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Le califat des réformistes

décembre 2021

L’idée califale apparaît à la fin du xixe, chez les théoriciens du réformisme islamique. Si tous s’accordent sur le principe d’unicité de l’islam, ils s’opposent quant aux contours politiques, géographiques et identitaires du califat qu’ils entendent fonder.

Si de récents événements, au Moyen-Orient notamment avec l’avènement puis la chute de l’organisation État islamique au Levant, ont remis au goût du jour la notion de califat, celle-ci ne saurait se résumer ni même être confondue avec ses manifestations extrémistes au sein de l’univers djihadiste contemporain. L’objet de cet article est de faire la lumière sur les différentes présentations et conceptualisations de l’idée califale telle qu’elle apparaît chez les principaux théoriciens du réformisme islamique à la fin du xixe et au commencement du xxe siècle. Il peut de prime abord paraître paradoxal d’évoquer une pluralité de modes de compréhension du califat, dont les figures de ce mouvement intellectuel appellent avec vigueur au rétablissement. Cette entité politico-religieuse découlant de « l’âge d’or » de l’islam il y a de cela quatorze siècles, sa réalité et sa substance devraient être bien connues et ne souffrir aucun débat quant aux terres, frontières et peuples supposés entrer dans le giron de cet islam « authentique », rétabli dans ses droits politiques et souverains. C’est oublier qu’à l’image de toute construction idéologique, le califat peut être vu d’une manière différente selon les acteurs et militants qui portent l’idée de sa restauration. En outre, à une époque (le tournant du xxe siècle) où la mappemonde politique et culturelle n’a plus grand-chose à voir avec celle des premières générations de musulmans, c’est une véritable ontologie moderne du califat qui doit être observée. L’idéologisation du religieux qui constitue le cœur du réformisme n’en demeure pas moins plurielle pour ce qui est de son contenu. Politique, géographie et identité, bien que censées couler de source si l’on se réfère au dessein affiché de rétablir l’islam des origines, demeurent des constructions doctrinales et sociales relatives et partielles.

Quatre figures de la Renaissance islamique (al-Nahda al-Islamiyya) – Jamâl al-Dine al-Afghâni, Muhammad Abdou, Muhammad Rachid Rida et Abd al-Rahman al-Kawâkibi – incarnent les principaux acteurs et théoriciens de ce mouvement de renouveau spirituel et politique centré sur la référence islamique. Dans son introduction à la première édition de son ouvrage fondateur sur le réformisme islamique de la fin du xixe et du début du xxe siècle1, Ali Rahnema met en lumière le fait qu’absolument tous les revivalistes de cette période partagent la croyance dans la centralité de la restauration du califat comme finalité et moyen du renouveau islamique. Il précise effectivement que « l’établissement d’un État islamique représente probablement l’objectif le plus important de tous ces revivalistes islamiques ». Toutefois, il ajoute que « cela ne signifie pas qu’ils partagent des vues identiques quant à ce qui constitue un État islamique et la manière dont il devrait fonctionner ». En d’autres termes, si les figures du réformisme islamique ont érigé l’unicité de l’islam, en tant qu’adhésion religieuse et affiliation politique, en principe cardinal, l’absence de cohérence idéologique globale autorise à voir dans l’idée du nécessaire rétablissement du califat un concept relativement flou dès que se pose la question de ses contours politiques, géographiques et identitaires précis.

Un premier califat asiatique et fédéraliste

Né en Perse à Hamadân dans la seconde moitié de la décennie 18302 et décédé à Istanbul en 1897, Jamâl al-Dine al-Afghâni est sans nul doute la principale figure du réformisme islamique de l’époque moderne, dont il conceptualise un grand nombre de principes. Il se fait connaître sa vie durant pour ses incessants appels à l’unité des musulmans, tant religieuse que politique, seule condition au renouveau civilisationnel auquel il aspire. Un retour aux enseignements du Prophète et de ses immédiats successeurs (al-Salaf al-Sâlih3) constitue le socle de son réformisme. L’unification des peuples musulmans est pensée au nom de la croyance que leur état religieux authentique implique un état politique « naturel », celui du califat, unique forme de souveraineté étatique acceptable. Muhammad Abdou, né en 1849 dans le delta du Nil égyptien et mort en 1905 à Alexandrie, participe également de l’émergence de ce projet panislamique. Tous les deux ont été influencés par les théories pan-nationalistes (panslavisme, pangermanisme…) en vogue en Europe à leur époque. Comme le montre Azmi Özcan, les réformistes musulmans ont, de surcroît, été nourris par le mouvement des Jeunes Ottomans réfléchissant aux contours géographiques de leur empire à l’heure de sa crise profonde, leur panislamisme se distinguant néanmoins par un fondement religieux et non ethnique, racial ou national4.

