Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

 Éric Zemmour lors de son premier meeting de campagne · Photo : IllianDerex via Wikimédia
Éric Zemmour lors de son premier meeting de campagne · Photo : IllianDerex via Wikimédia
Dans le même numéro

Assimilation et dissimulation

L’exemple du parcours des Juifs français après la Révolution souligne l’hypocrisie du discours porté par un Éric Zemmour. L’intégration qui est exigée des populations étrangères finit par leur être reprochée par les courants conservateurs, qui l’interprètent comme une forme plus insidieuse d’invasion.

C’est une pratique habituelle mais plutôt vaine que d’attaquer un adversaire politique en lui accolant un qualificatif supposé infamant, alors même que celui-ci représente son principal attrait aux yeux de ceux qui constituent sa clientèle. Quel intérêt de traiter Éric Zemmour de raciste, voire de demander aux tribunaux de le condamner pour ses propos sur les immigrés ou les musulmans ? C’est tout à la fois relayer son discours et lui tendre la perche pour une réponse toute trouvée : nulle hostilité systématique de sa part à l’égard des personnes, il se dit prêt à les accueillir fraternellement pour autant que celles-ci acceptent de s’assimiler. En somme, il leur suffirait de suivre le parcours qui fut celui des Juifs français après la Révolution. Zemmour fait même référence au discours du député Clermont-Tonnerre du 23 décembre 1789 à l’Assemblée nationale : « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation, et accorder tout aux Juifs comme individus. »

C’est ainsi que ces derniers, ne conservant de leurs oripeaux juifs que la préférence religieuse, sont devenus « israélites ». Et, bien que cette préférence ait disparu pour ceux de leurs enfants qui, comme nombre de leurs concitoyens au cours du xxe siècle, se sont éloignés de la religion, ils n’ont pas cessé d’être qualifiés d’israélites. L’israélite est devenu au Juif ce que le non-voyant est à l’aveugle. Non contents de tous adopter des prénoms français, ce que Zemmour voudrait exiger des musulmans, beaucoup allaient jusqu’à changer leur nom. À la fin d’À la recherche du temps perdu, Albert Bloch, qui incarne un peu les ridicules de l’israélite français, se mue en Jacques du Rozier. Après la guerre, le Code civil inscrit expressément cette possibilité dans son article 61 : « Toute personne qui justifie d’un intérêt légitime peut demander à changer de nom. » C’est ainsi que Marcel Bloch devint Bloch-Dassault puis Dassault tout court, ce qui n’empêcha pas ceux qui ne l’aimaient pas de continuer à l’appeler Bloch-Dassault.

Dans le discours antisémite, l’assimilation des Juifs n’est que de la dissimulation.

Heureusement, il reste des gens vigilants. Le Dictionnaire, devenu L’Encyclopédie des changements de noms fait l’objet d’éditions régulièrement mises à jour – la dernière date de 2014 – par les héritiers spirituels directs d’Édouard Drumont : d’abord Henry Coston, puis Emmanuel Ratier. J’ignore si, depuis la mort de ce dernier, quelqu’un a repris le flambeau. Reste que cet exemple n’est pas vraiment de nature à inciter les musulmans français à changer de prénom. En effet, loin d’être une vertu, dans le discours antisémite, l’assimilation des Juifs n’est que de la dissimulation, un camouflage qui leur permet de s’emparer plus discrètement des leviers de commande de la société.

Assimilation et mobilité sociale vont d’un même pas, et lorsque le quotidien Présent appelle Robert Badinter le « fils du fourreur », ce qu’il lui reproche, c’est de ne pas l’être resté. Ce n’est d’ailleurs pas spécifiquement français. En effet, dans L’Homme sans qualités de Robert Musil, le comte Leinsdorf soutient que cet effort de mimétisme est à l’origine des tourments des Juifs : « Ce qu’on appelle la question juive s’effacerait définitivement si seulement les Juifs se décidaient à parler hébreu, à reprendre leurs anciens patronymes et leur costume oriental1. » On observera que la mue des israélites n’avait pas dû faire disparaître chez eux tout sentiment de solidarité communautaire, puisque c’est un Juif tout à fait assimilé, Adolphe Crémieux, qui a porté le texte conférant la nationalité française aux Juifs d’Algérie et donc aux ancêtres d’Éric Zemmour.

Il ne s’agit nullement de présenter l’assimilation des Juifs français comme un jeu de dupe. Leur choix sincère du libéralisme et de la modernité, dans leur forme française, puis de la République, répondait à celui de nombre de leurs contemporains. Il emportait pour eux des conséquences beaucoup plus profondes que pour les chrétiens qui accédaient à la citoyenneté. En revanche, l’assimilation, loin de constituer un rempart contre la judéophobie, a fait évoluer cette dernière du mépris de tous vers la haine active de certains. C’est quand les Juifs se sont fondus dans la société, comme des citoyens ordinaires, quand la mobilité sociale les a fait s’écarter de leurs occupations traditionnelles et quand ils se sont approchés de la sphère politique que l’antisémitisme est devenu un mouvement politique important2. C’est d’abord contre les Juifs assimilés (« rois de l’époque », selon Alphonse Toussenel) que Drumont entreprend sa croisade. On peut juger l’assimilation très souhaitable, voire la préférer à l’intégration, laquelle s’inscrit moins dans la tradition française, encore que le débat soit assez rhétorique, mais en aucune façon dans le but de désarmer l’hostilité de ceux qui ne vous veulent pas de bien.

