, avec Mauriac, Gabriel Marcel et Maritain notamment, le manifeste des intellectuels chrétiens français contre la guerre d’Espagne : « La chrétienté se fera par des moyens chrétiens, ou elle se défera complètement. » Ce n’est pourtant que le début des prises de positions politiques. Fascisme et nazisme cognent à la porte de la France. Alors que la Seconde Guerre mondiale éclate, Hélène grâce à Alexandre Kerenski, héros de la première révolution de 1917, trouve des visas pour sa mère très âgée et pour elle-même. Ivre de liberté, refusant la soumission de la France, elle arrive à New York le cœur brisé, mais animée d’une soif de justice inextinguible.
« Ma vocation se dessine » : l’œcuménisme
La résistance intellectuelle se met en place aux États-Unis. Essais, manifestes, émissions radiophoniques, Hélène est de tous les combats. Elle écrit, sous l’impulsion de Jacques Maritain, en 1942, Light Before Dusk, ayant pour volonté d’entrer en résonance avec les fameuses Grandes Amitiés de Raïssa Maritain. Ses mémoires y dévoilent le renouveau catholique, car la lutte contre le nazisme doit être aussi une lutte spirituelle. Dans le manifeste, « Devant la crise mondiale », signé par de nombreux intellectuels chrétiens en exil, Hélène Iswolsky est à l’origine de la position de ces intellectuels vis-à-vis de la Russie. Il s’agit de soutenir le peuple russe, et non d’en faire un ennemi, car il saura se départir du venin communiste.
Pour survivre, Hélène travaille au bureau français de Voice of America, aux côtés de journalistes prestigieux (Denis de Rougemont, André Breton, Claude Lévi-Strauss, Etiemble et Colette). Elle y fait la connaissance de Julien Green, avec qui elle entretiendra une correspondance.
Mais la vocation d’Hélène se dessine à la fin de la guerre. Elle a un rôle à jouer auprès du Vatican. Elle demande à Maritain d’intercéder pour elle auprès du pape, militant pour une réconciliation des deux poumons de la chrétienté, l’Orient et l’Occident, selon les termes de Soloviev. En parallèle, Hélène ouvre son appartement aux visiteurs : il y a là des protestants, des juifs, des orthodoxes, des anglicans et des catholiques. Peu à peu, naît en elle l’idée d’une revue pour lancer le mouvement d’union. Ce sera The Third Hour6, dont les parutions varient au gré des besoins, en anglais, en russe, en français. Les collaborateurs viennent du monde entier : le poète William H. Auden y côtoie Denis de Rougemont, le cardinal Daniélou, l’abbé Pierre. On y présente Simone Weil, Edith Stein, Pierre Teilhard de Chardin. Poésie, art, littérature, philosophie sont réunis pour l’unité de la chrétienté, et ce, bien avant le concile Vatican II.
À ces désirs d’unité, Hélène ajoute une pratique de la charité qu’elle a découvert chez sa nouvelle amie, Dorothy Day. La fondatrice du mouvement ouvrier catholique (Catholic Worker Movement) offre à Hélène un logement au sein d’une « maison de l’hospitalité »7. Dans le dénuement le plus total, Hélène écrit, aide à tenir le lieu et prie. Leurs journées se déroulent dans les universités où elles enseignent ; leurs soirées sont auprès des plus démunis. Hélène travaille un temps au sein des bureaux des Nations unies, croyant profondément dans ce travail de paix internationale. Mais les surveillances du FBI et les complexités administratives la rebutent.
Au début des années 1960, elle entreprend un long voyage vers le passé qui la conduit à Paris, à Rome et en Russie. Heureuse d’apprendre l’ouverture du concile Vatican II, elle retourne aux États-Unis, où elle fonde le centre œcuménique Ben-Serg, en l’honneur de saint Benoît et de saint Serge. Devenue oblate bénédictine, sous le nom de sœur Olga, elle décède à l’hôpital après six semaines d’agonie. On l’enterre dans le cimetière du Catholic Worker Movement, à côté de la ferme Tivoli, lâchant sur son cercueil de la terre qu’elle avait recueillie, à Moscou, à côté de la tombe de Soloviev. Dans le dernier volume de la revue The Third Hour, publié en son honneur, on lit : « Elle a semé tant de graines qui continueront de pousser, visiblement ou invisiblement, à l’intérieur du mouvement vaste et œcuménique qu’elle avait conçu. » Qu’il soit possible, désormais, de rendre ses travaux accessibles.
- 1. Voir Florian Michel, Itinéraire d’une intellectuelle russe catholique, Hélène Iswolsky (1896-1975), mémoire de maîtrise sous la direction de Jean-Marie Mayeur.
- 2. Dorothy Day, “On Pilgrimage: Helen Iswolsky dies”, The Third Hour, 1976.
- 3. « Je retiens, après toutes ces années, quelques traits d’une fille de diplomate : la prise de conscience de nombreuses contrées, de nombreuses nationalités et de nombreuses langues, le souvenir de beaucoup d’amis perdus et la joie d’en rencontrer de nouveaux, la capacité de m’adapter aisément dans des environnements peu familiers et la recherche instinctive d’une demeure qui ne sera jamais trouvée, l’angoisse d’être déracinée et l’empressement à toujours tout recommencer. Il y aura toujours, en moi, un désir de voyage. » (Hélène Iswolsky, No Time to Grieve, Philadelphia, Whinchell, 1985, p. 31)
- 4. Ibid., p. 67.
- 5. À paraître aux éditions Salvator, une réédition de Florian Michel et Baudouin de Guillebon.
- 6. Le nom de la revue, « La troisième heure », est issus des Actes des Apôtres, lorsque après la Pentecôte, les apôtres s’adressent aux foules et que chacun les comprend en sa langue. Ils sont alors traités de fous, mais Pierre se lève et dit : « Ils ne sont pas ivres, car ce n’est que la troisième heure du jour. » C’est donc l’Esprit Saint qui préside à cette revue, et l’influence de la revue Esprit est indéniable.
- 7. Les houses of hospitality sont des maisons ouvertes aux États-Unis durant la Grande Dépression sous l’impulsion de Dorothy Day et du paysan français Peter Maurin. L’esprit de communauté y prévalait, inspiré des communautés des premiers chrétiens.