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Les paradoxes de l'« affirmation eurasienne »

octobre 2007

Depuis quelques années, le mouvement dit « eurasien » investit le champ politique en Russie où il a ses sites internet, ses publications et son chantre, l’historien Alexandre Douguine devenu conseiller du président. C’est l’occasion d’apprécier à leur juste mesure des thèses qui ont pu exprimer, de la part de grands savants comme Jakobson, un double rêve : celui de détruire l’histoire au profit de la géographie, c’est-à-dire d’un espace qui différencie la Russie eurasienne de l’Europe des petits cantons ; mais aussi celui d’ébranler les croyances historiques pour imaginer, non sans analogie avec les slavophiles, un rêve utopique.

Le moment semble venu de réapprécier scientifiquement un mouvement de pensée qui orienta une partie de la pensée universitaire russe dans l’émigration, le mouvement dit « eurasien1 », et qui, depuis cinq ou six ans, réoccupe du terrain politique en Russie où il a ses sites internet, ses publications de popularisation, son chantre, l’historien publiciste Alexandre Douguine (encore que celui-ci, devenu conseiller du président, semble vouloir instrumentaliser la « marque eurasiste » au profit du pouvoir2). Le mouvement de pensée des années 1920 resta relativement peu connu parce qu’il ne pouvait pas plaire à la majorité de l’émigration russe blanche en vertu de ses concessions au pouvoir bolchevique, et il ne plaisait pas non plus au bolchevisme, qu’il interprétait dans une grille de lecture non marxiste. Aujourd’hui, l’étiquette « eurasien » est devenue courante sur le marché des idées en Russie, sans que le mouvement initial et ce qu’il veut dire scientifiquement ait été vraiment étudié. Il explique pourtant de nombreuses attitudes, il dessine peut-être le contour de l’avenir géopolitique de la Russie, qui n’est plus un empire contraignant comme sous les communistes, mais qui connaît une forte nostalgie de cette période dans la mesure où cette nostalgie est le seul bien que préservent certaines masses populaires qui ne participent pas encore à l’enrichissement. Ce qui fait qu’entre le désir européen, qui est réel dans une partie de l’élite russe, et la tentation de la Real Politik, entre pro-américanisme de circonstance et nouvelle alliance avec la Chine capitaliste et communiste, l’eurasisme vulgarisé reste une séduction de l’esprit pour beaucoup de Russes. Les Eurasiens sont pour Alexandre Douguine « les pères fondateurs », ceux qui nous ont appris à « penser par l’espace » et nous ont préparés à résister à « la croisade de l’Occident contre nous » et à refuser d’être définis comme « un secteur arriéré de l’Occident ».

Études sur la langue

Le prince Nicolas Troubetskoy, un des fondateurs du mouvement, a posé le mieux le problème central à la question nationale russe : qui sommes-nous ? « La connaissance de soi est un problème tant d’éthique que de logique, le seul qui soit vraiment universel et pour les personnes et pour les nations. » L’assimilation de la nation à une personne remonte au romantisme allemand, et a nourri la pensée slavophile russe. Ce qui est nouveau dans la pensée des « Eurasiens », c’est que ce « connais-toi toi-même » adressé à la Russie, et doublé d’un « sois toi-même », conclut, contre toute la tradition slavophile du xixe siècle, que la Russie est moins « slave » qu’« asiatique » ou plutôt « touranienne ».

Une équipe de linguistes, de géographes, d’historiens et d’ethnologues s’employa à en faire la démonstration. Parti de l’université de Sofia, le mouvement gagna Prague puis Paris, c’est-à-dire les principaux centres de l’émigration universitaire russe. « Le “caractère slave” et la “psyché slave”, écrit Nicolas Troubetskoy, sont des mythes. » Chaque peuple slave a son propre type psychique et, de par son caractère national, le Polonais ressemble aussi peu au Bulgare que le Suédois au Grec. Il n’existe pas non plus de type physique, anthropologique commun aux Slaves. Chaque peuple slave a développé sa propre culture séparément et les influences culturelles réciproques des Slaves les uns sur les autres ne sont pas plus fortes que celles des Allemands, des Italiens, des Turcs et des Grecs sur ces mêmes Slaves. La langue seule relie entre eux les Slaves3.

Des arguments scientifiques étayaient cette thèse. Nicolas Troubetskoy en donne plusieurs de différents types. Linguistiques d’abord. Dans le vieux fonds du vocabulaire russe, les concepts les plus intimes sont venus par le persan, alors que les termes techniques transitaient par les langues romanes et germaniques. Ainsi le sanscrit deiwos, qui a donné deus en latin et dieu dans toutes les langues non slaves, a pris en russe un sens péjoratif que l’on retrouve dans le « div » du Dit du régiment d’Igor, et qui désigne un être méchant. Il nous vient par le persan, et donc après la réforme « zarathoustrienne » (en vieux-persan il a une connotation maléfique, c’est Asmodée). La racine « div » ou dev avait été accolée au « démon », c’est la racine baga (riche) qui donna le mot « dieu », tant en slave qu’en vieux-persan4 : « Il faut supposer que les ancêtres des Slaves, d’une façon ou de l’autre, avaient pris part à l’évolution des concepts religieux qui, chez leurs voisins les Anciens Perses, conduisit à la réforme de Zarathoustra. » Troubetskoy poursuit sa démonstration à l’aide du mot russe verit (« croire ») qu’il rapproche de l’avestique (langue du livre sacré zoroastrien) varayaiti, lequel veut dire « choisir » et signifie donc que les premiers Slaves comprenaient l’acte religieux de la même manière que les zoroastriens, c’est-à-dire comme un « choix » entre les principes jumeaux et opposés du bien et du mal, d’Ahrimane et d’Ormuzd…

Nicolas Troubetskoy n’est pourtant pas un esprit fantastique comme l’était le romancier contemporain de Pouchkine Veltman à qui nous devons des fantaisies linguistiques époustouflantes. Il s’agit d’un des plus grands savants linguistes qu’ait connu la Russie, il fut le père de la phonologie, il a joué un rôle capital dans le Cercle linguistique de Prague (lui-même avait reçu une chaire, et enseignait à Vienne), mais son rôle dans le mouvement eurasien est peu connu. Il est même vraisemblable que ses éditeurs scientifiques sont gênés par ce volet de son œuvre, si riche, bien qu’il soit mort à quarante-huit ans. C’est ainsi que les éditeurs soviétiques de 1987 n’incluaient aucun de ses articles « eurasiens » dans la bibliographie qu’ils fournissent et, nulle part dans les notes, la préface ou la postface, ne font allusion à son rôle capital, et si fertile, dans le mouvement « eurasien ». La postface mentionne seulement la « trilogie » inédite et inachevée conçue par Troubetskoy en 1909-1910, et dont la première partie était intitulée « De l’égocentrisme », dédiée à Copernic, la deuxième s’intitulait « Du faux et du vrai nationalisme », dédiée à Socrate, et la troisième, « De l’élément russe », était dédiée au Cosaque rebelle qui avait mis en péril la Russie de la Grande Catherine, Pougatchov…

