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Être ou ne pas être en guerre

Éditorial

par

Esprit

Dans les sociétés libérales pacifiées, on observe une dissémination et un brouillage des expériences de la guerre, qui a pour effet de court-circuiter la délibération démocratique et de crisper les oppositions. Face à la guerre qui survient à nos portes, il est capital que les dirigeants français se montrent à la hauteur de l’événement.

Il y a maintenant deux ans, le président Macron annonçait à la télévision que nous étions « en guerre » contre un virus. Une guerre donnant aux soignants, comme aux soldats de 14 en leur temps, « des droits sur nous ». On sait l’importance qu’a prise, dans les mois suivants, la référence martiale dans la gestion de l’épidémie. Sa manifestation la plus nette fut le choix, constamment réitéré, du conseil de défense comme lieu et organe principal de la prise de décision. Aujourd’hui, après l’agression armée par la Russie d’un État souverain sur le sol européen, nos dirigeants répètent au contraire que « nous ne sommes pas en guerre contre la Russie », comme pour rassurer des opinions publiques qui, en Europe, aux États-Unis et ailleurs encore, ne sont manifestement plus prêtes à s’engager dans un conflit armé.

Paradoxalement, à mesure que le spectre de la guerre s’éloignait dans des sociétés libérales pacifiées, les références à la guerre n’ont cessé de croître : guerre économique, guerre de l’information, guerre culturelle… certains de ces usages ne traduisent qu’une déréalisation de la guerre dans nos imaginaires. On sait par exemple à quel point les chefs d’entreprise sont friands de stratégie militaire, aimant y voir un parallèle avec leur propre activité. D’autres, en revanche, renvoient à une diffusion tous azimuts de nouvelles formes d’arsenalisation : pour les États occidentaux, les sanctions économiques de plus en plus diversifiées et ciblées sont devenues « les armes de la paix ». À leur encontre, les flux migratoires sont utilisés comme de véritables armes sociales et culturelles par certains États, comme la Turquie ou la Biélorussie. La manipulation de l’information, plus intrusive et agressive, n’est plus considérée comme un instrument d’influence, mais de déstabilisation. Des virus informatiques paralysent des réseaux de transport ou des hôpitaux, et lorsque des drones en viennent à menacer des centrales nucléaires ou des puits de pétrole, les distinctions se brouillent encore un peu plus entre les moyens qui relèvent ou ne relèvent pas du champ de la guerre. Dans un monde global et interconnecté, les affrontements entre armées reculent, mais les conflits protéiformes se multiplient. Et surtout, ils sont de moins en moins portés par des armées formées de citoyens. Les sociétés civiles, en particulier européennes, sont très largement désarmées, ne veulent ni ne savent se battre, et l’usage de la violence y est volontiers confié, au mieux, à des armées de métier dont les opérations extérieures sont peu suivies et, au pire, à leurs marges1, celles des réseaux mafieux, des milices ou des mercenaires, dont on sait le rôle qu’ils ont joué et jouent encore sur plusieurs théâtres de conflit, y compris en Ukraine aujourd’hui. Ce brouillage et cette hybridation de la guerre et de la paix ont été au centre de la réflexion de Pierre Hassner, qui en a retracé les métamorphoses en décryptant les dialectiques complexes qui se jouent entre pouvoirs politiques, forces militaires et sociétés civiles.

Si nous ne sommes plus en guerre, nous ne nous sentons plus tout à fait en paix.

Si nous ne sommes plus en guerre, cela fait longtemps que nous ne nous sentons plus tout à fait en paix. Or ce double nivellement des expériences et du langage a eu des effets politiques délétères. Alors que la guerre a eu historiquement le pouvoir d’écraser momentanément les divisions politiques et de justifier l’union nationale, voire « sacrée », la promesse de la paix démocratique était aussi celle du déploiement d’une conflictualité ouverte, plurielle, médiatisée par les institutions. L’omniprésence de la référence à la guerre ces dernières années a au contraire permis le retour à des formes binaires et réductrices du débat public, désignant des amis et des ennemis. La lutte contre le terrorisme, et dernièrement contre le virus, a nourri la tentation d’écraser la délibération. La montée en puissance de l’extrême droite, qui réduit à une demande d’ordre l’aspiration à la sécurité dans un monde perçu comme dangereux, a dans le même temps autorisé les candidats « républicains » à se présenter comme la seule alternative au « chaos », une autre manière de nier la conflictualité.

Aujourd’hui, à l’aube de l’élection présidentielle, c’est une guerre qui survient à nos portes. Ni un attentat terroriste, ni une guerre civile, mais l’agression d’une dictature contre un État souverain et démocratique, telle que nous ne pensions plus en voir en Europe, avec ses chars, ses avions de combats et ses missiles de haute technologie. À Kyiv, à Marioupol, à Kharkiv, l’état de guerre est là, dans toute son horreur destructrice et sa violence meurtrière. Qu’en est-il chez nous ? Certains déplorent que cette déflagration nous prive d’une véritable campagne, et redoutent qu’elle ne favorise le président sortant. On pourrait objecter que la campagne présidentielle, avant même le déclenchement de cette guerre, ne brillait pas par son intensité ni par sa qualité. Surtout, puisque cette guerre engage l’avenir des sociétés démocratiques en Europe, n’est-il pas inévitable et même souhaitable qu’elle bouleverse le débat public ? Qu’elle puisse inciter une partie de la population à reconduire le président en exercice est une chose. Mais ce moment de vérité, où des valeurs essentielles sont en jeu, n’est-il pas aussi l’occasion d’exiger de tous nos responsables politiques qu’ils se montrent à la hauteur de l’événement ? Il est légitime d’interpeller les candidats aujourd’hui sur leur vision de l’ordre international, surtout quand on sait la complaisance dont une large frange du spectre politique a fait preuve à l’égard du régime de Vladimir Poutine. Et cette exigence de clarification vaudra aussi pour le président sortant, qui ne pourra brandir les valeurs fondatrices de l’Union européenne dans l’arène internationale sans prêter la même attention, en France, au respect des droits humains et des libertés publiques, au rôle du Parlement et des corps intermédiaires, aux demandes d’équité et de justice sociale. Alors que des Ukrainiens meurent en ce moment même pour défendre la démocratie, ayons l’exigence de faire vivre la nôtre.

Esprit

  • 1. Sur cette question, des travaux actualisent de manière féconde la pensée de l’historien de l’islam médiéval Ibn Khaldoun. Voir notamment Gabriel Martinez-Gros, « L’État et ses tribus, ou le devenir tribal du monde. Réflexions à partir d’Ibn Khaldoun », Esprit, janvier 2012 et Hamit Bozarslan, « Quand les sociétés s’effondrent. Perspectives khaldûniennes sur les conflits contemporains », Esprit, janvier 2016.

Esprit

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