Al-Afghâni et Abdou ont écrit une grande partie de leurs textes relatifs à la restauration du califat à quatre mains. La biographe d’al-Afghâni, Nikki Keddie, situe la première mention du califat dans des écrits aux alentours de 1877-1878, alors qu’al-Afghâni est en Égypte et écrit à un haut responsable de l’Empire ottoman5. L’une des sources les plus riches pour ce qui est de leur conceptualisation du califat se trouve dans un numéro de leur célèbre revue Al-‘Urwat al-Wuthqa (« Le lien indissoluble »), éditée lors de leur séjour en France entre mars et octobre 1884. Un article daté du 22 mai de cette année paraît avec pour titre Al-Wahdat al-Islâmiyya (« L’unité islamique »)6. Long de six pages, le texte réaffirme l’impératif de l’unification des musulmans sur une base religieuse puis politique comme colonne vertébrale du réformisme. Sur le plan du contenu, l’article met en lumière la géographie du califat telle que les deux penseurs se la représentent historiquement, en écrivant que cette entité allait dans le passé de l’extrême Occident (Maghreb) aux frontières de la Chine à l’est, et de Kazan (dans le Tatarstan russe) au nord à Ceylan (Sri Lanka) au sud après l’équateur, recouvrant à l’époque une population de 250 millions d’âmes. Le duo réformiste en profite également pour rappeler que ce califat (en réalité celui de la dynastie abbasside ayant régné de 751 à 1258) était puissant, se faisait obéir même par l’empereur de Chine, et ne manquait pas d’être craint par les monarques européens.

Le califat qui est ici décrit est clairement associé à la puissance de la civilisation islamique et à sa maîtrise des sciences, des arts, du commerce et de la guerre. De manière intéressante, les deux réformistes ne décrivent pas ici le califat des immédiats successeurs du Prophète (celui des « califes bien guidés » s’étalant entre 632 et 661) : la notion d’âge d’or est flexible et intéressée, correspondant davantage aux pics de puissance qui caractérisent les sociétés musulmanes. Toutefois, un élément de taille se trouve dans l’article. Prenant acte du fait qu’à leur époque, l’islam est dépassé par de nombreuses autres civilisations, al-Afghâni et Abdou proposent une nouvelle géographie de l’unité, largement actualisée de manière à coller aux espaces d’opportunités offerts par l’état des rapports de force militaires et politiques qui prévaut en leur temps.

La notion d’Âge d’Or est flexible et intéressée, correspondant aux pics de puissance qui caractérisent les sociétés musulmanes.

Le califat d’al-Afghâni et Abdou est ainsi clairement ancré en Asie. Ni le Maghreb par exemple, ni la péninsule arabique ne font l’objet d’un grand intérêt. Les territoires concernés dans leur vision semblent d’abord être ceux où une large population musulmane est établie, comme si le califat appelé de leurs vœux était avant tout une réalité démographique. À la fin de l’article, les deux penseurs donnent les contours géographiques du califat auquel ils aspirent. Ce dernier recouvre le territoire allant d’Edirne au nord-ouest de la Turquie moderne à Peshawar dans le Pakistan contemporain et s’étend donc sur près de 5 000 km, recouvrant une grande variété d’ethnies, de langues et de cultures. D’une certaine manière, le caractère géographique, politique et identitaire de leur idée califale correspond à une unification d’une partie de l’Empire ottoman aux territoires orientaux, mais pas au bénéfice du sultan-calife d’Istanbul. Les deux penseurs n’abordent d’ailleurs pas l’apparente contradiction qu’il y aurait à entreprendre la construction d’une nouvelle réalité califale alors que l’Empire ottoman existe toujours (la Porte rassemble fonctions sultanale et califale depuis le transfert du siège du califat du Caire à Istanbul en 1516). Aux yeux des deux réformistes, il est bel et bien question d’une nouvelle entité souveraine, mais au sein de laquelle l’exercice du pouvoir représente une question incertaine. En effet, si unité des musulmans il doit y avoir, celle-ci, sous leur plume, semble déconnectée de l’unité de commandement politico-religieux. Califat et calife apparaissent comme deux thèmes distincts dans leur construction. Pour preuve, les deux réformistes « ne demand[ent] pas, dans ces lignes, que le pouvoir sur la totalité des musulmans revienne à un seul individu. [Ils] souhait[ent] seulement que le Coran les dirige tous, que la religion soit l’objectif de cette union, et que tous les souverains en leurs royaumes mettent leur zèle au service d’un soutien réciproque7 ». Ressort donc l’idée d’un califat asiatique et, pour ainsi dire, fédéraliste en ce que ni la totalité des territoires historiquement musulmans, ni la nécessité d’une figure et autorité califale indiscutable unifiant politiquement ce territoire ne sont mises en avant.

