Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Capture écran Twitter : Pont de Crimée, le 8 octobre 2022.
Capture écran Twitter : Pont de Crimée, le 8 octobre 2022.
Dans le même numéro

Ukraine- Russie : les ponts sont coupés

La contre-offensive russe dirigée contre les civils ukrainiens le 10 octobre 2022 a multiplié les bombardements frénétiques et aveugles. Dans un contexte où il se découvre contesté par la résistance ukrainienne, le pouvoir russe place le monde devant un dilemme intenable : donner satisfaction à l’agresseur, et sanctionner positivement son entreprise de prédation politique, ou le combattre et courir le risque d’une escalade nucléaire.

La réponse, le 10 octobre 2022, au sabotage du grand pont de Crimée, emblématique de l’emprise de Moscou sur la péninsule, au matin du 8 octobre, est dirigée contre des civils. Les centres-villes sont visés à des heures de grande affluence, à côté des centres névralgiques du pays. Mais la moitié des missiles a été interceptée et leur horrible mortalité, qui ne doit pas être banalisée, semble limitée par un manque de précision et de modernité technologique. L’attaque du pont de Crimée a versé peu de sang (mais toujours trop), alors que les bombardements russes n’expriment qu’une fureur vengeresse.

Le brillant sabotage rendait visible, mieux que les mots, en Ukraine comme en Russie, que le programme de l’invasion ne se déroule pas comme prévu, et il rappelait que la Crimée est ukrainienne. Les réseaux ukrainiens crépitent : « Bon anniversaire Vova [diminutif de Vladimir] : tu as de la chance d’avoir reçu un cadeau qui coûte cher ! » L’attente de la rétorsion posait à nouveau la question centrale qui hante tous les débats : jusqu’où le chef du Kremlin est-il capable d’aller ? Le matin du 10 octobre, il fait retour à la méthode utilisée à Grozny et à Alep : bombarder avec frénésie, détruire choses et êtres humains pour abraser toute résistance et tenter de rouvrir le front nord avec l’aide de la Biélorussie.

Comme dans les tragédies classiques, il n’y a pas de solution : soit l’agresseur gagne – et c’est l’impunité accordée au cannibalisme politique, et donc relancer la faim jamais assouvie du prédateur –, soit il perd, et l’agresseur agite la menace du nucléaire, dans un jeu d’allusions obliques. Le président américain a déclaré, le 6 octobre, que le risque était réel.

Huit mois plus tôt, le 24 février à cinq heures du matin, l’énormité du crime contre la paix en Ukraine avait coupé le souffle à de nombreux responsables politiques en Europe, que les déclarations de non-guerre de l’agresseur avaient lénifiés. Cette attaque imprévue est apparue comme d’autant plus violente que sa décision semblait gratuite, sans raison évidente : l’Ukraine n’était pas menaçante, l’Otan était en berne et le monde, qui avait accepté l’annexion de la Crimée, regardait ailleurs. Le président russe avait fini par consolider sa stature internationale : sa posture de « tsar qui redonne sa dignité au peuple russe » et d’allié majeur contre l’islamisme meurtrier (bien que l’ayant installé en Tchétchénie, protégé en Iran, reconnu le premier en Afghanistan, et souvent instrumentalisé de façon criminelle – l’histoire sera faite) préservait son image, malgré une trajectoire marquée dès le début par des crimes, des mensonges et des guerres sanglantes.

Sa double formation idéologique, les mafias russes et le KGB, s’est vue confortée par le succès, l’impunité qui s’ensuit et le vertige du pouvoir. Bien installé avec le temps et le travail des spécialistes du FSB (ex-KGB), qui anticipent les situations possibles, il a fait du mensonge politique une performance, de l’inhumanité une valeur, de la prédation un droit et de la cruauté un moyen – comme tous les autocrates. Avec le vieillissement, l’avidité croissante de celui qui a tout et cette panique paradoxale qui s’accroît avec la toute-puissance (la répression féroce de ses opposants, comme Alexeï Navalny, montre une grande peur), la prise d’indépendance de l’Ukraine depuis 2014 fut perçue comme une trahison. Fureur vengeresse du président : la propagande explique que non seulement l’Ukraine appartient à la Russie, mais qu’elle est russe ! Il s’agit non seulement de la posséder, mais d’en changer l’identité, de la faire renaître russe. Déporter (y compris de nombreux enfants) en Russie, déposséder, violer, détruire ce qu’on ne peut voler et, dans les régions occupées, tenter de changer de force le nom de sa nationalité sur son passeport, les récits des manuels scolaires, les noms de rues et les paroles des chansons populaires, etc. Le projet de « désukrainisation » des habitants dans les régions occupées est différent de l’entreprise de prédation et de domination politique : il s’agit d’anéantir l’identité nationale des victimes, pour leur en donner une autre de force, ce qui ouvre la porte aux crimes contre l’humanité.

Il s’agit d’anéantir l’identité nationale des victimes, pour leur en donner une autre de force.

Du côté des victimes, il est difficile de caractériser des crimes en train d’être commis et, plus ils sont énormes et massifs, moins ils nous touchent, suivant un mécanisme souvent décrit : l’extension à l’universel tragique de l’histoire humaine permet de tourner le dos aux crimes déjà floutés par leur effrayante énormité (les guerres sont atroces), alors que la proximité avec un seul d’entre eux nous rendrait fous… Il ne s’agit pas seulement d’indifférence morale, mais d’une incapacité cognitive. Et si prendre conscience, dans la profondeur de son intimité, qu’un génocide est en train d’être commis, entendre son infernale Mauvaise Nouvelle, était impossible ? Et si comprendre qu’il a vraiment lieu n’avait pour seul effet que de pousser en masse les témoins vers l’hôpital psychiatrique ou le suicide collectif, comme certaines populations décrites par les anthropologues, quand le monde est détruit par la pensée du mal qui s’y commet ? L’échec du « plus jamais ça » est impossible à accepter.

