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Flux d'actualités

Les signes de l’altérité

Le voile islamique et l’histoire de l’émancipation des juifs

En présence d’une minorité allogène, les juifs hier, les musulmans aujourd’hui, l’hostilité se cristallise sur les signes de l’altérité, qu’il s’agisse de les interdire ou, au contraire, de les rendre obligatoires. La réglementation des signes visibles permet alors à des gouvernements sommés d’agir d’apporter une réponse purement symbolique.

La société française n’est probablement pas prête à recevoir un discours qui proposerait d’expulser les musulmans de France, comme cela s’est fait à d’autres époques, pour les Rohingya de Birmanie récemment, pour les Morisques en Espagne au début du xviie siècle ou pour les juifs à plusieurs occasions et dans de nombreux pays. La « remigration » souhaitée par les partisans d’Éric Zemmour en proposait une version soft, sous la forme d’une incitation au départ des musulmans visibles, mais qui épargnerait les Musulmans assimilés. Dans son propos, le rejet des prénoms musulmans donnait à voir de façon radicale la différence entre les uns et les autres en témoignant d’une rupture volontaire de filiation. L’échec de Zemmour a fait oublier sa provocation sur les prénoms, mais le débat est venu se replacer sur le port du voile ou foulard dit islamique (hidjab), question récurrente depuis le rapport de la commission Stasi en 20031. Il s’est même hystérisé sur l’affaire du « burkini ». Ce dernier grief n’est pas invoqué par la seule extrême droite nationaliste. Ainsi Valérie Pécresse, qui avait déjà inscrit l’interdiction du burkini dans son programme pour les élections régionales, l’a-t-elle repris dans son programme pour la présidence de la République. Peu auparavant, l’entreprise Décathlon, sensible à la pression sociale, avait, de sa propre autorité, retiré de son catalogue une espèce de cagoule qui permettait aux femmes qui le souhaitaient de courir la tête couverte.

Le plus troublant est que ce combat embrigade de larges secteurs de l’opinion. D’importantes fractions du centre et de la gauche ne sont pas loin de l’épouser, à tout le moins de considérer que « la question se pose ». Savoir si une mère de famille portant un foulard peut accompagner une sortie scolaire le mercredi fait l’objet de débats largement partagés. Comment le fait que des femmes choisissent de se promener, voire de courir, la tête couverte ou de se baigner en faisant montre d’une pudeur hors normes peut-il poser un problème à la société française ? Ces normes sont très évolutives au demeurant.

Il ne s’agit aucunement de soustraire des enfants à l’obligation scolaire, d’adapter les programmes d’enseignement aux desiderata de telle ou telle minorité ou de laisser celle-ci imposer ses règles à l’ensemble de la société. Il ne s’agit pas non plus de légaliser la polygamie. Si tel était le cas, les lois existent déjà qui apportent une réponse. Il s’agirait, disent certains, de garantir l’égalité entre les hommes et les femmes. Comment le prétendre en déniant à certaines d’entre elles la possibilité de porter un voile du fait de leur propre volonté, volonté qu’elles sont, dans le contexte français (il ne s’agit pas de l’Afghanistan), tout à fait libres d’exprimer ? Il ne s’agit ni du niqab ni de la burka, qui enferment les femmes, les invisibilisent totalement dans l’espace public et soulèvent peut-être des difficultés spécifiques. L’affaire du burkini vient d’aller jusqu’au Conseil d’État. Celui-ci ne s’est pas contenté de confirmer que le règlement des piscines était tenu d’édicter des règles d’hygiène auxquelles aucun motif ne permettrait de déroger, mais il a spécifiquement lié cette éventuelle dérogation à la question de la laïcité. Il a jugé de la licéité d’une tenue de bain en fonction du motif qui préside à son choix. Il a ainsi pris acte de l’existence de la « question du burkini » et l’a traitée comme telle2.