Défense d’un califat arabe

Abd al-Rahman al-Kawâkibi est né à Alep en 1855 et disparaît au Caire en 1902. Penseur réformiste syrien, il revendique clairement sa filiation au réformisme (al-Islah) de Jamâl al-Dine al-Afghâni et de Muhammad Abdou tout en ancrant ses thèses dans une logique plus nationaliste. Il est beaucoup plus anti-ottoman que ses deux alter ego, comme on peut le voir dans ses écrits dénonçant la tyrannie du sultan Abd al-Hamid II, dont le règne débute en 1876 et se termine en 1909 et qui reste connu pour avoir aboli la Constitution ottomane de 1876 et rétabli un pouvoir plus impérialiste et autocratique. Bien que la Porte continue de revendiquer sa filiation avec les califats du passé et son rôle de défenseur de la Oumma (matrie des croyants), al-Kawâkibi dénonce le pouvoir ottoman qui a brimé et assujetti le groupe constituant pourtant à ses yeux le cœur de l’histoire de l’islam, à savoir les Arabes. En cela, lui et son œuvre peuvent être considérés comme les principaux maillons intellectuels et idéologiques assurant le lien entre panislamisme et panarabisme.

À travers deux ouvrages restés célèbres dans la littérature islamique moderne du début du xxe siècle, al-Kawâkibi conceptualise sa vision réformiste des choses. Le premier, publié en 1902 dans la revue de Muhammad Rachid Rida8, Al-Manâr, a pour titre Um al-Qura (« La Mère des cités », désignant La Mecque) dans lequel, en optant pour un récit fictionnel, l’auteur imagine la tenue d’une grande conférence rassemblant les plus grands savants musulmans invités à réfléchir à la crise civilisationnelle traversée par leurs peuples. La solution prônée est celle d’un retour du pouvoir politico-religieux aux mains des Quraïch (nom de la tribu mecquoise dont est issu le Prophète Muhammad) et par extension aux Arabes, au détriment des Ottomans. Défendant l’idée que « la péninsule arabique et ses habitants doivent s’occuper de la vie religieuse [et qu’] attendre cela d’un autre peuple est une plaisanterie », le penseur réformiste argue de la nécessité de rompre avec la Sublime Porte. Cette hostilité à l’endroit du pouvoir ottoman se retrouve de manière encore plus affichée dans son autre grand livre, publié en 1900 : Tabai‘ al-Istibdâd wa-Masari‘ al-Isti‘bâd (« Les caractéristiques de la tyrannie et les dommages de l’asservissement »).

Là où, pour al-Aghâni et Abdou, la déliquescence qui affecte la civilisation islamique est à rechercher dans des facteurs internes dont les puissances européennes ont su tirer avantage, les sultans ottomans sont, pour al-Kawâkibi, la principale source de blocages et d’affaissement religieux. La structure impérialiste et despotique qu’ils ont instaurée depuis plusieurs siècles a généré le déclin des Arabes, qui sont, à l’en croire, les seuls véritables continuateurs de l’islam des premiers temps. La tyrannie (al-Istibdâd) des Ottomans se retrouve dans huit domaines : religion, science, honneur, humanité, richesse, morale, éducation et progrès. À chaque fois, l’islam « authentique » dont sont dépositaires les Arabes a souffert de son passage sous domination ottomane. Ces huit domaines fournissent d’ailleurs les huit chapitres de son ouvrage, ce qui pousse al-Kawâkibi à proposer des solutions pour sortir ses contemporains de la léthargie causée par l’interaction avec le pouvoir établi à Istanbul. La principale d’entre elles doit être la sortie de l’état tyrannique imposé par les Turcs par la science et l’intelligence.