Dans les notes biographiques de Roman Jakobson qui accompagnent la traduction française des Principes de phonologie, le fait eurasien est également absent, les articles eurasiens du jeune prodige linguiste ne sont pas inclus dans la bibliographie. Or il ne fait pas le moindre doute que Jakobson connaissait parfaitement toutes les publications « eurasiennes » de son ami Troubetskoy, puisque lui-même avait milité dans les rangs « eurasiens ». Il est vrai qu’en 1984, parut en italien une édition de l’Europe et l’humanité de Troubetskoy et que, à la demande de Vittorio Strada, Jakobson préfaça le livre de son ami et évoqua son rôle dans le développement de l’« eurasisme5 ».

La carrière savante de Troubetskoy avait donc commencé sous le signe d’une interrogation non conformiste sur le phénomène national… Dès l’âge de vingt ans, Troubetskoy avait conçu un vaste ouvrage en trois volets intitulé « Justification du nationalisme », ouvrage inachevé mais dont parut une première partie, celle précisément intitulée l’Europe et l’humanité. En particulier, Troubetskoy avait conçu la notion nouvelle d’« aire linguistique », où des langues d’origine différente ont une évolution à certains égards convergente.

Autre Eurasien notoire, Roman Jakobson prolongea justement cette intuition d’une parenté linguistique russo-asiatique dans un livre paru en 1931, intitulé Pour une définition de l’alliance linguistique eurasienne. La notion d’alliance linguistique, définie par Troubetskoy dans un article, paru dans les Annales eurasiennes n° 6 et intitulé6 « De l’élément touranien dans la culture russe », consiste à relier des langues hétérogènes par leur origine, mais qui vont toutes dans le même sens : ici, ce n’est pas la parenté dans le passé qui joue, mais le voisinage géographique, ou encore la contiguïté. L’aire eurasienne, qui comprend le rameau russe des langues slaves, les langues finno-ougriennes de l’est (outre le finnois : le votiak, le komi, le zyriane, etc.), des langues du Caucase et des langues turques, se caractérise par l’absence de ton (la monotonie, opposée à la polytonie), et par une organisation des consonnes selon le timbre (consonnes sourdes ou sonores). Déjà Trediakovski, au xviiie siècle, remarquait que les oreilles non russes n’entendaient pas cette distinction entre consonnes sourdes et sonores. En revanche, elle existe ou elle se développe dans toutes les langues de la grande plaine eurasienne. Et de toutes les langues romano-germaniques, seul le rameau oriental, à savoir le roumain, a introduit cette opposition de timbre dans son système phonologique, tandis qu’en sens inverse, le hongrois, rameau occidental du finno-ougrien, l’a perdue…

Pour mettre en relief ce système des oppositions de timbre, Jakobson recourt à son poète préféré, Khlebnikov, subtil utilisateur des corrélations les plus fondamentales et les plus intimes de la langue russe. L’Eurasie se présente donc, du point de vue de la phonologie, cette nouvelle science inventée par Troubetskoy et Jakobson, comme un immense continent-île entouré par des aires à polytonie qui ignorent l’opposition de timbre (à l’exception de l’extrême-occidental irlandais). De cette parenté phonologique découle un avantage pour l’extension de l’alphabet cyrillique : il est le seul à noter commodément ces oppositions de timbre et toutes les petites langues non slaves de l’aire eurasienne ont donc intérêt à l’adopter. Jakobson fait remarquer qu’à l’époque où il s’écrivait en alphabet latin, sous l’influence du polonais, le biélorusse demandait 1, 5 d’espace écrit en plus de ce que lui aurait permis l’alphabet cyrillique. Ainsi les savants eurasiens justifiaient l’extension de l’alphabet cyrillique aux parlers et langues non russes de l’aire eurasienne, c’est-à-dire de l’empire russe : il faut reconnaître que, sur ce point, Staline fut leur disciple.

Dans ses Dialogues avec Krystina Pomorska7, Jakobson est revenu sur cette période eurasienne de son activité de savant.

Je publiai au cours des années trente, dit-il, des études qui prouvaient l’existence d’une vaste alliance de langues eurasiennes englobant le russe et les autres langues de l’Europe de l’Est, et aussi la plupart des langues ouraliennes et altaïques, qui disposent de l’opposition phonologique des consonnes par la présence et l’absence de palatalisation.

Jakobson évoque l’hostilité suscitée par ses théories, et rappelle le mot de Joseph de Maistre, sur quoi il concluait un de ses propres livres : « Ne parlons donc jamais de hasard… » En fait, si les découvertes de Troubetskoy et de Jakobson étaient menées dans un esprit scientifique, il ne faut pas oublier non plus leur contexte « eurasien » ; l’alliance des langues à opposition de timbre, c’était en définitive l’empire russe, la vaste Eurasie, nettement distincte du massif linguistique l’Europe occidentale, et qui évoluait sous l’influence de la langue russe, elle-même autrefois reliée à un Orient perse, que l’Occident n’avait jamais connu8… D’ailleurs, dans les Dialogues, si Jakobson parle assez peu de son engagement « eurasien », il rend un hommage appuyé au géographe « eurasien » Piotr Savitski, « ce visionnaire perspicace de la géographie structurale ».

Les sources de l’histoire russe

Autre lien entre Russie et Orient : après la Perse zoroastrienne, il y eut le choix de Byzance. Depuis Tchaadaïev la thèse de la nocivité du choix de Byzance par la Russie perce sous beaucoup de descriptions de la Russie. Là aussi, Troubetskoy prend le contre-pied. Comme pour l’influence perse, il faut ici distinguer « âme » et « corps ». Par son corps, la Russie est attirée par l’Occident germano-romain, mais par son âme elle est parfaitement épanouie dans un contexte « oriental », et en particulier byzantin, c’est-à-dire dans une « symphonie » de toutes les activités humaines, politiques, religieuses et quotidiennes. « Les Slaves occidentaux avaient des orientations beaucoup moins définies. » Comme ils ne touchaient directement à aucun des foyers de culture indo-européenne, ils pouvaient librement choisir entre l’« Occident » germano-romain et Byzance – faisant connaissance de l’un et de l’autre, principalement par des intermédiaires slaves. Le choix s’exerça en faveur de Byzance et il donna tout d’abord d’excellents résultats. Sur le sol russe la culture byzantine se développait et embellissait. Tout ce qui était reçu de Byzance était organiquement intégré et servait de modèle pour une création qui adaptait tous ces éléments aux exigences de la psychologie nationale. Cela est particulièrement pertinent pour les sphères de la culture spirituelle, de l’art, et de la vie religieuse. Au contraire, rien de ce qui était reçu de l’« Occident » n’était intégré organiquement, ni n’inspirait aucune création nationale. Les marchandises occidentales étaient achetées, mais pas reproduites. « On faisait venir des spécialistes étrangers, mais pas pour former des disciples russes, pour exécuter des commandes. »