Comment croire qu’arborer des signes religieux dans l’espace public menacerait la laïcité, au moment où précisément celle-ci est largement admise et où tout le monde, y compris l’extrême droite, s’y réfère.  Va-t-on proscrire les cornettes des religieuses, le turban sikh, la kippa, la robe des bonzes ? La soutane perd du terrain, mais le col clergyman résiste ; ira-t-on jusqu’à l’interdire ? Le dernier conflit d’importance mettant en jeu la laïcité date de 1959 et du vote de la loi sur les rapports entre l’État et les établissements d’enseignement privés, dite loi Debré. C’est d’évidence la présence, en grand nombre, des musulmans et plus généralement des populations d’origine non européenne, qui est en cause. Inutile de l’ôter, le voile n’y est pour rien, ni le burkini. Zemmour est moins hypocrite.

L’émancipation des juifs

Aux musulmans désireux d’échapper à l’ostracisme de leurs compatriotes, Zemmour donnait en exemple l’assimilation des juifs français après la Révolution. Comme nous l’avons déjà écrit, l’histoire montre le contraire exact de ce qu’il feignait de croire : l’antisémitisme n’a pas disparu avec l’assimilation3. Non contents de tous adopter des prénoms français, beaucoup de juifs sont même allés jusqu’à changer de nom. Et c’est précisément au cours des xixe et xxe siècles, quand ils se sont fondus dans la société comme des citoyens ordinaires, quand la mobilité sociale les a fait s’écarter de leurs occupations traditionnelles et quand ils se sont approchés de la sphère politique qu’est apparue « la question juive » et que l’antisémitisme est devenu un mouvement politique. L’assimilation, réussie de leur point de vue, est alors passée pour de la dissimulation aux yeux de leurs ennemis et c’est leur invisibilité qui a posé problème. C’est contre les juifs assimilés qu’Édouard Drumont a entrepris sa croisade. Ce sont eux les fauteurs du « remplacement », dénoncé par un de ses disciples, Urbain Gohier, en 1913, qui en voyait l’illustration, comme nombre d’autres polémistes de l’époque, dans la proportion de juifs parmi les officiers, à Polytechnique ou au Conseil d’État. « Maintenant, c’est nous, juifs, qui régnons et commandons en France, où les indigènes nous obéissent, nous servent, nous enrichissent. Donc, c’est nous les Français. Un peuple remplace un autre peuple ; une race remplace une race. Avec de nouveaux Français, la France continue4. » Seule la faiblesse des effectifs aura empêché Gohier de préempter la formule du « grand remplacement ».

Pourtant, il est intéressant de reprendre la comparaison avec l’histoire des juifs mise en avant par Zemmour, mais en l’élargissant aux différentes formes de leur émancipation en Europe au cours des xviiie et xixe siècle. La lecture de l’Histoire moderne du peuple juif, paru en 1933, du grand historien de cette période, Simon Doubnov, montre que face à des transformations sociales mal acceptées par une partie de la population, le pouvoir tend à détourner son attention vers des enjeux aussi superficiels que le sont le voile et le burkini aujourd’hui5. Quand la présence d’une minorité allogène semble poser problème, que l’on ne peut y mettre fin de façon radicale, l’hostilité se cristallise sur tous les signes de l’altérité, qu’il s’agisse de les interdire ou, au contraire, de les rendre obligatoires.

À la fin du xviiie et durant tout le xixe siècle, la présence des juifs en son sein pose un problème à la société chrétienne. On leur impute différentes nuisances qui peuvent aller du trouble né d’un voisinage déplaisant à la mise en péril de l’équilibre social, en passant par toutes les nuances qui vont de l’activité parasitaire, l’offense à la morale chrétienne, les crimes rituels, à la conspiration contre la nation. Distance aristocratique ou mépris populaire, haine du bas clergé, crainte de la concurrence dans certains métiers ou jalousie à l’égard des richesses supposées, l’hostilité est générale. Seuls les princes peuvent trouver avantage à l’activité de quelques grands juifs, financiers, régisseurs de leurs propriétés ou même nouveaux industriels. À ma connaissance, personne à l’époque ne fait état des vertus de la diversité. Les différences nourrissent la réflexion de l’homme éclairé, comme celle de Montaigne lorsqu’il voyage ou rencontre des Indiens, mais le côte-à-côte permanent est une cause de malaise et de trouble.