La question du savoir va de pair, selon lui, avec celle du gouvernement, et c’est à cet égard qu’il offre une théorisation originale de la question califale. Un mouvement de libération de la tyrannie ne peut advenir sans gouvernement juste, et il n’est de pouvoir plus probe que celui des premiers musulmans qui sont les générations historiques à avoir connu le plus haut degré de moralité, de justice, d’honneur et de force. Le califat prôné par al-Kawâkibi est avant tout celui de la justice et de la protection contre le despotisme. Son premier fondement doit être la séparation des pouvoirs, notamment de l’exécutif et du législatif. Plus spécifiquement, il se fait l’avocat de l’institution d’un gouvernement composé d’un « conseil aristocratique » (shura aristuqratiyya) de gens ayant la possibilité de comprendre les affaires de l’État tout en restant fidèles à une loi positive (tashri’ dimuqrati) et donc sans fondement exclusivement religieux, car il reviendrait au gouvernement d’édicter les normes légales et juridiques. Le penseur réformiste précise bien qu’un tel gouvernement ne pourrait être atteint par une réforme de l’Empire ottoman, mais bien par un nouveau système califal empruntant au passé son aspiration à la justice mais devant reposer sur une morphologie politique et géographique nouvelle. En cela, l’idée de restauration du califat portée par al-Kawâkibi illustre bien une forme de réactualisation et de modernisation de celui-ci, malgré le fait que l’auteur se réfère à un ordre ancien censément immuable.

Les détails plus précis de ce à quoi son modèle califal ferait référence se retrouvent dans son autre ouvrage sur la « Mère des cités ». Les savants fictifs qui se réunissent dans le cadre d’une conférence de grande ampleur pour évoquer la décadence du monde musulman et les moyens d’y mettre fin identifient cinq causes générales de déclin : religieuses, politiques, morales, la politique ottomane et d’autres plus diverses. Pour chaque cause, les clercs détaillent une série de facteurs qu’ils distinguent entre primaires et secondaires, ou encore entre essentiels et dérivés. Par ailleurs, les Arabes sont les seuls à être décrits comme pouvant revitaliser l’islam et venir à bout des problèmes identifiés par le réformiste à travers les personnages fictifs qu’il met en scène. Dans une annexe de son ouvrage, al-Kawâkibi explique les raisons de sa préférence pour les Arabes à travers un dialogue entre un savant musulman originaire d’Inde et un dirigeant musulman (amir). Ce dernier explique les raisons pour lesquelles les Ottomans sont à blâmer de la situation dans laquelle se retrouvent les musulmans. Ceux-ci ont abandonné des pans entiers de la terre d’islam et ont, de fait, brisé l’unité islamique. Ils ont cédé l’Andalousie, l’Inde, les mamelouks et l’Afrique du Nord à celles et ceux qui étaient suffisamment ambitieux pour s’en emparer. C’est précisément parce qu’ils ont abandonné ces terres constitutives de l’islam comme réalité politique et géographique qu’ils n’ont plus aucun droit à incarner l’unité de commandement au sein de l’islam. Émerge alors la question d’une vacance de pouvoir que le penseur réformiste traite par le biais de ses personnages : l’émir poursuit sur le fait que jamais, à l’exception des quatre premiers califes bien guidés selon la Tradition9, administration de la religion et administration du politique ne furent unifiées. Il propose un modèle de califat comme mode de gouvernance politique sécularisée (distinct de l’autorité religieuse) afin d’enrayer le déclin des peuples musulmans. L’idée califale ainsi mise en avant par al-Kawâkibi à travers son personnage se structurerait autour d’un chef arabe descendant de la tribu des Quraïchites qui s’installerait à La Mecque, et dont l’autorité politique serait confinée au Hijaz. Il travaillerait dès lors à la constitution d’un conseil consultatif composé de cent membres originaires de tous les pays musulmans qui se concentrerait sur les affaires de nature religieuse. Le serment de loyauté qui les unirait au calife serait renouvelé tous les trois ans et serait annulé si certaines transgressions étaient observées de part et d’autre. L’élection du calife serait entre les mains de ce conseil, et ce chef nouvellement institué n’interviendrait pas dans les affaires politiques et administratives des autres pays musulmans. Il ne serait doté d’aucune armée sous son commandement, la sécurité interne au Hijaz serait assurée par une force militaire allant de 2 000 à 3 000 soldats musulmans venant des autres États musulmans et qui seraient placés sous le commandement d’un chef musulman qui lui aussi viendrait d’un autre pays du monde musulman, dont la mission serait la protection du conseil consultatif.

