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13 NOVEMBRE - DES VIES PLUS JAMAIS ORDINAIRES · Capture écran, bande annonce chaîne Histoire
13 NOVEMBRE - DES VIES PLUS JAMAIS ORDINAIRES · Capture écran, bande annonce chaîne Histoire
Flux d'actualités

Vers la mémoire apaisée

Recueillir le témoignage des victimes des attentats du 13-Novembre

entretien avec

Christian Delage

L’historien et réalisateur explique comment il a recueilli les témoignages des rescapés, des aidants et des proches des victimes des attentat du 13-Novembre et discute du rôle des images dans les procès. Son documentaire est diffusé en octobre 2022 sur la chaîne Histoire. 

En tant qu’historien et réalisateur, vous avez travaillé sur le rôle des images dans les prétoires, de Nuremberg aux procès devant les juridictions ad hoc pour juger les crimes de masse. À la suite des attentats de novembre 2015, vous avez entrepris de collecter les témoignages de rescapés, d’aidants et de proches de ceux qui avaient été tués… Pouvez-vous nous expliquer ce qui vous a convaincu de la nécessité de réaliser ce travail et la démarche historiographique qui a inspiré ce projet ? 

Le choix d’engager, presque immédiatement après l’événement du 13-Novembre, une collecte de témoignages filmés, peut paraître prématuré. Je n’aurais jamais pris une telle initiative si un collègue et ami, Antoine Lefébure, ne m’avait encouragé à le faire. Il avait commencé lui-même une collecte dans l’immeuble, proche du Bataclan, où habitait une de ses proches. Il pensait que l’Institut d’histoire du temps présent, que je dirigeais alors, avait légitimé depuis longtemps la place du témoignage, aussi bien dans l’enquête que dans l’écriture de l’histoire contemporaine. Je disposais par ailleurs d’une double expérience d’historien et de réalisateur. J’ai ainsi publié, en 2006, La Vérité par l’image1. Dans mon documentaire, Nuremberg, les Nazis face à leurs crimes (2006), j’ai filmé des survivants de la Shoah, et me suis intéressé à la manière dont leur parole est prononcée et entendue dans l’enceinte d’un tribunal. J’ai aussi beaucoup appris en travaillant pour le Mémorial de la Shoah, qui m’a confié en 2010 le commissariat général de l’exposition Filmer les camps, puis la réalisation d’une installation vidéo, « Les Récits de Simon Srebnik », en 2018. J’ai enfin cherché à comprendre, à travers les travaux du Musée de l’Holocauste de Washington et du Fortunoff Video Archive for Holocaust Testimonies de Yale, leur choix et leur manière de filmer les récits des survivants de la Shoah.

L’un de mes axes de recherche vise la comparaison des instances judiciaires et mémorielles dans le recueil de la parole des témoins, une problématique partagée avec Élisabeth Claverie, pour l’ex-Yougoslavie et avec Hélène Dumas, pour le Rwanda.

J’ai donc décidé, en décembre 2015, d’aller à la rencontre des victimes et des témoins des attentats du 13-Novembre en réunissant une équipe, composée de mes doctorants et de chercheurs (historiens ou anthropologues) dotés d’une longue expérience dans la collecte et le traitement de témoignages de survivants des génocides du xxe siècle.

De mars 2016 à novembre 2019, nous avons filmé ces entretiens avec Zadig Productions. Le choix du langage de l’image animée permet de faire bénéficier les témoignages de sa puissance d’expression et non de la limiter à une simple fonction de captation ou d’enregistrement. Chaque témoin est filmé dans un lieu différent, selon un questionnaire ouvert qui lui donne toute latitude de construire son récit librement, sans jamais être interrompu. Dans leur majorité, les personnes interviewées se sont portées volontaires. Nous avons entretenu avec certaines d’entre elles une relation épistolaire, qui nous a permis de suivre l’évolution de leur situation vers ce que Paul Ricœur qualifie de « mémoire apaisée ». Nous nous tenons cependant à la place qui est la nôtre, celle d’historiens du temps présent. Cette collecte, intitulée Attentats du 13 novembre 2015. Des vies plus jamais ordinaires, a été pensée comme une médiation à trois (réalisateur, témoin et interviewer) et non, comme souvent, à deux (témoin, interviewer). Elle se veut respectueuse de l’intimité des personnes filmées et soucieuse de trouver la bonne distance, celle qui met en confiance et autorise le témoin à livrer son récit, tout en donnant une place à de futurs spectateurs.

Pouvez-vous préciser la façon dont vous avez choisi ou sélectionné les personnes entendues, comment se sont déroulés les entretiens et nous dire quel est, au-delà des mots, l’intérêt que revêtent les images dans ce travail ?