Mais les pâquerettes poussent à la lisière des charniers et « on peut brûler les enfants sans que la nuit remue » (Robert Antelme), et donc, chacun, ému par une seule mort, trouve la force de supporter le génocide d’un autre peuple. L’abstraction statistique, dont la sécheresse éponge le sang, nous rend insensibles et permet son usage pervers par Staline, auquel on attribue cette phrase de Kurt Tucholsky : « La mort d’un être humain, c’est une catastrophe ; cent mille morts, c’est une statistique ! »

Protégé par l’irréalité statistique, le spectateur est une proie facile pour la désinformation sophistiquée (et bien irriguée financièrement) du pouvoir russe et le saccage du mot de « génocide », victime collatérale du mensonge du Kremlin. La propagande de guerre russe est la reconstruction d’une réalité alternative grâce aux technologies actuelles, avec un contenu classiquement stalinien (l’ennemi est fasciste, nazi…). La rhétorique du retournement stupéfiant dans l’autre sens est désormais bien connue. Le mensonge politique n’a pas besoin d’être crédible ; il suffit qu’il s’impose comme version officielle pour être fonctionnel et permettre le passage à l’acte : sans propagande de guerre, pas de guerre. Et plus le mensonge est exagéré, moins son contenu a d’importance. Il devient une arme de guerre. Mais même pour ceux qui ne peuvent y croire, le simple fait d’entendre certains mots prononcés dans des situations officielles est d’une grande violence morale.

Quand le criminel usurpe la parole de ses victimes, il effectue une prédation de leur identité morale. Le rapt par l’assassin des mots qui expriment leurs valeurs les laisse sans voix. On connaît l’effet de brouillage et d’irréalité du faux. On connaît aussi le lien entre le faux et le sang : « Ceux qui peuvent vous faire croire à des absurdités peuvent vous faire commettre des atrocités », selon la citation apocryphe de Voltaire. Mais il y a en plus cette violence du mensonge mimétique, qui s’approprie les valeurs des victimes, privées de la force de leurs propres mots, tant l’écho infernal et avilissant de leur expression revendiquée par l’assassin en abîme l’énoncé.

Être obligé d’écouter le mensonge auquel on ne croit pas et de regarder le menteur outrageant les victimes est une grande violence morale. Les Russes sauront trop tard, lors d’un éventuel grand procès, à quel point ils ont été « possédés », eux aussi, par cette instrumentalisation de leurs valeurs.

C’est pourquoi le risque de dévoilement, pour le chef du Kremlin, est une terrible menace, qui s’ajoute à celle de perdre fortune et position : c’est une menace face à laquelle certains grands menteurs préfèrent tuer tout le monde et/ou se suicider. Mais notre despote du moment est peut-être aussi plus paniqué que prévu, et de plus en plus. Or c’est à la veille de sa pendaison que l’on fait preuve d’une remarquable intelligence, comme le disait souvent Pierre Hassner, se souvenant d’une phrase de Samuel Johnson. La peur qu’éprouve le despote en voie d’être vaincu, loin d’être terrifiante, selon l’image de la bête acculée, pourrait au contraire constituer un levier de changement…

Véronique Nahoum-Grappe

Véronique Nahoum-Grappe est anthropologue et ethnologue. Elle a travaillé sur la violence, les rapports entre les sexes, la dépendance (voir notamment Vertiges de l'ivresse. Alcool et lien social, Descartes et Cie, 2010 ; Du rêve de vengeance à la haine politique, Desclée de Brouwer, 1999). Tout en s'intéressant aux lieux de violence et de privation de liberté (camps de réfugiés en ex-Yougoslavie,…

Dans le même numéro

Chine : la crispation totalitaire

Le xxe Congrès du PCC,  qui s'est tenu en octobre 2022, a confirmé le caractère totalitaire de la Chine de Xi Jinping. Donnant à voir le pouvoir sans partage de son dictateur, l’omniprésence et l'omnipotence d'un parti désormais unifié et la persistance de ses ambitions globales, il marque l’entrée dans une période d'hubris et de crispation où les ressorts de l'adaptation du régime, jusque-là garants de sa pérennité, sont remis en cause. On observe un décalage croissant entre l’ambition de toute-puissance, les concepts-clés du régime et le pays réel, en proie au ralentissement économique. Le dossier de novembre, coordonné par la politologue Chloé Froissart, pointe ces contradictions : en apparence, le Parti n’a jamais été aussi puissant et sûr de lui-même, mais en coulisse, il se trouve menacé d’atrophie par le manque de remontée de l’information, la demande de loyauté inconditionnelle des cadres, et par l’obsession de Xi d’éradiquer plutôt que de fédérer les différents courants en son sein. Des failles qui risquent de le rendre d'autant plus belliqueux à l'égard de Taiwan. À lire aussi dans ce numéro : Le droit comme œuvre d’art ; Iran : Femme, vie, liberté ; Entre naissance et mort, la vie en passage ; En traduisant Biagio Marin ; et Esprit au Portugal.