Par conséquent, le modèle califal d’al-Kawâkibi est organiquement lié à l’arabisme. Son califat tient d’un panislamisme arabe en ce que les musulmans sont certes égaux et solidaires au point de vue religieux, mais qu’une primauté est donnée aux Arabes au point de vue politique. Ainsi, l’unité islamique obéit, en réalité, à plusieurs niveaux d’analyse dans la mesure où un groupe ethnique et linguistique se voit confier le privilège de diriger l’entièreté du groupe religieux. Fruit d’une alliance intellectuelle et identitaire entre nationalisme arabe et panislamisme10, son œuvre représente donc à bien des égards une rupture avec la pensée fondatrice de Jamâl al-Dine al-Afghâni et de Muhammad Abdou.

Muhammad Rachid Rida ou le califat à tout prix

Muhammad Rachid Rida voit le jour en 1865 dans le village d’al-Qalamoun non loin de Tripoli, à l’époque partie intégrante de la Grande Syrie, et mourra au Caire en 1935. Deux événements historiques ont largement forgé sa conscience politique, et plus particulièrement sa compréhension des solutions religieuses à apporter aux défis touchant les peuples musulmans de son époque. Il s’agit de la révolte arabe de 1916 et de la proclamation de la République de Turquie en 1923, deux événements explicitement liés à la question ottomane. Chacun sait sur quoi a débouché la révolte arabe de 1916 : Fayçal voulait un empire incluant la Syrie et l’Irak au lieu d’un territoire limité aux possessions de son père. De fait, la réalisation du dessein de Fayçal aurait signifié la mort de l’Empire ottoman. Alors qu’il sera proclamé roi du royaume arabe de Syrie en mars 1920, son pouvoir ne durera que quatre mois11. La précarité de ce royaume arabe a grandement marqué Rida dans sa théorisation du califat. En outre, le fait qu’en moins de six mois, une nouvelle Turquie naquit sur les cendres de l’Empire ottoman jouera un rôle majeur dans sa construction idéologique. Le 1er novembre 1922, le Parlement turc abolit le sultanat alors que le 24 juillet 1923, le traité de Lausanne mène à la reconnaissance internationale de la nouvelle République de Turquie comme État succédant à la défunte Porte.

Rachid Rida partage avec Abd al-Rahman al-Kawâkibi une grande hostilité envers la Porte en général, et envers le sultan Abd al-Hamid II en particulier. De surcroît, il adhère à l’idée que le réveil arabe est la condition sine qua non de la renaissance islamique et que c’est à travers la nation arabe que la force de l’islam « authentique » sera restaurée. C’est ainsi qu’il fonde en 1911 la Société de l’association arabe dont la finalité est d’unifier la péninsule arabique sous la direction d’un seul chef et d’établir des liens entre ce dernier et les sociétés arabes de Syrie et d’Irak12. Dans le cadre de cette association, Rachid Rida met également en place un programme politique en 1915, décrivant avec précision à quoi le califat (qu’il appelle aussi l’« empire arabe ») devrait ressembler. L’idée d’un panislamisme centré sur l’arabité proche des thèses de al-Kawâkibi est fortement présente sous la plume de Rachid Rida. Néanmoins, ce programme se caractérise également par un ancrage séculariste évident, rendant sa formulation de l’ordre califal, à bien des égards, plus poussée que celle de son compatriote levantin. Rida va plus loin dans le contenu qu’il attribue à l’unité islamique qui se déploierait à l’ombre de l’idée califale qu’il essaie de conceptualiser, en proposant une ébauche de modèle de relations sociales entre différentes confessions, et en distinguant plus clairement encore affaires religieuses et politiques, symbolisées par le choix de deux capitales pour chacun des acteurs clés de ce système.