Je ne dirais pas que nous avons « sélectionné » les témoins ; ce serait indélicat de notre part de procéder ainsi. La première personne que nous avons interviewée m’a été recommandée par un réalisateur, Olivier Bohler, qui l’avait comme étudiante dans son cours de scénario à l’université. Il avait demandé à chacun de réfléchir à un sujet de film, puis de venir le présenter devant les autres. Quand le tour de cette étudiante est arrivé, tout le monde a progressivement compris que ce qu’elle racontait était sa propre histoire, celle d’une jeune fille qui avait un petit problème d’estime de soi et qui voyait un psychanalyste tous les vendredis. Le dernier rendez-vous était le 13 novembre et c’est l’esprit libéré qu’elle a ensuite rejoint le Stade de France, où elle travaillait en tant que chargée du vestiaire des objets encombrants. Ce soir-là, après les premières explosions, on lui a demandé de rester dans cet espace claustrophobique, où les objets qui l’entouraient se sont transformés en autant de menaces potentielles.

Pour un autre témoin, gravement blessé par balles devant le restaurant Le Petit Cambodge, c’est par un premier récit qu’il a donné au journal L’Équipe (2 mars 2016) que nous avons eu connaissance de son histoire et que nous lui avons proposé de participer à notre collecte de témoignages, ce qu’il a accepté.

Le visage dit autant que les mots dans ce genre de situation, même si, grâce aux émissions que Valérie Nivelon a consacrées à notre collecte sur RFI, nous avons pu tout autant apprécier l’intensité de l’écoute seule. Et c’est aussi via les ondes de France Inter, grâce à Jean Lebrun, que nous avons pu faire connaître notre démarche et recevoir des propositions d’entretiens, comme celle d’un rescapé du Bataclan.

N’avez-vous pas cherché à ce qu’ils témoignent d’abord de leur expérience de ce que fait le terrorisme ?

En fait, notre idée de départ était la suivante : que sont devenues les victimes des attentats du 13 novembre 2015 à Paris et Saint-Denis (les survivants, les rescapés, les familles et les proches des personnes décédées, mais aussi ceux et celles, médecins, pompiers, voisins, qui les ont secourus) ? Depuis 2015, leurs vies n’étaient plus ordinaires, sans aucun doute, mais l’étaient-elles vraiment auparavant ? Le projet de collecte reposait sur l’idée que la rupture des attentats provoque une sorte de remémoration du passé qui, pour plusieurs de nos témoins, se fixe au loin, sur le moment de la Seconde Guerre mondiale (la Résistance, pour les parents et grands-parents de Véronique Laviec, gérante du café Le Baromètre ; les déportations sans retour, pour la famille de Denis Safran, médecin-chef de la brigade de recherche et d’intervention).

« Ce que fait le terrorisme » : c’est une question que les chercheurs peuvent se poser, mais les victimes… ? Il est très rare, en tout cas parmi les personnes que nous avons filmées au début de notre collecte, en 2016, de les entendre en parler. C’est arrivé avec l’un des rescapés du Bataclan que nous avons rencontrés, qui a, de lui-même, replacé la question dans la suite des attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Casher : « Le terrorisme, c’était déjà un bruit de fond, nous a-t-il dit. Il y avait tous les jours un sujet que nous y ramenait, les arrestations de la veille, la radicalisation… C’était un bruit de fond, mais pas une peur concrète. »

Le procès des attentats du 13 novembre 2015 s’est ouvert au mois de septembre 2021. Vous l’avez suivi en partie, notamment lors des dépositions de personnes que vous aviez interviewées. Avez-vous relevé, dans leur attitude ou leur récit, des changements par rapport à ce qu’ils manifestaient face à votre caméra ?