On retrouve dans la démonstration de Troubetskoy les grandes intuitions des nationalistes russes du siècle précédent : l’influence occidentale était pour les Russes, selon eux, un carcan, car leur conception de la vie est globale et non différenciée, ils admettent l’improvisation libre à l’intérieur des formes : la danse russe en est un exemple, elle fait jouer l’ensemble du corps, et pas seulement les jambes, comme à l’Occident. Elle est dissymétrique alors que la danse occidentale est construite sur des paires de cavaliers et de cavalières, elle encourage l’improvisation, ce qui ne se retrouve qu’en Espagne, à l’autre bout de l’Europe, mais s’y explique par l’influence arabe… Troubetskoy a même un dithyrambe particulier pour la « prouesse » russe (oudal), c’est-à-dire la folle témérité, la bravoure sans but. La « prouesse », appréciée par le peuple russe dans ses héros, est une qualité spécifique aux gens de la steppe, mais incompréhensible tant aux Romano-Germains qu’aux autres Slaves…

Nous ne sommes pas loin ici des pages les plus nationalistes de Léon Tolstoï : la danse russe de Natacha Rostov devant son oncle, ou encore les prouesses des cosaques russes en émulation avec leurs adversaires caucasiens (la djiguitovka).

Où, quand, comment cette petite comtesse, élevée par une Française émigrée, avait-elle pu, par la seule vertu de l’air qu’elle respirait, s’imprégner à ce point de l’esprit national, s’assimiler ces manières, que le pas de châle aurait dû depuis longtemps effacer ?

(Guerre et Paix, II, IV, chap. 7)

Eh bien, la réponse, c’est que la petite comtesse Rostov est une Eurasienne, une Russe « touranisée9 » !

Troubetskoy montre la touranisation à l’œuvre chez Pougatchov, dont les meilleurs alliés sont les Bachkirs ; il montre que la gamme à cinq tons est eurasienne, que les Tatares sont sans peine devenus orthodoxes et, bien entendu, que la Russie moscovite est la continuatrice naturelle de l’empire tataro-mongol et non pas de la Russie de Kiev, thèse fondamentale chez les historiens « eurasiens », et destinée à passer dans l’historiographie américaine grâce à un Eurasien russe devenu américain et professeur à l’université de Yale : George Vernadsky. La thèse se résume chez Troubetskoy en une phrase provocante : « L’État moscovite est né grâce au joug tatare. » Jamais le renversement des thèses classiques sur la destinée russe n’avait été aussi scandaleusement affirmé. Rappelons que Karamzine proclamait que « la nature même des Russes de son temps porte encore la marque ignoble qu’y a imprimée la barbarie mongole ». Chantal Lemercier-Quelquejay a montré avec à-propos que le jugement de Karl Marx reprit, grosso modo, celui de Karamzine :

La boue sanglante du joug mongol ne fut pas seulement écrasante, elle dessécha l’âme du peuple qui en était la victime10.

Le renversement « eurasien » des perspectives historiques, nous le trouverons dans le livre Héritage de Tchinguiz Khan. Un regard sur l’histoire russe non depuis l’Occident, mais depuis l’Orient, que le prince Nicolas Troubetskoy a publié sous les initiales mystérieuses de I. R.11 (Nikolaï Trubeckoj, selon G. Vernadsky). L’ouverture du livre nous en donne d’emblée la thèse :

La conception qui régnait auparavant dans les manuels d’histoire, selon laquelle le fondement de l’État russe fut posé dans la prétendue « Russie kievienne », ne résiste guère à l’examen. L’État, ou plutôt le groupe de petits États, de principautés plus ou moins indépendantes, qu’on groupe sous le nom de Russie kievienne, ne coïncide absolument pas avec cet État russe qu’aujourd’hui nous regardons comme notre patrie.

L’erreur des historiens classiques, selon Troubetskoy, fut de considérer que la Russie, en rejetant le « joug tatare », avait refermé une parenthèse. Or c’est tout le contraire : il y a eu fusion de la Horde et de la Russie, la Russie non seulement a cessé de payer tribut sous Ivan III, mais, sous Ivan IV, elle a fusionné avec la Horde, à son propre profit. La Russie d’Ivan IV c’est la Horde russifiée et « byzantinisée ». Développons ces arguments.

L’ancienne « Rouss » était un système fluvial, un chemin d’eau qui allait « des Varègues aux Grecs », et avait donc intérêt à parvenir jusqu’à Constantinople. La Russie moscovite héritière de la Horde est un empire « eurasien », basé sur l’immense système des quatre bandes géographiques parallèles qui vont de l’océan Pacifique au Danube : la toundra, la forêt, la steppe et la montagne. Dans ce vaste système continental est-ouest, qui détient la steppe, détient l’empire eurasien. Tchinguiz Khan fut le premier à l’unifier. Son empire était un empire qui s’appuyait sur une aristocratie de nomades. Les valeurs suprêmes qu’appréciait le grand empereur, et qui cimentèrent son empire, étaient la fidélité, la loyauté, la fermeté de caractère : le futur « caractère russe ». Le sédentaire est, par inclination naturelle, de caractère servile, le nomade de caractère aristocratique. Tchinguiz honorait l’ennemi qui lui avait résisté, il punissait le traître qui s’était rallié à lui. Ce système de valeurs, dont hérita la Russie, ne fait pas de différence entre la religion et le temporel, ou, si l’on se permet un vocabulaire anachronique pour mieux comprendre, entre le public et le privé. Certes, l’empire de Tchinguiz fut vaincu, parce que le chamanisme, qui était la religion de l’empereur, ne pouvait pas attirer les fidèles des fois religieuses monothéistes, mais l’exigence d’une foi personnelle, quelle qu’elle fût (Troubetskoy célèbre la tolérance de Tchinguiz Khan) et la non-séparation des sphères spirituelles et temporelles, fondements du grand empire eurasien, demeurèrent les fondements de l’empire russo-eurasien lorsque l’« ulus12 » moscovite prit la tête de la Horde… Comme l’empire de Tchinguiz ne présentait pas de modèle religieux attractif, les Moscovites empruntèrent artificiellement un modèle déjà mort, celui de l’État religieux byzantin. La greffe du modèle byzantin sur l’empire eurasien produisit l’empire russe. Les nombreuses conversions spontanées de Tatares et leur apport considérable à la nouvelle monarchie sont la preuve que ce modèle correspondait bien au type psychologique élaboré depuis le grand empereur eurasien.