S’il est aisé, au xviiie et au xixe siècle, de proscrire l’immigration de nouveaux venus, voire leur simple séjour dans le pays ou une ville particulière, il est difficile de se débarrasser de ceux qui sont y installés. Le temps semble passé où l’on pouvait les chasser en bloc d’un pays (encore que le général Krasinski, député à la Diète, en fasse la proposition en Pologne), même s’il arrive encore qu’ils soient expulsés d’une ville ou d’une région entière (l’oukase d’expulsion de Moscou de 1891). Pas de « remigration » donc pour des gens qui sont des allogènes sans être à proprement parler des immigrés, mais on s’attache à freiner leur multiplication naturelle, voire à en réduire progressivement le nombre et de nombreux textes restreignent de façon très stricte leur droit à se marier. Leur liberté de déplacement est limitée, on leur interdit certains lieux de résidence quand on ne les cantonne pas dans des espaces dédiés. Cette mise à l’écart va de pair avec les diverses taxes auxquelles ils sont soumis, les restrictions qui sont apportées à leurs activités, à l’acquisition de certains biens ou l’accès à certaines professions.

Avec les progrès des Lumières, ce type de persécutions apparaît de plus en plus contraire aux droits humains et les idées d’émancipation touchent, à des rythmes divers, tous les pays européens. Les juifs voudraient voir lever, au moins alléger, les discriminations dont ils sont l’objet, ce qui en retour inquiète leurs ennemis et les fait réagir.  Les réformateurs qui, pour la plupart, partagent les préventions communes à l’égard des juifs se distinguent en ce qu’ils pensent que la régénération de ces derniers est possible, jusqu’à même les rendre utiles à la société. Les plus généreux expliquent les vices des juifs par la condition qui leur est faite6. Ils s’opposent en cela à ceux qui y voient l’effet d’un châtiment divin auquel seule la conversion permettrait d’échapper7 voire, pour les plus radicaux, une perversité génétique incurable8.

Ce sont les voies envisagées pour « régénérer » les juifs ou pour les maintenir à l’écart qu’il est intéressant d’examiner pour qui s’étonne des objets sur lesquels se focalisent les controverses actuelles sur l’Islam. Curieusement, tant les propositions de réforme que les règles légales effectivement mises en œuvre empruntaient alors deux voies diamétralement opposées : affirmer les différences ou tout au contraire les proscrire. Les uns voulaient effacer, donc interdire, toutes distinctions entre les juifs et le reste de la population. Les autres, en général plus hostiles, voulaient au contraire les renforcer. En ce sens, on tiendra pour un progrès que si certains aujourd’hui veulent interdire le voile, personne ne propose, dans notre pays, de le rendre obligatoire.

Le récit que l’on fait aujourd’hui des grandes étapes de l’émancipation des juifs s’attache aux progrès de l’égalité, de l’accès à la citoyenneté, à l’Université, à toutes les fonctions sociales et, in fine, à la participation au pouvoir politique, mais la chronique qu’en donne Doubnov montre que les débats de l’époque se focalisaient aussi sur les signes, parfois les plus superficiels, qui donnaient à voir la différence entre les juifs et les autres habitants du pays.

Ainsi, à mesure que s’établissent en Europe des sociétés fondées sur le droit, la question se pose de l’émancipation des juifs. Ceux-ci bénéficieront-ils des mêmes droits que les autres citoyens ? Les pays les plus libéraux montrent la voie. La solution française est défendue par Clermont-Tonnerre : « Il faut tout refuser aux juifs comme nation et tout accorder aux juifs comme individus. » La formule est un chef-d’œuvre de concision. Elle apporte une réponse à toutes les questions qui pourraient se poser puisqu’elle en supprime l’objet : la différence entre citoyens. Mêmes droits et mêmes devoirs, solution cohérente avec la conception française de l’égalité qui caractérise la Révolution. À leur manière, l’Angleterre et la Hollande arrivent à peu près à la même époque à des progrès sensiblement équivalents, mais de façon conforme à leur tradition politique, les juifs s’inscrivant dans le sillage de la minorité catholique.