Oui, j’étais présent quand Aurélie Silvestre, qui a perdu son compagnon, le géographe Matthieu Giroud, au Bataclan, a déposé à la barre. Je lui avais demandé, avant l’ouverture du procès, si elle allait le suivre et venir témoigner. Au départ, elle hésitait, puis s’est décidée à se porter partie civile, a suivi l’audience, avant de finalement prendre la parole. Pour l’entretien qu’elle nous avait accordé, deux ans auparavant, et que j’avais demandé à mon collègue Sylvain Pattieu, ami proche de Matthieu Giroud, de conduire, elle s’était préparée pour ne pas céder à l’émotion d’avoir à reparler d’un événement tragique à propos duquel elle avait écrit un livre, en 20162. On pourrait croire, à l’entendre, qu’elle tient ferme cette position et maîtrise le récit qu’elle a construit pendant son deuil. Mais voici qu’un souvenir apparemment neutre – allumer une cigarette devant le pick-up où se trouvait le dernier disque qu’elle avait écouté avec son compagnon – la trouble subitement et l’oblige à deux reprises à se (et nous) dire que c’était « hyper beau », comme pour transformer en quelque chose de positif un souvenir mélancolique. En juin 2021, elle me demande si je peux lui envoyer les entretiens que nous venions de monter pour les déposer à la Bibliothèque nationale de France3. Le 4 juillet suivant, elle m’écrit : « Je viens de terminer le visionnage des témoignages. Je sais déjà que ce temps d’écoute marque un tournant dans mon parcours post-attentats. Au lendemain du 13 novembre, je me suis recroquevillée sur mon histoire pour affronter au mieux les défis qui se présentaient à moi, mais aussi parce que l’Histoire dans laquelle elle s’inscrivait me paraissait bien trop grande pour moi. Le maillage de témoignages que vous avez tissés me donne l’impression d’avoir raccordé les fils de mon histoire et ce que je ressens, au moment où j’écris ces lignes, c’est quelque chose qui s’approche d’un grand réconfort. »

Le 21 octobre 2021, à la barre, elle commencera ainsi sa déposition : « Je me suis dit que j’allais raconter mon histoire une dernière fois. Je vais vous la livrer. Et peut-être que chemin faisant, cela éclairera aussi la Cour sur ce que l’incursion du terrorisme peut faire sur une vie qui ne sera plus jamais ordinaire. »

Des témoignages des parties civiles devant la cour d’assises, l’écrivain Yannick Haenel, qui a suivi le procès des attentats de janvier 2015, écrit : « L’espace aseptisé autour de la barre relevait aussi follement de cette très vieille fonction archaïque, quasi sacerdotale – bien que sans prêtre – qui consistait à faire se communiquer, par la parole, des régions de l’être, des morts et des vivants. Je pressens que ces choses, lors du procès du 13-Novembre, seront plus accentuées encore. Il y a en effet quelque chose de l’ordre métaphysique qui s’est joué, sans même que le judiciaire le suscite. Très vite en effet, malgré le caractère passionnant de l’enquête proprement dite, l’intensité des débats ne consistait plus seulement à déterminer le degré de culpabilité de chacun mais d’enregistrer quelque chose de neuf, venant des parties civiles, des familles. Là se disait quelque chose que, personnellement, je n'avais jamais entendu4. »

Pour un autre témoin que nous avions filmé en 2016, la présence à la barre de sa femme, à ses côtés, a constitué une grande surprise, car elle n’avait pas voulu s’exprimer devant nous. Non seulement elle est venue déposer devant la cour, mais elle a évoqué une situation on ne peut plus intime. Ainsi, au lieu d’impressionner le témoin par sa solennité, l’audience peut libérer une parole qui n’arrivait pas être dite dans une configuration pourtant plus discrète et personnelle. C’est une des grandes surprises de ce procès, « historique » à plein d’égards.

Durant le procès, des parties civiles ont exigé que soient diffusées des images prises dans la salle du Bataclan par la police scientifique après les attentats et des extraits de la bande son, enregistrée durant l’assaut par le smartphone d’un spectateur. Que pensez-vous de cette demande de leur part ?

Toutes sortes d’images ont été montrées sur le grand écran disposé derrière les juges : celles, amateurs (le plus souvent des portraits de leurs proches disparus) apportées par les victimes lors de leur déposition à la barre, celles prises par la police scientifique sur les lieux des attentats, celles issues de la vidéosurveillance, celles de témoins présents sur place ou à proximité (c’est le cas du journaliste Daniel Psenny), mais également, celles émanant de l’État islamique. Ces documents forment un ensemble très hétérogène, qui nécessite des lectures et des usages spécifiques. Comment montrer la production de Daech sans en réactiver la force propagandiste ? Comment respecter les victimes dont on voit les corps ou dont on entend les cris ? Ce type de débat n’est pas nouveau. Il s’est posé à Nuremberg et à Jérusalem, lors du procès d’Adolf Eichmann, et plus encore au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, mais avec cette différence notable que la force d’attestation de l’image visait surtout à confronter les accusés à la vision – et à l’éventuelle reconnaissance – de leurs crimes. Dans le cas présent, la cour a adopté une position de prudence, acceptant de montrer des photographies, des extraits de vidéos et des sons seuls, mais sous certaines conditions. Ainsi, les extraits sonores diffusés fin mars 2022 n’ont pas été retransmis sur la webradio qui permettait aux parties civiles de suivre à distance le déroulement de l’audience, et invitation a souvent été faite à ceux et celles qui étaient présents mais ne souhaitaient pas voir les images ou entendre les sons, de quitter la salle. Notons que les juges voyaient les images sur un petit écran, celui de leur ordinateur, tandis que la salle faisait face à un écran très grand, qui renforçait l’effet de la projection. Il apparaît donc que cette question fragilise la coprésence des protagonistes du procès. Ce n’est pas à eux de poser des défenses face à l’horreur, mais à ceux qui montrent les images. Les enquêteurs qui présentaient les images de la police scientifique l’ont fait, mais dans un registre factuel et descriptif. Était-ce suffisant pour mettre à distance la violence de ce qui était montré ? Comment composer avec celle-ci ? Une médiation est nécessaire, garante de la bonne distance à respecter. Elle doit limiter la sidération que provoquent les images, ou l’effroi de sons qui forcent à imaginer la scène de crime. Cela suppose, à mon sens, une meilleure pédagogie de la prise en compte de l’image dans l’espace et le temps du procès.