Il est étonnant de voir à quel point Troubetskoy a su, dans ce petit livre-thèse, réemployer et réorienter les grands postulats de la pensée slavophile. Par exemple lorsqu’il démontre qu’aux mœurs nomades et aristocratiques de l’empire de Tchinguiz a succédé le « ritualisme russe » (bytovoïe ispovednitchestvo) : ce qui veut dire qu’être russe, c’est une manière globale, homogène, de vivre, sans séparer le temporel du spirituel, sans idéaliser un mode politique, comme le feront les Européens, mais, au contraire, en cultivant le perfectionnement de soi – de façon à faire reculer la niepravda (injustice) par l’action de chacun. « Le pouvoir du tsar s’appuyait sur le ritualisme russe de la nation. » L’étranger, pour le Russe, n’était pas le païen, le non-Russe, mais celui qui refusait d’entrer dans cette sphère globale de la « profession des mœurs russes13 »… Il ne s’y mêlait aucune xénophobie, aucun chauvinisme. Le nationalisme russe » n’a rien à voir avec la division intolérante de l’Europe en « nations » jalouses et exclusives les unes des autres.

Ce n’est qu’après la révolution menée violemment par le tsar Pierre le Grand et en voulant à toute force acquérir la puissance, au sens occidental du terme, que la Russie devint intolérante, chauviniste et militariste. Elle adopta des buts diplomatiques que lui soufflaient les étrangers, et qui n’étaient pas authentiquement ceux d’un empire eurasien : par exemple la conquête de Constantinople et des détroits (les puissances européennes avaient intérêt à pousser la Russie à affaiblir la Porte, afin de se protéger d’elle). Dans la nouvelle Russie européanisée, plus personne, à la suite du grand schisme de la société, n’était plus vraiment « chez soi », explique Troubetskoy, en reprenant une formule qui rappelle fortement les formulations tant de Gogol que de Tchaadaïev :

D’une façon ou d’une autre, dans la Russie de l’époque de l’européanisation, personne ne se sentait tout à fait « à la maison » : les uns vivaient comme sous le joug de l’étranger, les autres comme dans un pays qu’ils auraient conquis, ou encore une colonie14.

L’empire pétersbourgeois mena une politique « antinationale ».

« La mutilation de l’homme russe entraîna la mutilation de la Russie elle-même. » Un homme russe était né sous le « joug tatare », qui n’avait nullement été un joug, mais l’élaboration d’un type de preux et de saint, qui devait beaucoup au modèle des vertus exigées par Tchinguiz Khan et qui s’était greffé sur l’orthodoxie. À la russification des « mourzas » tatares avait fait contrepoids la « touranisation » des Russes eux-mêmes. Or, avec Pierre le Grand et l’européanisation violente, ce type d’homme régresse devant un autre type d’homme, intolérant, militariste, exploiteur et étranger dans son propre pays.

De plus, cet homme pseudo-russe porte un masque. Il fait semblant de professer d’autres valeurs que les siennes vraies, et cette hypocrisie le défigure encore plus.

Lorsqu’il aborde la question de savoir dans quelle mesure le nouveau régime bolchevique a hérité de l’une ou l’autre des deux faces de l’empire russe, Troubetskoy, malgré quelques nuances, conclut que ce nouveau régime poursuit l’européanisation de la Russie et tourne le dos à la véritable nature « eurasienne » du pays. Il n’est donc pas étonnant, note-t-il, que ses meilleurs serviteurs soient, comme sous Pierre, les sujets originaires des Provinces baltes. Et pas étonnant non plus que tant de voyageurs occidentaux reviennent de Russie soviétique convaincus que si le communisme ne marche pas encore bien là-bas, c’est en raison des « sauvages russes ». Au passage, le lecteur de Soljénitsyne reconnaît dans les arguments de Troubetskoy un même reproche au pouvoir communiste : dépenser en vain de l’énergie et des moyens russes pour la propagande dans des pays lointains, qui n’ont rien à voir avec l’authentique Russie.

L’erreur de la monarchie antinationale postpétrine consistait en ce que, voyant l’unique danger dans la force militaire et économique des différentes puissances européennes et voulant opposer à ce danger une force russe militaire et économique équivalente, elle emprunta et elle implanta en Russie un esprit totalement étranger à la Russie, celui du militarisme européen, de l’impérialisme d’État et du faux nationalisme (chauvinisme). Mais l’erreur du pouvoir issu de la Révolution fut que, voyant l’unique danger dans le régime bourgeois-capitaliste, il s’est mis, pour conjurer ce danger, à implanter en Russie une vision du monde non moins étrangère à la Russie et non moins européenne, celle du matérialisme économique, et à réaliser en Russie des idéaux de communisme créés en Europe et parfaitement étrangers à la Russie15.

Comme on le voit, c’est son analyse « eurasienne » qui conduisit Troubetskoy à ses positions antisoviétiques.

L’Héritage de Tchinguiz Khan peut véritablement être considéré comme le plus éclatant manifeste des Eurasiens, il apporte les thèses les plus centrales et les plus provocantes qu’aient élaborées les historiens et ethnographes de la famille de pensée eurasienne. De plus ses liens avec le passé slavophile et avec les futures thèses de Soljénitsyne sont évidents. Il apparaît probable que Soljénitsyne ait lu ce petit livre, tant la proximité des thèses est évidente.

Mais le cœur des démonstrations de Troubetskoy n’en reste pas moins spécifique : sa Russie n’est ni « varègo-slave » comme celle des slavophiles classiques, ni européenne, mais « russo-touranienne ». L’étonnant tribut d’admiration payé à Tchinguiz Khan place la Russie vraiment ailleurs qu’en Europe, et dans un christianisme qui ne veut pas de lien avec les autres christianismes. La mongolophilie du grand savant est étonnante dans ses outrances : le linguiste a probablement soufflé plusieurs intuitions à l’historien. Ce livre-pamphlet dessine une ligne de pensée nationale russe qui, tout en se situant, par certains aspects, dans la mouvance « slavophile », tourne délibérément le dos aux autres Slaves, coupables de « trahison latine ».