Les autres pays européens, moins avancés sur la voie de l’égalité politique et dotés pour certains d’une population juive beaucoup plus nombreuse, se sentent tenus de suivre le mouvement, mais avec beaucoup de retard. La Russie attend 1840 pour créer un Comité pour l’élaboration de mesures en vue de la réforme radicale de la vie des juifs habitant la Russie. Le comte Sergueï Ouvarov, ministre de l’Instruction publique sous le règne de Nicolas Ier, explique que les gouvernants européens ayant renoncé aux persécutions et à la violence comme moyen de résoudre la question juive, « nous devons en faire autant9 ». Quelle que soit l’orientation suivie, assimilation forcée, ou séparation renforcée, personne ne juge que les choses peuvent rester en l’état. La proclamation de l’égalité des juifs fait partie du projet initialement soumis aux délibérations du Congrès de Vienne en 1815 et seules les divergences entre pays le font s’accorder in fine sur un maintien du statu quo.

Reste que lorsque le principe d’égalité des droits semble éliminer tous les problèmes, sa mise en œuvre présente de nombreuses difficultés. Les gouvernements restent méfiants à l’égard de ces populations minoritaires et tiennent à les contrôler, ils doivent aussi prévenir les réactions hostiles des groupes sociaux qui, pour quelques raisons que ce soit, religieuses ou commerciales, s’opposent à l’émancipation des juifs. C’est ce qui explique, aux yeux de Doubnov, que de 1789 à 1914 se succèdent en Europe des phases de progrès et de régression dans le mouvement d’émancipation civile. Et c’est là que la comparaison avec les débats actuels sur l’islam prend tout son intérêt.

Contrôler et réformer

S’apprêtant à les émanciper, les États sont soucieux d’assurer leur pouvoir sur la minorité constituée par les juifs. Deux tendances s’opposent alors qui font écho aux débats actuels. D’une part, celle qui consiste à favoriser l’émergence d’une institution unique qui servira au pouvoir d’instrument de contrôle et de courroie de transmission. D’autres pays, au contraire, préféreront avoir affaire à une multiplicité de petits groupes dispersés pour éviter de conforter l’idée d’une « nation juive » affirmant son particularisme plutôt qu’un simple groupe religieux. Ainsi le système consistorial français crée-t-il une communauté unique, alors que la dispersion de communautés-cellules reçoit la préférence de Berlin.

Comme c’est le cas aujourd’hui pour l’islam, les États prétendent influer sur la théologie et les formes du culte, que ce soit pour les réformer ou au contraire pour les maintenir à l’abri du modernisme. Plusieurs États veulent régir la langue dans laquelle le culte juif se pratique : pour certains, ce sera la langue du pays ; pour d’autres au contraire, l’hébreu. En 1823, le gouvernement prussien interdit la langue allemande dans le culte et dans les simples prédications au moment où le gouvernement de Saxe-Weimar la rend obligatoire dans le culte synagogal, comme le fera également celui de Vienne. Certains vont plus loin et souhaitent même revisiter les dogmes, une préoccupation partagée par certains juifs. Le Sanhédrin réuni à l’initiative de Napoléon devait être appelé à interpréter le sens exact de la loi juive et à écarter les fausses interprétations des siècles antérieurs. En 1848, la Hongrie subordonne l’émancipation des juifs à la modernisation de leur religion. La Russie veut s’opposer à « l’interprétation subversive » de certaines traditions religieuses, voire contraindre les Juifs à renoncer au Talmud. En Allemagne, un congrès demande qu’une expertise scientifique en signale les « passages dangereux pour l’État ». Beaucoup déplorent le trop grand nombre de fêtes. D’autre veulent déplacer le culte du samedi au dimanche, « secouer le joug du ritualisme juif », faire que la prière se fasse tête nue, supprimer la circoncision, introduire de la musique…

