
Les oppositions démocratiques en Turquie et en Iran sur la guerre en Syrie
Compte rendu de la réunion du Comité Syrie-Europe, Après Alep, le 9 février 2018
En Turquie - Béatrice Garapon[1]
De manière générale, les organisations de la société civile turque sont très affaiblies et contraintes au silence sur la Syrie. L’opération militaire turque sur Afrin, « branche d’olivier », change la donne : d’abord, parce qu’il y a un élan nationaliste de l’opinion en faveur de l’opération ; ensuite, parce que toute expression d’opposition est devenue encore plus difficile. Le 9 février 2018, dix-sept personnalités proches de la gauche ont été mises en garde à vue, dont la co-secrétaire générale du parti pro-kurde (HDP), Serpil Kemalbay, pour avoir exprimé leur opposition à l’opération.
L’aide aux réfugiés syriens
L’Union des médecins de Turquie, organisation professionnelle plutôt marquée à gauche, a protesté fin janvier contre l’opération turque en Syrie en disant que la guerre était un « problème de santé publique ». Le lendemain, onze membres de son équipe dirigeante ont été arrêtés et mis en garde à vue pour soutien à une organisation criminelle et incitation à la haine.
Les réfugiés sont uniquement traités par une agence publique, l’AFAD (Afet ve acil durumu), qui a été a été créée en 2009 pour la gestion des catastrophes naturelles et qui est directement rattachée au Premier ministre. Les organisations non gouvernementales (ONG) et les organisations internationales sont tenues à distance : le Haut-secrétariat des Nations Unies pour les réfugiés s’est plaint à plusieurs reprises de ne pas avoir accès aux camps de réfugiés.
Depuis le début de la guerre en Syrie, la question des réfugiés syriens est considérée comme extrêmement sensible. Les journalistes ont du mal à obtenir les autorisations pour pénétrer dans les camps de réfugiés.
En ce qui concerne les réfugiés dans les villes – la majorité des réfugiés syriens en Turquie aujourd’hui –, des petites ONG locales existent mais subissent une pression très forte du pouvoir, avec des descentes de police sur dénonciation du voisinage. Le racisme envers les réfugiés syriens est très fort et très préoccupant en Turquie[2].
Un des objectifs de l’opération militaire turque en Syrie est vraisemblablement de repeupler la région d’Afrin avec des réfugiés syriens.
Les partis politiques d’opposition
En Turquie, il existe trois courants d’opposition à l’AKP : l’extrême droite, divisée ; le CHP, le parti kémaliste ; et le HDP, qui représente le mouvement kurde.
L’extrême droite
L’extrême droite, en recomposition, est désormais représentée par deux partis : un ancien, dirigé par Devlet Bahçeli, et un nouveau, fondé en octobre 2017 par Meral Aksener. Devlet Bahçeli a fait alliance avec Erdogan, alors que Meral Aksener, qui a dénoncé avec vigueur les fraudes lors du dernier référendum constitutionnel, entend rester une force d’opposition.
Idéologiquement, ces deux partis sont racistes, font de la fermeté à l’égard des Kurdes la priorité absolue de leur programme et s’opposent à l’accueil des réfugiés syriens. Meral Aksener soutient l’offensive turque sur Afrin, mais veut que la Turquie discute de façon beaucoup plus ouverte avec Bachar el-Assad[3]. Globalement, les partis de l’extrême-droite ont défendent l’idée que la Syrie n’est pas le problème de la Turquie.
L’opposition kémaliste
L’opposition « kémaliste » du CHP soutient l’opération militaire en Syrie et, le 3 février 2018, son secrétaire général, Kemal Kiliçdaroglu, appelle le gouvernement à discuter avec Bachar el-Assad. Mais une frange minoritaire du parti, représentée par Muharrem Ince, est opposée à l’opération militaire en Syrie et soutient une alliance avec les Kurdes plutôt qu’avec l’extrême droite. Il a voté contre la levée de l’immunité des députés kurdes.
Par ailleurs, au sein du CHP, l’électorat alévi (une branche très hétérodoxe de l’islam) s’oppose à l’islam politique, tel qu’il est incarné par Erdogan ou par le djihadisme international. Il est donc plutôt favorables à Bachar el-Assad, qui est vu comme le défenseur des minorités et le grand rempart contre l’islam politique et le djihadisme.
Ozturk Yilmaz, un diplomate de carrière, qui a été nommé directeur des affaires extérieures au sein du CHP, était consul de Turquie au moment de la prise de Mossoul et a été pris en otage par l’Etat islamique. Il a critiqué l’incohérence de la politique du gouvernement turc, qui refuse le pouvoir de Bachar el-Assad mais qui, en même temps, coopère avec l’Iran et la Russie.
L’opposition kurde
Le HDP, principal parti légal qui représente le mouvement kurde, subit une pression terrible de la part du pouvoir. Selahattin Demirtas, le chef masculin du parti, est emprisonné depuis plus d’un an, menacé d’une peine de 142 ans de prison. Neuf de leurs députés sont en prison depuis un an ; six ont été démis de leur fonction ; les élus locaux sont remplacés par des fonctionnaires nommés par le gouvernement. Ils sont les plus virulents dans l’opposition à la guerre en Syrie.
Le 30 janvier, Serpil Kemalbay, la co-secrétaire générale du HDP avait déclaré que la Turquie serait jugée devant le Tribunal pénal international pour ses crimes de guerre en Syrie – elle faisait allusion aux victimes civiles de l’opération militaire entamée le 20 janvier. Cela a déclenché un coup de filet dans les rangs de la gauche et du mouvement pro-kurde : dix-sept personnes ont été mises en garde à vue.