Le recueil de 1923, la Russie et la latinité, ne touche qu’indirectement notre sujet. Mais il est entièrement imprégné d’esprit de séparation et d’affirmation de l’orthodoxie par rapport à la latinité. L’une est surnationale, l’autre est internationale, écrit le philosophe Ivan Iline, qui deviendra bientôt un maître à penser du nationalisme russe antibolchevique. C’est que théologiens, philologues et historiens qui ont contribué à ce recueil, quoique réfugiés en Occident, se cabrent tous contre la soi-disant suprématie de cet Occident.

Le plus symbolique, écrit Iline, c’est que le génie national russe avec son âme surnationale ait accepté la plénitude du mystère de la transsubstantiation, alors que la latinité, restée prisonnière de l’« internationalisme », n’ayant pas encore surmonté la nation, obéissant à son instinct de conservation, ne peut que s’obstiner dans son unilatéralité, et déclarer la guerre à ce qu’elle ne saurait atteindre, et dont, dans sa suffisance européenne, elle ne saurait même éprouver le besoin16.

De quoi s’agit-il ? Une fois de plus de la potentialité orthodoxe à transformer le monde entier en Église (communauté, sobornost), sans pratiquer la ruineuse distinction « latine » entre le séculier et le religieux, le laïc et le clérical. Même l’état de « fusion » et de malléabilité où se trouve la Russie dans ses bouleversements, état de « malléabilité » que d’autres esprits, Wladimir Weidlé par exemple dans sa Russie absente et présente17, jugent plutôt sévèrement, semble à plusieurs auteurs de ce recueil eurasien la meilleure chance pour la transformation globale du monde en Église. Le futur historien de l’Église russe (dans l’émigration), Kartachov, déclare :

Quand tomberont les murs de la prison communiste, et que la Russie libérée commencera sa restauration, l’Église russe, qui aura connu, dans son expérience du martyre, toute la force maligne des persécutions de l’Antéchrist, saura poser avec force et justesse devant le monde chrétien le problème de l’unité chrétienne18.

C’est ce problème de l’Eurasie chrétienne qui a fait trébucher les Eurasiens. Comment vouloir à la fois les « rythmes » de l’Eurasie, le retour au grand mouvement eurasien de Tchinguiz Khan et une sorte d’orthodoxisation générale du monde, comme font plusieurs Eurasiens notoires ? À cet égard les polémiques que menèrent les Eurasiens sont instructives. En 1926 parut à Kharbine un gros ouvrage de réflexions « historiosophiques » du journaliste Vsevolod Ivanov (à ne pas confondre avec l’écrivain soviétique du même nom). Cet ouvrage s’intitulait Nous (My19). Un recueil de 1923, l’Asiate, posait déjà le problème de la Russie et la latinité. Le recueil a des aspects historiques, théologiques et philosophiques. Il représente une sorte de surenchère par rapport aux Eurasiens, sa pétition de principe est que la Russie doit être « asienne » et non « eurasienne » ; Pierre le Grand avait repris l’héritage et la volonté de Tchinguiz Khan mais, malheureusement, il importa une marchandise européenne sous une forme asiatique… La polémique avec « l’Asiate » et V. Ivanov occupe plusieurs numéros de la Chronique eurasienne, une publication d’abord ronéotée, puis imprimée, née à Prague en 1925 et poursuivie à Paris. Ivanov rêvait d’un « panasiatisme » réel avec la Chine, la Mandchourie, le Japon…

L’Orient, c’est précisément le Guide : et c’est pourquoi nous autres, Russes, avec notre tsar blanc, nous sommes des hommes de l’Orient.

Pour les hommes de l’Asie, le tsar russe est un khan blanc (ainsi Pierre le Grand désignait l’empereur chinois lorsqu’il lui écrivait).

Auquel des deux foyers mondiaux de culture appartenons-nous ? Vers lequel tendons-nous ? Vers l’Asiatique ! Là et là seulement, dans ces énormes espaces de déserts, de steppes, de monts d’émeraudes, de cités magiques, de rituel quotidien fixé et mesuré, de sagesse débordante d’amour, là où la tension de l’esprit dans les élans bouddhistes se résout harmonieusement par une union avec l’esprit pratique du confucianisme, – là seulement nous sentons le souffle de ce qui nous a toujours attiré : l’énorme richesse naturelle de la vie elle-même. […] En Asie nous sommes chez nous, voilà ce dont nous devons devenir conscients !

Seule la « fenêtre sur l’Asie » peut compenser l’erreur de Pierre…

Les Eurasiens recevaient avec le livre d’Ivanov, beaucoup plus superficiel, en dépit de sa longueur, que la brochure de I. R., un reflet hypertrophié de leurs théories où le danger était de réduire l’orthodoxie à n’être plus qu’une religion de l’Orient parmi les autres, comme elle l’avait été sous la monarchie de Tchinguiz. Ils s’employèrent donc à corriger les thèses d’Ivanov, tout en saluant cet écho qui leur venait des « antipodes », et qui pouvait paraître confirmer leurs thèses. Dans sa réponse à Ivanov (Chronique eurasienne, n° 520) M. Volguine affirme :

Non, la Russie n’est pas une chambre froide pour importateurs de culture européenne ou asiatique. La Russie n’a pas que des données, elle a sa propre culture de l’esprit, qui est originale, forte et orthodoxe, représentée dans l’héritage des pères comme philosophie authentique.

Comment dépasser ce paradoxe d’une pensée qui se voulait à la fois panasiatique et panorthodoxe ? Les Eurasiens ne manquaient pas de mots : ils aimaient, par exemple, se référer à « la poly-unité culturelle ». Le peintre Malevski-Malevitch offrait une solution avec le « scythisme » de Dostoïevski, dont, pour la première fois, les derniers articles du Journal d’un écrivain sur l’avenir « asiatique » de la Russie orthodoxe, devenaient pierre angulaire d’une nouvelle vision de l’avenir russe (et devaient être repris dans la vision qu’expose Soljénitsyne dans sa Lettre aux dirigeants).

Un autre interlocuteur des Eurasiens était l’idéologue du « national-bolchevisme », l’historien Nicolas Oustrialov, dont les articles provenaient également des « antipodes » asiatiques, c’est-à-dire de Kharbine également. Oustrialov semblait, par bien des points, proche de la pensée eurasienne, mais sa thèse centrale était qu’un nouveau nationalisme russe était en train de naître en Russie bolchevique, contre la volonté même des bolcheviks, et que ceux-ci n’étaient plus vraiment communistes, mais des agents du nationalisme russe.