On pense à tous ces non-musulmans qui dissertent dans l’espace public sur ce qu’est, à leur sens, le vrai islam, « l’islam des Lumières », qu’ils opposent à sa version obscurantiste, qui contestent savamment le caractère canonique de l’obligation du port du voile et qui trouvent toujours un bon imam, compatible avec la République, à donner en exemple. À l’instar de ce que l’on veut faire pour les imans aujourd’hui, les gouvernements veulent avoir la main sur le choix des rabbins, vérifier leurs qualifications et peser sur leur formation. À Vienne en 1820, on précise que « ne seront admises à exercer les fonctions de rabbins que les personnes qui peuvent justifier qu’elles connaissent à fond les sciences philosophiques et la religion judaïque ». Les Russes envisagent de recruter des rabbins en Allemagne parce qu’ils sont plus modernes. C’est ainsi que Napoléon, en 1808, revient en partie sur la solution purement libérale définie en 1789. Il assure son contrôle par l’organisation consistoriale, au même moment qu’il apaise la colère des Alsaciens en annulant leurs dettes à l’égard des juifs et il règle la question, très actuelle, de la hiérarchie entre la loi civile et la loi religieuse, d’une façon utile à ses ambitions : « Tout israélite appelé au service militaire est dispensé par la loi, pendant la durée du service, de toutes les obligations religieuses qui ne peuvent se concilier avec lui10. »

Face à cela, la position des juifs n’est pas plus uniforme que celle des musulmans aujourd’hui. Ce défaut d’accord entre les intéressés est un prétexte pour différer les réformes. Ils sont écartelés entre plusieurs pôles qui se combattent, orthodoxes et réformistes, hassidim, notables et intellectuels. Certains veulent rester à l’écart et redoutent le pouvoir dissolvant de l’assimilation, d’autres veulent épouser le monde moderne tout en affirmant le caractère national du judaïsme. Les deux s’opposent aux juifs modernistes, aux assimilationnistes, parfois qualifiés de « berlinois », attirés par les sciences et les arts profanes, pour qui l’émancipation passe par la renonciation à ce qui, aux yeux des traditionalistes, constitue l’essence de « la nation juive ». Pour le judaïsme hier, comme pour l’islam aujourd’hui, c’est sa capacité à se réformer par lui-même qui est mise en doute par les pouvoirs politiques. C’est ce qui justifie l’intervention de la loi pour éliminer les coutumes qui apparaissent comme le plus en décalage avec les modes de vie majoritaires. Et tous les efforts pour réduire les particularismes des franges les plus conservatrices de ces minorités n’aboutissent qu’à les renforcer. Nombre des modernistes, les « Berlinois », finissent par se convertir pour accéder plus vite à la plénitude des droits. C’est notamment le cas de certaines femmes qui ont joué un rôle important dans la vie intellectuelle allemande.

Cette succession de périodes de progrès et de phases de régression sur le chemin de l’émancipation qu’évoque Doubnov est le reflet des désaccords profonds que suscite l’émancipation au sein de la population de chaque pays. Les États sont sommés d’agir, mais pour répondre à des injonctions contradictoires, réduire les injustices dont les juifs sont victimes, mais aussi prévenir la révolte des populations qui voient ces derniers accéder aux mêmes droits qu’eux. Aujourd’hui, l’État doit faire face aux mêmes types d’attentes contradictoires à propos de l’immigration. Focaliser l’attention sur les apparences permet de montrer que l’on agit tout en atermoyant. De la disparition des signes visibles de l’altérité, on fera, pour les juifs, un préalable à l’égalité des droits ; de leur maintien, au contraire, un moyen de rassurer leurs ennemis. Et l’on trouve là les sujets qui agitent les débats actuels à propos de l’islam. Relevons quelques exemples fournis par Simon Doubnov. Ils portent sur les noms, les habitudes alimentaires et le vêtement, toutes choses qui retiennent aujourd’hui notre attention.

Tout d’abord les noms. En France en 1808, l’article 3 du décret impérial concernant les juifs qui n’ont pas de nom de famille et de prénom fixes, stipule que « ne seront point admis comme noms de famille, aucun nom tiré de l’Ancien Testament, ni aucun nom de ville. Pourront être pris comme prénoms ceux autorisés par la loi du 11 germinal an XI ». Au contraire, en Prusse, postérieurement à l’édit d’émancipation de 1812, des arrêtés royaux de 1828 et de 1836 interdisent de christianiser les noms et de donner aux enfants, à leur naissance, des noms chrétiens. Les difficultés d’application de cette mesure conduisent à la rapporter en 1841 en ne proscrivant que les noms « se rattachant d’une façon ou d’une autre à la religion chrétienne11 » (Pierre, Baptiste, Christian, Christophore…).