Rida poursuit sur le fait que le califat relève d’une obligation légale sur la base de quatre arguments bien précis : il a fait l’objet d’un consensus pour tous les compagnons du prophète Muhammad ; il permet de préserver l’ordre, ce qui est impossible sans l’autorité d’un calife ; de nombreux avantages et désavantages peuvent être obtenus ou évités uniquement à travers un tel système ; obéir au calife est une obligation pour l’ensemble de la communauté et connaître le Coran et la Tradition représente une autre obligation qui ne peut se faire qu’en choisissant un calife car ce dernier est garant de la bonne compréhension de la religion13. Il incarne de surcroît un élément essentiel de l’unité politique de la communauté, mais rien n’est dit sur son origine ethnique sous la plume de Rida, ce qui le différencie d’al-Kawâkibi. Il en va différemment pour ce qui est de la dimension territoriale de l’empire arabe voulu par le réformiste. D’après lui, trois possibilités doivent être considérées quant à la capitale du califat : le Hijaz, Istanbul ou une région intermédiaire. C’est cette troisième solution qui s’impose comme la seule possible selon lui. Rida opte pour Mossoul, en Irak, région neutre et géographiquement unifiée où Kurdes, Arabes et Turcs vivent ensemble14. Ainsi, sa vision de l’unité territoriale est bien plus liée à ce qu’il est pensable de réaliser, sur le plan politique et culturel, en 1922 qu’à tout autre facteur de nature historique.


L’analyse de l’idée califale telle qu’elle apparaît dans le regard des réformistes musulmans à la période moderne constitue donc un objet privilégié pour prendre la mesure de la crise traversée par nombre de sociétés musulmanes à une époque où la perte de leur souveraineté conduit à une relecture complète et radicale de l’histoire. L’idéologie du retour au califat en vogue au sein des cercles réformistes révèle dans un premier temps la profonde perte de légitimité affectant les formes étatiques connues à l’époque, sans laquelle l’espace d’opportunité pour la thèse d’un nécessaire retour du califat n’aurait jamais été aussi grand. Un ordre politico-religieux, même utopique, aussi opposé aux États connus à l’époque moderne ne pourrait se comprendre sans garder à l’esprit les pertes de repères identitaires et moraux générées par le traumatisme colonial.

  • 1. Ali Rahnema (sous la dir. de), Pioneers of Islamic Revival [1994], Londres, Zed Books, 2005.
  • 2. On ne sait pas avec exactitude l’année de sa naissance, ses biographes hésitant entre 1837 et 1839.
  • 3. Donnant ainsi son nom à ce réformisme : al-Salafiyya (bien que d’autres versions, parfois plus radicales, existent comme on le verra avec la naissance du troisième royaume d’Arabie saoudite au xxe siècle). Ce terme fait référence à la centralité du retour aux sources et à la compréhension des normes de l’islam telle qu’elle était censément observable au temps du prophète Muhammad.
  • 4. Voir Azmi Özcan, Pan-Islamism: Indian Muslims, the Ottomans and Britain, 1877-1924, Leyde, Brill, 1997, p. 34.
  • 5. Nikki Keddie, Sayyid Jamal ad-Din “al-Afghani”: A Political Biography, Oakland, University of California Press, 1972, p. 131.
  • 6. Muhammad Abdou et Jamâl al-Dine al-Afghâni, Al-‘Urwat al-Wuṯqa, Mu’asasat al-hindawi, 2012, p. 97-102.
  • 7. Abdou et Al-Afghâni, Al-‘Urwat al-Wuṯqa, op. cit., p. 97-102.
  • 8. Voir infra.
  • 9. Auxquels il ajoute le calife omeyyade, Omar Bin Abd al-‘Aziz.
  • 10. Joseph Rahme, “Abd al-Rahman al-Kawakibi’s reformist ideology, Arab Pan-Islamism, and the internal other, ” Journal of Islamic Studies, vol. 10, no 2, 1999, p. 174.
  • 11. Voir Robert McNamara, The Hashemites: The Dream of Arabia, Londres, Haus Publishing, 2009.
  • 12. Voir Eliezer Tauber, The Emergence of the Arab Movements, Londres, Routledge, 1993.
  • 13. Voir Henri Laoust, Le Califat dans la doctrine de Rašīd Ridā [1938], Paris, Maisonneuve, 1986.
  • 14. Ibid., p. 130-131.

Mohamed-Ali Adraoui

Chercheur au Centre Marie Sklodowska-Curie à Georgetown University (Edmund A. Walsch School of Foreign Service), il vient de publier The Foreign Policy of Islamist Political Parties, avec une préface d’Olivier Roy (Edinburgh University Press, 2018).

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