Il y a encore une cinquantaine de députés du HDP au Parlement, dont Sirri Süreyya Onder, qui protestent de façon assez énergique contre la politique du gouvernement. Ils ont aussi plusieurs journaux et sites d’informations de bonne qualité : Evrensel, Birgün, Ozgür gündem (le journal a été fermé, mais le site d’information est maintenu).
Leur position vis-à-vis de la crise syrienne dépend de la question kurde : il sont méfiants vis-à-vis de l’Etat islamique et de l’islam politique et favorables à une alliance avec la Russie.
Les médias d’opposition
Mis à part les médias d’opposition liés à l’extrême-droite nationaliste, dans l’opposition libérale, il reste le journal Cumhuriyet. Son ancien rédacteur en chef, Can Dündar, a été condamné à cinq ans de prison et vit maintenant en Allemagne. Certains de ses journalistes sont en prison, mais le journal continue d’être publié, notamment depuis la France par Ahmet Insel.
Al-Monitor, un site d’information sur le Moyen-Orient, fondé en 2012 par un entrepreneur arabe, travaille depuis Washington avec des journalistes indépendants : leurs articles sont de très bonne qualité, à la fois en turc et en anglais.
En Iran - Marie Ladier-Fouladi[4]
La politique étrangère iranienne est fixée par le Guide suprême et le gouvernement est tenu de la suivre. L’opposition politique, telle qu’on la connaît dans les démocraties occidentales, n’existe pas. Sous la République islamique, il existe des factions politiques de tendance, au sein du pouvoir : les « réformistes », les « modérés » et les « fondamentalistes » ou « principalistes » (fidèles aux principes de la théocratie ».
La société civile, déjà faible suite à la répression violente du Mouvement vert de 2009, est paralysée. Les réformistes ont réussi à faire croire aux Iraniens que la citoyenneté se résumait au droit de voter pour les candidats « réformistes » présélectionnés par les instances du pouvoir. Le vote passé, les citoyens sont exclus de la vie politique. Ainsi, la République islamique a réussi à transformer les Iraniens en sujets non politiques. C’est la raison pour laquelle, en Iran, jusqu’à présent, à ma connaissance, aucune voix ne s’est levée pour dénoncer ou critiquer l’ingérence de l’Iran en Syrie.
Si l’un des slogans lors des protestations récentes en Iran était « Laisse tomber la Syrie, occupe-toi de nos problèmes », ce n’était pas par solidarité avec les Syriens, mais pour demander à l’État de ne pas dépenser pour cette guerre et d’utiliser cet argent pour son propre peuple. Le slogant aurait surtout été scandé par des ouvriers iraniens dont les salaires n’avaient pas été payés depuis plusieurs mois. Lors de la guerre au Liban en 2006 entre le Hezbollah et l’armée israélienne, l’État iranien a distribué 12 000 dollars américains à chaque famille protégée par le Hezbollah ; le 1er mai de l’année qui suivait, les ouvriers ont scandé « nous sommes tous des libanais », puis plus tard « Ni Gaza, ni Liban, ma vie pour l’Iran ».
Depuis 1980 et le déclenchement de la guerre Irak-Iran, la Syrie et l’Iran ont formé une alliance stratégique qui perdure. Les Pasdaran (les gardiens de la Révolution islamique, créée en mai 1979) forment les soldats, assurent la logistique etc., mais mobilisent des Afghans et Pakistanais chiites pour combattre aux côtés de l’armée syrienne. L’Iran est même allé jusqu’à accorder à ces Afghans et Pakistanais et à leur famille (descendante et ascendante) la nationalité iranienne. Cette politique démographique, favorisant l’augmentation rapide de la population nationale iranienne, chiite et fidèle à l’idéologie de la République islamique, traduit à la fois la volonté du gouvernement iranien de changer les rapports de force politiques internes au pays, mais aussi de faire perdurer une supériorité démographique régionale incontestable, et de renforcer l’existence de zones d’influences peuplées de chiites.
Cela a été clairement exprimé après l’annonce de la défaite de Daech : « Le fruit le plus important de la guerre contre Daech est qu’elle a accru l’autorité et le pouvoir de dissuasion de l’axe de la résistance dans la région. En réalité, il faut dire qu’avant Daech, les forces les plus efficaces de la résistance après l’Iran étaient le Hezbollah mais, au cours de ces dernières années, la capacité de cette résistance s’est accrue et une dizaine de groupes se sont organisés pour se joindre à cet axe ; sans cette guerre (dans une situation normale), il fallait une vingtaine d’années pour que de telles forces s’organisent[5] ».
[1] Docteure en science politique et post-doctorante associée au CETOBaC.
[2] Voir le rapport de International Crisis Group. En 2017, au moins vingt-quatre syriens sont morts dans des règlements de compte entre communautés.
[3] Même au sein de l’AKP, certaines voix se sont élevées en ce sens, et des canaux de discussions officieux ont été ouverts. Mais Erdogan, personnellement, a très mal réagi à ces déclarations. Les milieux islamistes ont en effet en horreur le régime syrien, notamment pour des raisons confessionnelles, l’alaouisme étant assimilé à une hérésie, et en souvenir de la terrible répression de Hama en 1984, organisée par Hassad el-Assad.
[4] Socio-démographe, directrice de recherche CNRS-EHESS (IIAC), elle est notamment l’auteur de Iran : un monde de paradoxes (l’Atalante, 2009).
[5] « Les nouveaux Hezbollah et l’extension de l’axe de résistance », Sobeh Sadegh [« Matin sincère », hebdomadaire proche des Pasdaran], le 4 décembre 2017.