Ensuite les coutumes alimentaires. Une brochure polonaise de 1782, « De la nécessité d’une réforme juive dans les pays de l’Est de la Pologne », propose d’interdire les règles alimentaires traditionnelles. De la même façon, en Hongrie, Louis Kossuth juge que l’on ne peut accorder l’égalité aux juifs tant qu’ils n’auront pas réformé leur religion, notamment les règles alimentaires.

Enfin le costume. Un mémoire au gouvernement russe recommande d’interdire aux juifs de porter un costume spécial, « costume qu’ils portent avec une ostentation blessante12 ». En 1783, en Hongrie, l’édit de tolérance de Joseph II leur interdit de porter la barbe. Au contraire, Pie VI, par l’édit sur les juifs de 1775, oblige les sept mille juifs des deux sexes du ghetto de Rome à porter « un signe de couleur jaune permettant de les distinguer des non-juifs13 ». Obligation dont ils sont dispensés lorsque Louis-Alexandre Berthier, alors chef d’état-major de l’armée d’Italie sous Napoléon Bonaparte, occupe Rome en 1798, permettant aux républicains de déposer le pape et de proclamer la souveraineté du peuple. La cocarde jaune leur est de nouveau imposée, à la chute de Napoléon, lors du retour de Pie VI.

Pourquoi interdire la burka et pas la djellaba ou le foulard ? Paul Dumouchel estime que les femmes « sont prises pour cibles de la répression parce qu’elles sont déjà perçues comme victimes14 ». Il se réclame des analyses de René Girard, pour qui « on choisit comme victimes les victimes des autres et cette convergence du ressentiment apaise la communauté15 ». Devant la commission Stasi, Gisèle Halimi défendait l’idée que le voile serait un signe d’oppression de la femme : « C’est un signe incontestable non seulement d’infériorité mais d’intériorisation de l’infériorité16. » Or toutes les prescriptions sur l’apparence des personnes citées par Doubnov concernent les hommes. Rien sur les femmes alors qu’à l’époque présente, c’est leur tenue qui est en cause. On peut avancer plusieurs hypothèses. Si le costume des femmes n’était pas en cause dans les prescriptions concernant les juifs aux xviiie et xixe siècles, c’est parce que celles-ci n’avaient que peu de place dans l’espace public ou encore parce qu’elles étaient sous l’autorité de leur père ou de leur mari. En ce sens, le fait qu’elles soient aujourd’hui l’objet des interdits vestimentaires serait paradoxalement l’effet d’un progrès de la condition féminine. Peut-être aussi parce que l’on ne pourrait justifier l’interdiction de la djellaba au nom de la défense de l’égalité entre les hommes et les femmes. Les hommes ne peuvent être suspectés de porter la djellaba du fait de la contrainte des femmes.

L’onction républicaine de nos ressentiments

Comment les choses se présentent aujourd’hui ? Un régime de liberté n’a pas à exiger ou à proscrire le port de signes distinctifs à des individus égaux. Il va sans dire que ceux qui veulent interdire de type de signes sont mieux disposés à l’égard des personnes concernées que ceux qui veulent les renforcer. Imposer le port de l’étoile était odieux ; interdire le burkini n’est que grotesque. Mais le respect de la liberté, dans une société où tous les citoyens ont les mêmes droits et les mêmes devoirs, alors qu’ils sont libres de choisir leur genre, veut qu’on leur laisse le choix de leur nom, de leurs vêtements et de leurs coutumes alimentaires.