En tant que professionnel de l’image et historien que pensez-vous de la façon dont a été filmé le procès et l’intérêt que ces images, au-delà des débats, revêtent pour les historiens ?

Avec Martine Sin Blima-Barru, responsable du Département de l’archivage électronique et des archives audiovisuelles aux Archives nationales, nous avons conçu une exposition, Filmer les procès. Un enjeu social, dans laquelle nous retraçons, de Nuremberg aux procès « rwandais » tenus à Paris, l’histoire des procès filmés5. En France, l’injonction, pour ceux qui sont chargés de la captation audiovisuelle de procès, de suivre le « droit fil de la parole » constitue une contrainte. Nous avons essayé de l’assouplir dans les propositions que nous avons eues l’occasion de soumettre au ministère de la Justice. Le « droit fil de la parole » implique de ne filmer que la personne dont le président ouvre le micro. Cela rend le continuum judiciaire très désincarné, puisque les futurs spectateurs ne pourront pas voir l’ensemble des protagonistes dans la confrontation de leurs points de vue et arguments. Nous avons plaidé pour davantage de dynamique, en particulier grâce au champ-contrechamp et à l’usage de plans qui permettent de voir davantage les réactions des parties au procès (magistrats, avocats, accusés, parties civiles).

La salle des pas perdus au sein du palais de justice ayant été spécialement aménagée pour que se tienne le procès des attentats du 13-Novembre, la société de production retenue pour filmer celui-ci, 1616prod, a eu la possibilité de choisir les points de fixation des caméras, ce qu’elle n’avait pu faire pour le procès des attentats de Charlie Hebdo. Étant donné la longueur de la salle, il a été convenu que la retransmission du procès ne se ferait pas seulement dans d’autres salles du palais de justice, mais dans la principale. Cela a constitué une nouveauté intéressante car, jusqu’alors la vidéo des procès filmés en France était produite uniquement pour son dépôt et sa conservation aux Archives nationales. Les personnes présentes dans la grande salle pouvaient comparer leur vision directe du procès et celle offerte par la retransmission. Il serait bienvenu de recueillir les avis sur cette configuration pour essayer de faire évoluer le cahier des charges du filmage des procès filmés pour l’histoire, et rendre ainsi l’archive la plus fidèle aux débats qui ont eu lieu, au langage des corps, aux silences, à tout ce qui a animé la communauté présente pendant dix mois.

Propos recueillis par Bénédicte Chesnelong

  • 1. Christian Delage, La Vérité par l’image. De Nuremberg au procès Milosevic, Paris, Denoël, 2006 (édition revue et augmentée à paraître chez Gallimard en 2023).
  • 2. Aurélie Silvestre, Nos 14 novembre, Paris, JC Lattès, 2016.
  • 3. À partir de ces témoignages, j’ai, depuis, réalisé un film, 13 novembre 2015. Des vies plus jamais ordinaires (Zadig Productions, Histoire TV, 2022, 70 minutes).
  • 4. Entretien avec Yannick Haenel, « La barre est une métaphore de la justice » [en ligne], propos recueillis par Christian Delage, Matthieu Combe, Alexis Couroussé-Volat, Maxime Gasnault et Thibault Guichard, transcription établie par T. Guichard, Institut d’histoire du temps présent, 9 mars 2021, p. 4.
  • 5. Voir Martine Sin Blima-Barru et Christian Delage, « Filmer les procès pour l’histoire : la fabrique d’une archive de la justice », Les Cahiers de la justice, n° 2, 2021/2, p. 297-308. Nous animons, depuis 2020, un programme de recherche sur la question des procès filmés, soutenu par le Laboratoire d’excellence « Les Passés dans le présent ».