Les mouvements radicaux, de gauche comme de droite, ont toujours besoin de quelqu’un à haïr pour se fédérer. Mais aujourd’hui, la nouveauté, c’est que les Juifs ont cédé leur place éminente dans la hiérarchie de la détestation d’une large partie de l’extrême droite et que celle-ci s’est donnée un Juif comme héraut. Et c’est l’identité de Zemmour qui lui permet d’adopter des postures que même ses groupies, comme Philippe de Villiers ou Christine Boutin, ne pourraient afficher. Blanchir Vichy, jeter le doute sur l’innocence de Dreyfus…, comme l’a dit Jean-Marie Le Pen, seul Zemmour, parce qu’il est juif, peut se le permettre.

Alors que les mouvements dits antisionistes y voient la confirmation du racisme juif, certains Juifs font état de leur trouble. Inquiétude diffuse, mais qui me semble plus révélatrice que les indignations devant les spectacles de Dieudonné. Ce n’est pas tant une question de valeur que la crainte inexprimée des conséquences néfastes que pourrait avoir ce type de comportement dans l’espace public de la part d’un Juif aussi peu dissimulable, en particulier à une époque où la différence rassurante entre méchants à l’extrême droite et gentils à gauche s’estompe.

La posture de Zemmour n’est pourtant pas aussi originale qu’il y paraît et, à chaque époque, des individus ont joué ce type de rôle à contre-emploi. Pour n’en prendre que deux : Arthur Meyer dirigeait Le Gaulois, journal antidreyfusard, et Edmond Bloch marchait avec les ligues d’extrême droite dans les années 1930, sans que cela suffise, ni pour l’un ni pour l’autre, à les mettre à l’abri du mépris des antisémites3. À l’âge où certains sont rattrapés par leur judéité, comme Swann, l’autre type de Juif de La Recherche, les Juifs qui avaient tenté de se faire admettre dans des rangs qui leur étaient hostiles finissaient souvent par se convertir. Mais aujourd’hui, dans une France largement sécularisée, cette possibilité n’aurait pas une grande résonance publique.

Après son déplacement en Arménie, destiné à illustrer « le grand affrontement entre la chrétienté et l’islam », Zemmour réussira-t-il à trouver une démarche encore plus démonstratrice avant l’élection présidentielle ? Reste que l’on peut craindre, s’il n’obtient pas les signatures nécessaires pour participer à l’élection, que son aura, déjà attestée par les intentions de vote, n’en sorte grandie par sa mise à l’écart de la compétition par les règles « biaisées » du « système ». Il retrouverait alors son rôle de polémiste et léguerait aux acteurs traditionnels de la droite dure un paysage libéré des digues morales que seules des franges extrêmes osaient franchir. Ces acteurs traditionnels feront ressortir ce qu’aura pu avoir d’incongru et, pour tout dire, de grotesque, le personnage d’Éric Zemmour en héraut du machisme et du catholicisme traditionaliste.

  • 1. Robert Musil, L’Homme sans qualités [1932], trad. par Philippe Jaccottet, Jean-Pierre Cometti et Marianne Rocher-Jacquin, Paris, Seuil, 2011.
  • 2. Voir Pierre Birnbaum, Un mythe politique : la « République juive ». De Léon Blum à Pierre Mendès France, Paris, Fayard, 1988.
  • 3. Voir Pierre Birnbaum, « La France aux Français ». Histoire des haines nationalistes, Paris, Seuil, 2006.

Bernard Vorms

Économiste spécialisé dans le domaine du logement, Bernard Vorms a notamment publié Pas gentil (Éditions de l’Olivier, 2021).

Dans le même numéro

Retrouver la souveraineté ?

L’inflation récente des usages du mot « souveraineté », venue tant de la droite que de la gauche, induit une dévaluation de son sens. Dévaluation d’autant plus choquante à l’heure où, sur le sol européen, un État souverain, l’Ukraine, est victime d’une agression armée. Renvoyant de manière vague à un « pouvoir de décider » supposément perdu, ces usages aveugles confondent souvent la souveraineté avec la puissance et versent volontiers dans le souverainisme, sous la forme d’un rejet de l’Union européenne. Ce dossier, coordonné par Jean-Yves Pranchère, invite à reformuler correctement la question de la souveraineté, afin qu’elle embraye sur les enjeux décisifs qu’elle masque trop souvent : l’exercice de la puissance publique et les conditions de la délibération collective. À lire aussi dans ce numéro : les banlieues populaires ne voteront plus, le devenir africain du monde, le destin du communisme, pour une troisième gauche, Nantes dans la traite atlantique, et la musique classique au xxie siècle.