Dans Le Peuple contre la démocratie, Yascha Mounk estime que la perte du caractère mono-ethnique des États-nations du fait de l’immigration est une des causes principales de la crise de la démocratie et de la montée des populismes17. Il observe que les votes populistes les plus massifs interviennent dans des lieux où l’immigration est peu élevée mais où, en revanche, elle progresse et remet en cause une homogénéité jusque-là préservée. Les populations concernées veulent que le pouvoir réagisse et ont souvent le sentiment que les élites ou les partis traditionnels sont sourds à leurs attentes. Ce type de ressentiment a nourri le vote en faveur du Brexit et l’élection de Donald Trump. Le parti de Nigel Farage avait fait de l’immigration l’épouvantail du projet européen et le renvoi de millions d’immigrés clandestins associé à la construction d’un mur avec le Mexique ont occupé une place essentielle dans la campagne électorale américaine. Ce type de méfiance à l’égard de ceux qui sont perçus comme étrangers, surtout lorsqu’ils sont en nombre, peut être considéré comme universel. Il s’observe dans la plupart des pays, y compris musulmans bien entendu, mais on s’intéresse ici aux réactions actuelles face à l’immigration dans des pays qui sont des démocraties libérales et qui se réclament de l’égalité des personnes quelles que soient leur origine et leur religion.

Le discours sur le voile et le burkini ne fait qu’exprimer, de façon politiquement correcte, le malaise, pour ne pas dire l’hostilité, d’une partie importante de la population à l’égard du nombre jugé trop élevé d’immigrés non européens et de leurs descendants. Sa faiblesse est de ne cibler que les musulmans. La droite nationaliste n’a pas d’états d’âme pour justifier un sentiment que le slogan « La France aux Français » exprime bien. En revanche, cela heurte les convictions des gens qui réprouvent le racisme et la xénophobie, même s’ils ne sont pas toujours tout à fait indemnes des mêmes ressentiments. La référence à la conception française de la laïcité et au refus du communautarisme permet de présenter les choses d’une façon acceptable. Notre propos porte sur l’usage qui est fait ici de la laïcité et non pas sur la laïcité comme principe d’organisation de la société, lequel a au contraire dès l’origine été perçu comme protecteur des minorités. En effet, avec la séparation des Églises et de l’État, rien ne s’oppose à la citoyenneté de ceux qui ne professent pas la religion majoritaire. Ce faux-semblant que nous avons choisi, la défense de la laïcité républicaine, fait de ce refus de l’altérité une opinion « présentable ». Il permet à des gens qui auraient hésité à en faire publiquement état, voire de se l’avouer à eux-mêmes, de la professer de façon positive, légitimant ainsi les réactions populaires. Ce faisant, il peut être adopté par de plus larges franges de l’éventail politique. Cette instrumentalisation de la laïcité est un artifice difficilement compris à l’étranger, notamment dans les pays anglo-saxons qui, bien que parcourus par les mêmes mouvements anti-immigration ou xénophobes, voient dans l’interdiction du voile une grave atteinte à la liberté.

Dans une démocratie, le pouvoir ne peut ignorer l’opinion, le sentiment voire le ressentiment d’une partie de la population, il ne peut se contenter de les écarter en les disqualifiant. Cependant, il est assez désarmé et ne peut se contenter d’appels à la raison. Il suffit de voir la façon dont les efforts de démographes, comme François Héran ou Hervé Le Bras, pour démonter la réalité du « grand remplacement » sont balayées par ceux qui se contentent d’invoquer « le sentiment de grand remplacement ». Le rôle de l’État n’est pas non plus de faire la morale ; il doit tenir compte du risque de trouble que son inaction peut provoquer. C’est au nom des juifs eux-mêmes et prétendument pour les protéger d’un pogrom que Mgr de La Fare, évêque de Nancy en 1789, s’opposait à ce qu’ils jouissent de l’égalité des droits en Lorraine : « Il y a quatre mois à Nancy, on voulut saccager leurs maisons. Un décret accordant aux juifs tous les droits de citoyen, serait de nature à provoquer une grave révolte. Je propose de constituer un comité18. » Ce discours était assurément un argument de tribune. Pour autant, sa menace était crédible : la seule annonce du prochain élargissement des droits des juifs en 1819 provoqua de violentes manifestations en Bavière. Doubnov mentionne plusieurs événements de ce type. Le même ordre de motivation, ne pas aller contre la colère populaire, voire « ne pas faire le jeu de l’extrême droite  », sous-tend nombre de gesticulations actuelles concernant l’islam. Dès lors, quelle peut être la ligne de conduite du pouvoir ? Ce serait privilégier la posture par rapport au réalisme que d’adopter aujourd’hui une réponse du type de celle que fit le député Duport à l’évêque de Nancy : « La loi est l’incarnation de la justice la plus stricte et si les mœurs et les coutumes sont en contradiction avec la justice, la loi doit les plier à elle. En fin de compte, les mœurs se mettront à la hauteur de la loi19. » Reste que détourner l’animosité, pour ne pas dire la haine, vers les signes les plus superficiels de l’altérité ne peut que provoquer en retour la crispation identitaire de ceux qui sont ainsi stigmatisés et aggraver l’hostilité mutuelle de gens voués à vivre ensemble.