Le philosophe et historien Iline, le plus « nationaliste » des Eurasiens, se chargea de lui répondre, comme il avait fait dès le quatrième numéro de la Chronique eurasienne, tentant de définir les rapports entre pensée eurasienne et héritage slavophile. Partant du vieux dualisme romantique et d’origine allemande entre « organicisme » et « criticisme », Iline compare les deux mouvements et récuse la tendance « théocratisante » qu’il aperçoit chez les slavophiles et leur épigone Vladimir Soloviev. Les Eurasiens, selon lui, saluent les formes vigoureuses d’État et se gardent d’idéaliser le droit, comme l’a fait l’Occident, ce qui l’a mené à un état de faiblesse. Oustrialov parlait de « nationalisation d’Octobre », c’est-à-dire soutenait que la Russie communiste et internationaliste allait, selon lui, vers une évolution nationaliste ; le jugement n’était pas si faux, et il fut salué par Nikolaï Tatichtchev dans la Chronique eurasienne (VI).

Mais Iline et les maîtres à penser de l’eurasisme, Savitski, Karsavine, Souvtchinski, voyaient plutôt l’eurasisme comme un substitut organique au communisme bolchevique. Pour bien appréhender leur approche politique qui, aujourd’hui, nous apparaît étrangement floue – ils polémiquaient sur tous les bords, avec Milioukov d’un côté et avec Oustrialov de l’autre (Oustrialov à son tour était ridiculisé par Boukharine !) –, il faut se rappeler que 1925 et 1926 sont des années elles-mêmes très floues : l’opposition va-t-elle gagner, les bolcheviks sont-ils radicalement divisés ? L’hypothèse que Staline pourrait l’emporter est mentionnée comme grotesque dans les réflexions de la Chronique eurasienne.

1926 est l’année trouble par excellence. Le voyage secret de Choulguine21 en Russie soviétique donne lieu aux espoirs et aux illusions les plus fous. La manchette de la traduction française du livre, en 1927, déclarait :

Sensationnel. Un Russe blanc célèbre, que les bolchevistes reconnaissent comme « le plus intelligent de leurs adversaires », révèle ce qui se prépare actuellement en Russie.

Choulguine résumait, « en deux mots », ses impressions :

Quand je partais là-bas, je n’avais plus de Patrie… À mon retour j’en ai une !

Savitski développa une théorie économique de la « patronocratie », c’est-à-dire d’un pouvoir économique fort, les « patrons » pouvant être privés ou l’État, pourvu qu’ils fussent de vrais « patrons », c’est-à-dire mus par autre chose que l’« égoïsme économique ». Dans le débat de l’émigration sur l’« après-communisme », débat dont sont remplies ces années « floues », les Eurasiens hésitaient sur le problème de la « dénationalisation » de l’industrie, sur celui des libertés formelles et sur bien d’autres encore.

En fait, le centre des préoccupations « eurasiennes », c’est la puissance et la forme forte de la « monarchie eurasienne ». Mieux vaut une forme forte et communiste que l’affligeante débilité d’avant 1917, mieux vaut être le premier au village que le dernier en ville… La pensée eurasienne prend souvent la forme d’aphorismes ou de proverbes, qui sont autant de variations sur le thème « un tiens vaut mieux que deux tu l’auras ».

Pierre Souvtchinski l’écrivait noir sur blanc en 1927 : la Russie a besoin d’une nouvelle « autocratie » ! D’ailleurs, au même moment, le mouvement voisin des « Mladorossy » ou « Jeunes Russes » prenait aussi à son compte cette demande d’un pouvoir fort, et Karsavine saluait leur émergence dans la Chronique eurasienne. Finalement, n’était-ce pas toute l’Europe qui commençait à avoir la hantise et la nostalgie du pouvoir fort, capable de contrebalancer les forces de dissolution morale ou économique nées après la tuerie de la Grande Guerre, forces qui allaient se déchaîner avec la « grande dépression » de 1929 ? Lorsqu’ils évoquent la « Russie-Eurasie », les Eurasiens parlent du « massif » populaire ; ils se veulent non pas démocratiques, mais « démotiques » ; l’expression est de N. Alekseïev, un professeur de droit qui rejoignit les rangs des Eurasiens en 1926. Là aussi le diagnostic des Eurasiens était faux, mais ils n’étaient pas les seuls à commettre cette erreur. « Les masses populaires russes ont indubitablement et irréversiblement ressuscité à la vie politique et sociale », écrit Souvtchinski en 1927. Seulement, ce « massif » ne devait pas s’exprimer selon les lois arithmétiques occidentales, ni même par rapport au seul temps présent, il devait englober le passé et le futur !

Contradictions eurasiennes

Ni parti politique, ni simple approche géographique et historiosophique, le mouvement eurasien se considère comme un « ordre religieux » ; il se veut à l’Orient l’équivalent des ordres religieux occidentaux, jésuites ou francs-maçons. Dans l’Orient russe, selon les Eurasiens, seul le mouvement des « starets d’outre-Volga » peut leur servir de précurseur (mais pas dans les formes littéraires et philosophiques élaborées par Dostoïevski pour son starets Zosima). Ainsi, assez étrangement, ils se voient comme un mouvement religieux en marge de toute orthodoxie et de tout centralisme culturel russe. Cette confrérie ou cet ordre religieux n’a pas encore accès à la métropole soviétique, mais espère y accéder bientôt, et elle nourrit ses espoirs du témoignage de fugitifs soviétiques qui, dans la Chronique eurasienne, s’intitulent par exemple : « Un étudiant soviétique eurasien ». Dans l’émigration le mouvement eurasien se heurte à une vive hostilité qui, en fait, est son principal aliment : les représentants des anciennes mentalités « abstraitement occidentalistes » de l’intelligentsia russe des générations précédentes, par leur hargne, confortent les Eurasiens dans leur conviction centrale.

Leurs alliés littéraires ou historiens sont tous des « inclassables ». C’est l’historien George Vernadsky22 dont le livre Esquisse de l’histoire russe représente une version scientifique des théories sur la passation des pouvoirs de la monarchie mongole à la monarchie moscovite. La poésie de Marina Tsvétaïeva et, plus généralement, la revue Verstes (Versty), revue littéraire la plus proche des Eurasiens, publiée par le mari de Tsvétaïeva, Serge Efron, où se côtoient Rémizov, Artème Vesioly, Karsavine et le prince Sviatopolk-Mirski, représentent la version littéraire. Le principe de Verstes, c’est la « frénésie », la frénésie russe, non européenne, « eurasienne » ; la revue puise dans les textes soviétiques qu’elle reproduit tout ce qui illustre et développe cette poétique de la frénésie, forme russe de l’ubris, démesure des Grecs : frénésie anarchiste d’Artiome Vesioly, frénésie masochiste de Biély dans Moscou sous le coup, dont est publié un extrait, frénésie tsvétaïevienne, frénésie de Rozanov, célébrée par Rémizov dans un article nécrologique peu conformiste, frénésie du protopope Avvakum, exhumé dès le premier numéro par Troubetskoy et dont les chapitres sur la Daourie peuvent être lus comme des textes « eurasiens ». Lev Chestov, qui participait au comité de rédaction, fournit en quelque sorte le manifeste philosophique avec son texte sur « les discours frénétiques de Plotin », montrant la révolte de Plotin contre le logos et sa parenté avec les diatribes d’Épictète, cependant qu’Arthur Lourié donnait une illustration musicale avec Stravinski et la « canonisation des genres musicaux bas », « élémentaires », ou encore « scythes » de la Russie. Nicolas Troubetskoy, dans ce même numéro de la revue, se livre à une analyse littéraire du Voyage au-delà de trois mers du marchand Nikitine, c’est-à-dire du plus célèbre des textes « eurasiens » de l’ancienne littérature russe.

Il est remarquable, écrit Troubetskoy, que la seule prière à la Russie, une manifestation irrépressible d’ardent amour d’Afanassi Nikitine pour sa patrie, est citée dans le Voyage en tatare, et sans traduction russe.

Le recours au tatare, ou à l’arabe, ou au persan, dans les moments les plus intimes du texte, n’est-il pas la preuve de l’eurasisme du célèbre voyageur russe ? Troubetskoy nous montre Nikitine pleurant sur le « ritualisme russe », mais se cachant par pudeur sous le masque tatare…

Nous voilà revenus à ce « connais-toi toi-même » russe qui est à la racine des interrogations slavophile, puis « eurasienne ». La réponse est-elle dans la géographie, dans l’histoire, dans le folklore, dans le « rituel russe », dans la vocation russe à l’« autocratie russe » ? En définitive tout concourt, pour les Eurasiens, à cette originalité de la Russie, pour laquelle ils bataillent avec l’Occident « romano-germain ». Malgré leurs efforts pour se distinguer des « slavophiles » historiques, et malgré de notables divergences, ils sont bien, en définitive, un surgeon de cette insurrection intellectuelle et affective de la Russie contre le modèle occidental. Au moment où la Russie bolchevique semble hésiter, où le Parti bolchevique est ravagé par les dissensions, où le national semble réapparaître sous l’internationalisme de façade, où l’Europe occidentale elle-même commence à céder aux idéologies corporatistes qui véhiculent une bonne part du rêve romantique, les Eurasiens marquent un moment important de l’« autoconscience » nationale russe. Ils ont joué peu de rôle à l’intérieur de la Russie parce que le principe de force, qu’ils adulaient, allait précisément l’emporter en Russie bien au-delà de leurs propres espoirs. Ils ont eu une influence paradoxale dans l’émigration russe qu’ils ont surtout aidé à se définir. Leur signification vient plus en définitive de la qualité des esprits qu’ils attirèrent un moment à eux, et cela s’explique par le fait que le mystérieux hybride sur lequel ils bâtissaient toute leur théorie : « Eurasie », non seulement était très bien choisi, mais incarnait le refus d’alignement culturel qui fait partie intégrante de la culture et de l’histoire russes et qui, sous des appellations changeantes, ne cessera sans doute jamais d’irriter, d’attirer, et d’enchanter… Un rejeton très particulier de la pensée « eurasienne » semble être le géographe et ethnographe visionnaire Lev Goumiliov, père d’une théorie très romantique de l’ethnogénèse.

Poussés dans leurs retranchements, les Eurasiens définissaient l’Eurasie comme un « rythme », un rythme autre que le rythme européen, un rythme large, frénétique parfois, un rythme qui les accordait au grand empereur mongol, dont ils avaient fait leur figure de proue. Un rythme qu’ils ont baptisé « sarmate », ou « scythe », ou « eurasien », ou « mongol », peu importe au fond l’appellation, le rythme du Sacre du Printemps, des « Chants tsiganes » de Selvinski, de La Russie lavée de sang d’Artème Vesioly, des « Scythes » de Blok, le rythme de la force nomade. Paradoxale, l’affirmation eurasienne consistait à affirmer l’instable, à canoniser l’hétérodoxe, à jeter le vieux défi des nomades à toutes les forces sédentaires de la vieille Europe, « abusivement » importées dans l’empire eurasien…

*

Aujourd’hui que la Russie se cherche des « pères » qui ne soient ni l’ancien régime, ni le communisme, l’eurasisme se présente comme une thèse originale, préservant la Russie de l’extension pure et simple des thèses et critères occidentaux, sans reprendre la doxie marxiste. L’eurasisme peut servir de bible géopolitique et offre une alternative à Fukuyama et autres thèses venues de l’Occident américain : l’avenir est déjà là ; il est fait de démocratie occidentale, de libéralisme économique et de fin des cultures concurrentes. La coalition des Eurasiens ou affiliés va d’Alexandre Zinoviev (mort en 2006) à Alexandre Douguine. Beaucoup d’hommes politiques flirtent avec ce concept. Mais les cartes sont aujourd’hui brouillées très momentanément par l’alliance entre la Russie de Poutine, qui pourtant a inclus beaucoup d’éléments de la géopolitique eurasienne dans son discours, et l’Occident de Bush : le terrorisme, l’internationale terroriste empêchent pour l’instant l’eurasisme rénové de trop se développer. Les Russes, selon Douguine, sont un peuple d’empire, et d’empire eurasien, mais ils sont aujourd’hui sans empire, à un stade postempire. L’empire est nécessaire parce que les Russes sont eurasiens, qu’ils n’ont jamais construit un État-nation et en sont incapables. Ni ceci, ni cela, pensent les Eurasiens, mais tertium datur, c’est-à-dire que la Russie ne sera ni un secteur occidental, ni un territoire en développement, mais un troisième objet. Un nouvel ulus dirigé comme celui de Tchinguiz par des méthodes absolument révolutionnaires, et contraires au rationalisme occidental. La Russie telle que la voient les nouveaux Eurasiens cherche son nouvel ulus. Douguine avance même la thèse qu’elle le trouvera dans une nouvelle alliance avec la Perse, l’Iran chiite, continental et anti-occidental… La chimère cauchemardesque du roman d’Andreï Biély Pétersbourg est donc toujours bien présente : le touranisme, et l’apparition du Touranien.

Nicolas Apollonovitch se mit à rêver : il était un ancien Touranien, il s’était réincarné dans la chair et dans le sang d’une vieille noblesse russe afin d’accomplir le devoir sacré : ébranler toutes les assises. L’antique Dragon devait se nourrir du sang dégénéré des Aryens et tout dévorer de sa flamme.

La pensée eurasienne a eu de grands moments, mais elle est restée idéologique, même quand elle a été incarnée par de grands savants. Elle était leur part de rêve idéologique. Et ce rêve était double : détruire l’histoire au profit de la géographie, de l’espace, un espace qui différencie à jamais la Russie eurasienne de l’Europe des petits cantons. Et ébranler les assises pour donner du rêve utopique.