  • 1. Voir Bernard Stasi, « Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République : rapport au président de la République, décembre 2003 », cité dans B. Stasi (sous la dir. de), Laïcité et République, Paris, La Documentation française, 2004.
  • 2. Voir le communiqué de presse du Conseil d’État du 21 juin 2022. Ce dernier « estime que la dérogation très ciblée apportée, pour satisfaire une revendication religieuse, aux règles de droit commun de port de tenues de bain près du corps édictées pour des motifs d’hygiène et de sécurité, est de nature à affecter le bon fonctionnement du service public et l’égalité de traitement des usagers dans des conditions portant atteinte au principe de neutralité des services publics ».
  • 3. Bernard Vorms, « Assimilation et dissimulation », Esprit, mars 2022.
  • 4. Isaac Blümchen (alias Urbain Gohier), À nous la France, Cracovie, Isidor-Nathan Goldlust, 1913.
  • 5. Simon Doubnov, Histoire moderne du peuple juif [1933], trad. par Samuel Jankélévitch, préface de Pierre Vidal-Naquet, Paris, Cerf, 1994. Historien et militant juif, né en 1880 en Biélorussie, Simon Doubnov a vécu à Saint-Pétersbourg, Odessa, Kaunas et Berlin, avant de s’installer à Riga après l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler. Il est massacré en 1941 avec les juifs du ghetto de Riga.
  • 6. Voir Pierre Birnbaum, « Est-il des moyens de rendre les juifs plus utiles et plus heureux ? » Le concours de l’Académie de Metz (1787), Paris, Seuil, 2017.
  • 7. Voir Louis de Bonald, « Sur les juifs », Le Mercure de France, t. xxiii, février 1806, p. 261 : « Les juifs ne peuvent pas être, et même quoi qu’on fasse, ne seront jamais citoyens sous le christianisme, sans devenir chrétiens. »
  • 8. « Oui, votre grandeur, si nous vous perdions, nous risquerions encore de voir un Juif revêtu de la dignité d’évêque, tellement ils sont habiles à tout accaparer » Propos rapporté par Mgr de La Fare, évêque de Nancy et député, pour s’opposer à l’émancipation lors du débat du 23 décembre 1789 en réponse à Robespierre sur la proposition de Clermont-Tonnerre, cité par S. Doubnov, Histoire moderne du peuple juif, op. cit., p. 103.
  • 9. Ibid., p. 627.
  • 10. Règlement organique du culte mosaïque du 17 mars 1808, article 6.
  • 11. S. Doubnov, Histoire moderne du peuple juif, op. cit., p. 447.
  • 12. Ibid., p. 626.
  • 13. Ibid., p. 61.
  • 14. Paul Dumouchel, « Interdire la burka ? Vu d’ailleurs, vu de loin », Esprit, octobre 2010.
  • 15. René Girard, Le bouc émissaire, Paris, Grasset, 1982.
  • 16. Cité par Nadia Marzouki, « La pudeur et l’affichage. Le féminisme est-il antireligieux ? », Esprit, octobre 2013.
  • 17. Yascha Mounk, Le Peuple contre la démocratie, trad. par Jean-Marie Souzeau, Paris, L’Observatoire, 2018.
  • 18. Cité par S. Doubnov, Histoire moderne du peuple juif, op. cit., p. 103.
  • 19. Ibid., p. 104.