  • *.

    Cet article fait partie du recueil Vivre en russe à paraître prochainement aux éditions L’Âge d’homme.

  • 1.

    Il n’existe guère sur le sujet que deux auteurs : Otto Böss, Die Lehre der Eurasaier, ein Beitrag zur russischen Ideengeschichte des 20. Jahrhundert, Wiesbaden, 1961 et Marlène Laruelle, la Quête d’une identité impériale, le néo-eurasisme dans la Russie contemporaine, Paris, Éd. Petra, 2007 et l’Idéologie eurasiste russe, ou comment penser l’empire, Paris, L’Harmattan, 1999.

  • 2.

    Aleksandr Dugin, Osnovy geopolitiki. Geopolititchéskoé boudouchtché Rossii, Moskva, 1999.

  • 3.

    Kn. N. S. Trubeckoj, K probleme russkogo samopoznanija, sobranie statej, Evrazijskoe Knigoisdatel’stvo, 1927.

  • 4.

    Voir N.S. Trubeckoj, Izbrannye trudy po filologü, sous la rédaction de T. Gamkrelidze, Moskva, 1987.

  • 5.

    C’est à Patrick Sériot que l’on doit une traduction de l’Europe et l’humanité, de Troubetskoy, ainsi que sa Correspondance avec Roman Jakobson et autres écrits, Lausanne, Payot, 2006. Voir aussi son site www2.unil.ch/slav/lingu

  • 6.

    Evrazijskij Vremennik, Neperiodiceskoe izdanie pod redakcej P. Savickogo. P Suvèinskogo i ka. N. Trubeckogo. Kniga 1., Berlin, 1925. De 1921 à 1929, il parut six numéros de ces Annales, qui eurent des rédactions changeantes, et même des titres changeants. Le premier tome s’intitulait Ishod k Vostoku. Predeuvstvija i sversenija. Il parut à Sofia en 1921. Le deuxième, Na putjah, parut à Berlin en 1922. Le troisième parut également à Berlin, et portait le titre de Evrazijskij Vrernennik, Kniga tret’ja. Le quatrième est de 1925. Le cinquième parut à Paris en 1927. Le sixième parut à Prague en 1929, et s’intitule Evrazijskij Sbornik.

  • 7.

    Les Eurasiens sont très discrètement mentionnés dans Dialogues (Paris, 1980), et pas du tout dans Une vie dans le langage (Paris, 1984).

  • 8.

    R. O. Jakobson, K harakreristike evrazijskogo jazykovogo sojuza, 1931.

  • 9.

    Récemment le slaviste anglais Orlando Finges dans un livre intitulé Natasha’s Dance, a Cultural History of Russia a pris l’épisode de Guerre et Paix pour titre emblème de ses réflexions sur la spécificité russe, un sujet sans fond et sans fin, où chacun, depuis deux siècles, s’exerce à trouver une spécificité dont l’essence est par définition ambiguë, c’est-à-dire non réductible à une formulation d’héritage simple.

  • 10.

    Voir Chantal Lemercier-Quelquejay, la Paix mongole, Paris, Flammarion, 1970.

  • 11.

    I. R., Nasledie Tchingishana. Vzglyad na rousskouïou istoriyou ne s Zapada, a s Vostoka, Berlin, 1925. Les initiales IR rappellent celles du poète K. R., un cousin de Nicolas II.

  • 12.

    Ce mot mongol désigne le « domaine » unifié par un khan, l’ulus mongol fut proclamé en 1206.

  • 13.

    Rossija i Latinstvo, Sbornik statej, Berlin, 1923.

  • 14.

    Kn. N. S. Trubeckoj, K probleme russkogo samopoznanija…, op. cit., p. 39.

  • 15.

    Kn. N. S. Trubeckoj, K probleme russkogo samopoznanija…, op. cit., p. 54.

  • 16.

    Ivan Iline, la Russie et la latinité, p. 215.

  • 17.

    Voir Wladimir Weidlé, la Russie absente et présente, Paris, 1949. Weidlé écrit de la culture de l’Ancienne Russie : « C’est quelque chose de vague, de mou et d’indécis. » Il est remarquable que le joug tatare ne joue presque aucun rôle dans la réflexion de Weidlé : les mêmes constantes subsistent pour lui an cours de l’histoire russe, il n’y a pas de cassure ; il résume la première phase de l’histoire russe par la formule : « Un peuple, pas de nation. »

  • 18.

    Kartachov, « Les voies de l’Unité », dans Rossija i latinstvo, Berlin, 1923, p. 143.

  • 19.

    Vsevolod lvanov, My – Kul’turno-istoriceskie osnovy russkoï gosudarsrvennosti, Izd. « Bambukovaïa Rossia », Kharbine, 1926.

  • 20.

    Evrasijskaïa Hronika parut de 1925 à 1928 d’abord à Prague pour ce qui est des quatre premiers numéros, puis à Paris. Le numéro X parut en 1928, ce fut, à notre connaissance le dernier. La publication est précieuse parce qu’elle fournit une chronique des conférences, séminaires et débats organisés par les Eurasiens ainsi que des polémiques qu’ils déclenchèrent. Elle donne assez souvent la parole à des contradicteurs. C’est une des publications qui permet d’esquisser la vie intellectuelle et politique de l’émigration dans les années 1920.

  • 21.

    Vassili Choulguine, la Résurrection de la Russie. Mon voyage secret en Russie soviétique, Paris, Payot, 1927.

  • 22.

    G. V. Vernadsky, Natchertarnié rousskoï istorii. Tchast’pervaïa, Evrazijskoe Knigoizdatel’stvo. Sans indication de lieu. 1927. On retrouvera plus tard les thèses de cet historien dans son grand ouvrage History of Russia, paru à Yale University Press, et en particulier au tome Ill : The Mongols and Russia et dans The Tsardom of Moscow 1547-1682, New Haven and London, 1969. Dans Natchertarnié, Vernadsky écrit : « Dans le processus de développement de l’empire russe la tribu russe non seulement a tiré parti des données géographiques du berceau eurasien, mais encore elle l’a pour une large part créé à son profit en vue de l’avenir, comme un tout unique, adaptant pour son bénéfice les conditions géographiques, économiques et ethniques de l’Eurasie. » Dans The Tsardom of Moscow, Vernadsky souligne toutes les vertus du royaume « eurasien » de Moscou qui sont symétriques de celles du royaume de la Horde : la tolérance religieuse en particulier. Le « tsar blanc » ne fait que poursuivre l’œuvre de la « horde blanche »…